L’annonce par le ministre de la Justice d’un plan de dix ans pour de nouvelles prisons est l’occasion d’établir un tableau de l’enfermement carcéral en France et également de faire le point sur les voies d’un renouveau de la conflictualité dans ce champ de la lutte des classes.
Les principaux médias n’ont fait que relayer la communication gouvernementale le 30 septembre 2016, jour de la visite de Jean-Jacques Urvoas à la maison d’arrêt de Fresnes. A l’issue de sa visite, le ministre de la Justice a promis la construction de plus de 10 000 cellules dans les dix ans à venir, afin, selon lui, « d’en finir avec la surpopulation carcérale » et d’assurer l’encellulement individuel, déjà inscrit dans une loi… de 1875 !
Pourtant, une vingtaine d’organisations qui suivent en permanence la situation dans les prisons avaient diffusé un dossier de presse dont est extraite une large part des informations sur lesquelles est fondé cet article. Pour sa part, Laurence Blisson, du Syndicat de la magistrature, n’a eu droit qu’à une poignée de secondes du 20 heures de France 2 pour dire que « plus on construit de prisons et plus on les remplit » au détriment des aménagements de peines et de l’accompagnement des personnes détenues.
L’augmentation du parc pénitentiaire : une fuite en avant inopérante
En 26 ans, près de 22 000 places de prison ont été mises en service : leur nombre est ainsi passé de 37 000 en 1990 à 59 000 en 2016, au grand profit des géants du BTP Bouygues, Eiffage et autre SPIE. Avec près de 70 000 personnes détenues au 1er juillet dernier, la France atteint des taux de détention inégalés.
Sur la même période, le nombre de détenus dépasse constamment le nombre de places disponibles. Le taux d’occupation des établissements pénitentiaires est ainsi toujours resté supérieur à 100 %, moyenne qui masque une réalité contrastée (voir tableau 1).
Les maisons d’arrêt (où séjournent les personnes en attente de jugement, ainsi que des personnes condamnées définitivement et dont le reliquat de peine est inférieur à deux ans) concentrent la surpopulation carcérale, les cellules de 9m2 partagées à trois ou quatre, avec des matelas posés au sol, et des conditions sanitaires scandaleuses. Au 1er août 2016, il y avait en maison d’arrêt un effectif total de 46 700 personnes détenues pour 33 600 places.
L’accroissement considérable du parc pénitentiaire n’a eu aucun effet sur la surpopulation. Plusieurs facteurs ont contribué à remplir les maisons d’arrêt :
• la suppression, par Sarkozy, de l’amnistie présidentielle qui libérait d’un coup 6 000 personnes ;
• de nouveaux délits passibles d’emprisonnement, entraînant une augmentation des incarcérations : racolage passif, occupation d’un hall d’immeuble, maintien irrégulier sur le territoire ou défaut de permis, etc. ;
• l’inflation de la comparution immédiate, qui conduit à un taux plus important de peines fermes (environ 70 %), plus longues que celles prononcées pour la même infraction par la juridiction ordinaire ;
• la détention provisoire, qui affecte 20 000 personnes présumées innocentes – plus d’un quart des détenu-e-s.
Les juges sont les premiers responsables directs de l’enfer des maisons d’arrêt : accros à la détention provisoire – dont ils devraient n’user qu’en dernier recours –, rétifs aux aménagements de peine, ils condamnent lourdement. La détention provisoire a augmenté de 11,5 % en un an.
L’OIP (Observatoire international des prisons) a pourtant démontré que l’aménagement des peines des 20 000 personnes condamnées à moins d’un an de prison permettrait au parc pénitentiaire actuel de respecter l’encellulement individuel.
Une évolution sans corrélation avec celle de la délinquance
L’augmentation de la criminalité sensée justifier l’aveuglement répressif du pouvoir et des juges se nourrit de « la médiatisation des faits divers et la succession d’attentats [qui] donnent l’impression d’une société de plus en plus violente. Pourtant, la part des personnes incarcérées pour homicide n’a cessé de diminuer depuis 1980, représentant moins de 10 % des détenus : les vols arrivent en tête des motifs d’incarcération, suivis par le trafic de drogue et les violences volontaires, puis les viols et agressions sexuelles, en diminution depuis 10 ans » (tribune de 62 universitaires publiée dans Le Monde le 22 septembre 2016).
La population incarcérée est en majorité composée de jeunes prolétaires peu ou pas qualifiés et souvent en grande précarité, ce qui a amené le sociologue Loïc Wacquant à parler de « prisons de la misère ». Le tableau 2 illustre parfaitement son propos : « A la régulation des classes populaires par ce que Pierre Bourdieu appelle "la main gauche de l’Etat", symbolisée par l’éducation, la santé, l’assistance et logement social, se substitue la régulation par sa "main droite", police, justice et prison, de plus en plus active et intrusive dans les zones inférieures de l’espace social. »
Par ailleurs, le taux de suicide parmi la population carcérale est dix fois supérieur à celui de la population générale.
Une résistance permanente
La résistance au système carcéral n’a plus l’intensité des années 1970 à 1975, au temps des révoltes de Toul et Nancy, mais cette résistance n’a pas cessé, malgré une répression sans commune mesure avec celle qui sévit à l’extérieur.
