Entretien avec Josselin Tricou, sociologue, auteur de « Des soutanes et des hommes » (Presses universitaires de France), et co-auteur du rapport de l’Inserm « Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église catholique en France (1950–2020) ».
Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour que la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) se mette en place ?
Il faut ramener ça à l’histoire récente. On ne parle réellement des violences sexistes et sexuelles dans les médias que depuis les années 1980. Depuis cette époque, beaucoup de cas concernant l’Église ont été révélés, des commissions ont été mises en place ailleurs dans le monde (Australie, États-Unis, Irlande, Allemagne), et la France semblait y échapper. Les évêques espéraient sans doute que les cas soient beaucoup moins nombreux en France, notamment du fait de la laïcité, du fait qu’il y ait moins de prêtres dans les écoles. Mais finalement, sous la pression de la mobilisation des victimes, sous la pression médiatique aussi, mais également parce que l’Église connaît un « passage à vide », est en perte de puissance, elle a mis en place cette commission. En un sens, elle s’est auto-contrainte à regarder en face la réalité. Et c’est ce qui s’est passé avec la remise du rapport de la CIASE mardi 5 octobre, qui est un rapport public, intégralement téléchargeable sur le site de la commission1.
Les chiffres qui ont été annoncés sont les suivants : 216 000 mineurEs abusés sexuellement depuis les années 1950, un chiffre qui monte à 330 000 si on inclut les laïcs au sein de l’Église. Peut-on se fier à ces chiffres, ou peuvent-ils être, malheureusement, sous-estimés ?
C’est avec l’équipe Inserm, composée de Nathalie Bajos, Julie Ancian, Axelle Valendru et moi-même2, que nous avons produit ces chiffres. C’est une estimation en population générale sur la base d’un échantillon de 28 000 personnes : dans la population française de plus de 18 ans, il y aurait 216 000 personnes déclarant avoir subi des violences sexuelles de la part de prêtres ou d’autres religieux. C’est une estimation moyenne, qui ne prend pas en compte les personnes décédées ni celles et ceux qui sont encore mineurEs.
Je voudrais souligner aussi que l’on a fait quelque chose d’un peu original par rapport aux autres enquêtes internationales : on a calculé la prévalence des violences sexuelles en fonction du taux d’exposition dans chacune des institutions ou instances de socialisation – la famille, l’école publique, le sport, les activités culturelles et artistiques… et l’Église. Et ce que montre notre enquête, c’est que là où il y a le plus de violences, c’est la famille : en France, on peut estimer à 5,5 millions le nombre de personnes abusées quand elles étaient mineures. Et la deuxième instance de socialisation la plus violente, c’est l’Église. Ce qui fait qu’aujourd’hui plus personne, je crois, ne peut remettre en cause le fait qu’il y a un problème interne à l’Église. Jusque-là, beaucoup de catholiques pouvaient dire « Oui il y a des cas de violences sexuelles dans l’Église, mais il y en a aussi à l’école, il faudrait s’y intéresser aussi ». Mais là ce dont on se rend compte c’est que l’école facilite moins les violences sexuelles que le fonctionnement de l’Église.
Par rapport à ces violences, il y a une importante omerta dans l’Église, et on l’a encore vu avec les déclarations qui ont fait suite à la publication du rapport, comme celle du président de la Conférence des évêques de France qui a expliqué que le secret de la confession était plus fort que les lois de la République.
À partir du travail que nous avons fait, sociologues et historiens, la commission a fait un certain nombre de propositions, dont le questionnement du secret de la confession, la confession étant ce sacrement délivré par les prêtres au nom de Dieu, pour laver et pardonner les péchés. Dans la loi française, la confession est reconnue comme relevant du secret professionnel, au même titre que ce qui existe par exemple pour les médecins. Je ne sais pas si le président de la Conférence des évêques était fatigué, si c’était intentionnel ou s’il a été piégé par les journalistes, mais effectivement il a affirmé que le secret de la confession était au-dessus des lois de la République, ce qui est faux3.
Dans le travail que l’on a fait auprès des victimes, on a vu à quel point la confession était un lieu privilégié pour les abuseurs, qui utilisent ce cadre dissymétrique et le secret qui l’entoure pour, soit abuser directement soit pour convaincre les victimes de se taire. Donc il y a une vraie question autour de la confession.
Mais dans le même temps le débat se concentre sur cette question, alors qu’il y a près d’une cinquantaine de propositions, donc il serait bien que le débat s’élargisse.
On imagine mal ce qui se serait passé si un imam avait dit la même chose…
Il est certain que la religion catholique n’a pas du tout la même position, en termes de privilèges sociaux, dans la société française, que l’islam. Donc un évêque qui dit ça, cela ne prête pas à grande conséquence. On imagine que si un imam avait dit la même chose suite à des révélations aussi monstrueuses, ça aurait généré une islamophobie décomplexée…
Au-delà de ça, on constate tout de même que, depuis la publication du rapport, même chez les catholiques conservateurs il y a des gens qui se rebiffent, qui exigent des comptes de leurs responsables, évêques et prêtres, et exigent des transformations. Donc le travail de la commission va peut-être générer quelque chose : on voit que l’infantilisation des fidèles catholiques ne fonctionne plus après cet événement.
Jusqu’à une remise en cause profonde du fonctionnement de l’Église ?
Avec la séquence Manif pour tous s’était installée dans le paysage une forme de catholicisme qui voulait faire croire qu’il était la seule bonne forme de catholicisme, et qui invisibilisait les catholiques plutôt progressistes, d’ouverture, il y a plusieurs termes pour les désigner. Et les révélations diverses, notamment l’affaire Preynat-Barbarin4, ont fait ressurgir au-dessus du seuil de visibilité médiatique un certain nombre de revendications qui étaient plutôt portées par les catholiques progressistes des années 1970-1980, qui avaient été cornérisées (place des femmes, ordination des femmes, égalité entre les laïcs et les prêtres, etc.). Ces revendications ont retrouvé une certaine légitimité, et sont portées aujourd’hui même par des catholiques plutôt conservateurs. Cela vient rompre le triomphe paradoxal de la Manif pour tous, qui avait perdu la bataille juridique mais emporté la bataille interne entre les courants catholiques. Il va falloir observer ce que cela va donner dans les mois à venir.
Propos recueillis par Diego Moustaki
- 1. https://www.ciase.fr/rap…
- 2. « Sociologie des violences sexuelles au sein de l’Église catholique en France (1950–2020) », septembre 2021, en ligne sur https://www.inserm.fr/ra…
- 3. La législation prévoit ainsi les cas où le secret doit être brisé, entre autres en ce qui concerne les violences sur mineurEs (article 434-1 du Code pénal).
- 4. Le prêtre Bernard Preynat a été condamné pour avoir agressé sexuellement des enfants entre 1972 et 1991. L’archevèque Philippe Barbarin a été accusé d’avoir couvert ces crimes sexuels, condamné en première instance puis relaxé par la cour d’appel et la cour de cassation.