De 2008 à 2010, l’administration a recensé une moyenne de 760 « événements collectifs » en détention, avec une hausse notable (26 en 2009) des interventions des ERIS (GIGN pénitentiaire). Le plus souvent, la protestation prend la forme d’un refus de remontée de promenade ou d’un rassemblement dans les ateliers.
Le trimestriel L’Envolée a recensé huit établissements où, depuis 2012, des plateformes revendicatives ont été portées par des mouvements collectifs de prisonniers. : « Les prisonnier-e-s y dénoncent la surpopulation, les fouilles à corps, la multiplication des régimes différenciés, le prix des cantines et les salaires imposés par les entreprises privées cogestionnaires, le mitard et les peines de prison supplémentaires. Mais aussi le manque d’activités et de parloirs, le mépris des familles, des règlements intérieurs qui changent d’une prison à l’autre, les aménagements de peine inexistants. Ils exigent la fermeture définitive des quartiers d’isolement, des quartiers disciplinaires et la suppression des régimes fermés, véritables quartiers d’isolement, où l’administration pénitentiaire place les prisonnier-e-s pour une durée indéterminée. Ils demandent le rapprochement familial, ou à défaut des bons de transport pour les familles éloignées, le téléphone gratuit pour les indigents, l’abolition des expertises psychiatriques et que le code du travail s’applique en détention. Et surtout, qu’on leur donne toutes les remises de peine auxquelles ils ont droit. »
Parmi ces revendications, le rapprochement familial est l’une des plus sensibles mais, pour l’administration pénitentiaire, la sécurité l’emporte sur toute autre considération. Elle pratique des transferts de désencombrement (sic) en cas de sur-occupation, des transferts pour raisons disciplinaires après un « événement collectif » (255 pour la seule région de Lyon en 2011), ainsi que le « baluchonnage » en déplaçant en permanence les « guerriers », réfractaires au système carcéral. Ces transferts ont lieu le plus souvent sans préavis et sans tenir compte des situations personnelles. Les transferts sur demande se heurtent, eux, à des refus ou à la lenteur bureaucratique.
Les prises d’otages de Châteaudun et d’Alençon avaient pour cause des refus de transfert ; le blocage de l’autoroute du Nord et les destructions à la gare de Moirans et à la prison de Vivonne, des refus de permissions de sortie.
Des organisations démocratiques opiniâtres
Une vingtaine d’organisations actives sur l’enfermement ont signé un communiqué
(cf. www.oip.org) contre la construction de nouvelles prisons. Au côté des plus connues – la Ligue des droits de l’Homme, l’OIP ou les Syndicats de la magistrature et des avocats de France –, on note la présence d’avocats pénalistes (ADAP), d’A3D( Avocats pour la défense des détenus), de juges d’application des peines (ANJAP), de psys (ASPNP), de Ban public (qui recense les suicides en détention) et du Genepi (association née en 1976, qui pratique la « circulation des savoirs » en détention et se veut « militante, politisée et radicale »).
Cette galaxie constitue un bouclier de la société civile face au rouleau compresseur de l’Etat, lequel a, plusieurs fois, été condamné par le Conseil d’Etat ou la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) à la suite de recours introduits notamment par l’OIP et qui ont permis d’obtenir, par exemple, l’interdiction des fouilles à nu systématiques ou l’assistance d’un avocat devant la commission de discipline.
Des anti-carcéraux abolitionnistes
Composés d’ex-prisonniers ou de proches, le groupe autour du journal L’Envolée milite « pour en finir avec toutes les prisons » et se tient malheureusement, pour cette raison, à distance de la nébuleuse « réformiste ». Il diffuse des lettres de prisonnier-e-s, des récits de procès et coordonne une dizaine d’émissions de radio locales, très écoutées, qui font le lien entre l’intérieur et l’extérieur.
Pour L’Envolée, la prison est le ciment nécessaire à l’Etat qui permet au capitalisme de se maintenir. Prisons et Justice servent principalement à enfermer la misère. L’enfermement carcéral produit une peur nécessaire au maintien de cette société. Ces militants considèrent qu’il n’y aura jamais de mouvement efficace contre l’enfermement sans les enfermés eux-mêmes et que s’attaquer à l’une des modalités de l’enfermement, c’est s’en prendre à l’enfermement lui-même. C’est pourquoi ils appellent de leurs vœux la constitution d’une plateforme revendicative élaborée par les prisonnier-e-s et commune à tous les lieux de détention.
Bibliographie
- Dedans-Dehors, bimensuel de l’OIP.
- Le Passe-Murailles, bimensuel du Genepi.
- Prisonniers en révolte, Anne Guérin, Agone, 2014.
- La révolte de la prison de Nancy, dir. Philippe Artières, Le Point du jour, 2013.
- Les conditions de détention en France et Le Guide du prisonnier, OIP/La Découverte, 2012.
- Pour en finir avec la prison, Alain Brossat, La Fabrique, 2001.
- DVD Sur les toits, film de Nicolas Drolc, 2014.
- http ://multinationales.org/La-privatisation-rampante-des-prisons-francaises
Alex Thérier