Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 19h13.

Isabelle Garo. Foucault, Deleuze & Althusser. La politique dans la philosophie (André Tosel. Contretemps n°11)

Il est des ouvrages appelés à faire référence en leur domaine. Ce pourrait bien être le cas de cette étude d’Isabelle Garo qui, non seulement comble une grande lacune dans la connaissance d’une période particulièrement riche de la philosophie française avant et après la secousse de 1968, mais en donne une interprétation théorique de grande portée. Spécialiste reconnue de Marx - dont elle a analysé la thématique de la représentation - et des questions de l’idéologie, Isabelle Garo est une des organisatrices les plus actives sur le terrain philosophique, qui poursuit l’effort de critique et de reformulation du meilleur de ce qui se revendique de Marx, des marxismes et des pensées de la transformation aujourd’hui, pour saisir la nouveauté du capitalisme mondialisé. C’est elle qui, avec d’autres, anime le séminaire « Marx au XXIe siècle » qui, depuis plus de cinq ans, réunit des chercheurs et organise des rencontres dans le cadre de l'Université Paris-I, sous la houlette avisée de Jean Salem ; c’est elle qui est responsable de la G.E.M.E., la Grande Édition des œuvres de Marx et Engels en français, qui entend donner accès à ces classiques dans de nouvelles traductions.

La recherche nouvelle était en quelque sorte attendue, tant la référence à Marx a été décisive pour le développement non marxiste de deux des plus grandes œuvres philosophiques des années 1960 à 1980. Foucault et Deleuze ont été, avec Derrida dont la position est différente, des références stimulantes pour les générations qui se sont formées un peu avant, et encore après, la révolte de 1968. Isabelle Garo montre l’intrication permanente du positionnement politique et de l’innovation philosophique de ces deux auteurs. Celle-ci est considérable et tranche sur les formes alors dominantes de philosophie – phénoménologie spiritualiste, positivisme – unies par le même idéalisme moral et juridique. Elle montre comment ces œuvres croisent, mais en sens inverse, l’effort grandiose d’Althusser élaborant alors une philosophie qui se veut enfin matérialiste, et demeure encore un peu et autrement dialectique, pour donner à la révolution scientifique marxienne sa portée et son potentiel de rénovation scientifique et politique.

Sur le plan politique, Deleuze et Foucault rejettent le PCF dont ils redoutent la prise de pouvoir au sein de I’Union de la gauche ; ils vomissent le communisme despotique du XXe siècle et souhaitent le retrait de la pensée de Marx, dont ils utilisent cependant des séquences théoriques. Ils se posent – chacun à sa manière et pour une durée inégale – comme les penseurs d’une nouvelle politique de la plèbe et des marges, centrée sur les mouvements revendiquant des droits spécifiques (malades mentaux, prisonniers, homosexuels, minorités) et contestant le fonctionnement des appareils de discipline et de contrôle. Sur le plan théorique, le conflit social axé sur la lutte politique de classes est déclassé comme obsolète, tout comme perd son importance une stratégie se donnant pour enjeu la prise du pouvoir d’État et sa transformation. Les théories de l’exploitation du travail, de la soumission réelle des pratiques aux rapports de production capitalistes sont ignorées.

Ces œuvres éclatent au début des années soixante et s’élaborent jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Elles se produisent dans une conjoncture de grandes transformations. La grande industrie fordiste vit son ultime affirmation et entame son déclin. La classe ouvrière s’intègre dans un nouveau salariat où émergent aux côtés de couches de cadres techniques des couches d’employés. La Ve République, initiée par De Gaulle et structurée autour de son parti, impose une transformation décisive de la vie politique en l’organisant pour l’essentiel sur la présidentialisation et en concentrant le jeu des partis autour de deux formations, occupant le centre de l’échiquier et en marginalisant les extrêmes. Jusqu’en 1975, le capitalisme d’État connaît une phase d’expansion lui permettant d’augmenter de manière sensible le niveau de vie des classes laborieuses anciennes et modernes et de faire de la production et de la consommation le nouvel axe économique. Le mouvement ouvrier conserve sa fonction de structure porteuse. 1968 est l’année pivot, en ce que les forces d’opposition classique conduites par le PCF tiennent le choc face à ce qui est l'un des plus grands mouvements de masse du siècle qui conteste l’hégémonie gaulliste.

Mais l’inversion de tendance commence avec les difficultés du PCF à comprendre la révolte qui prend à contre-pied la stratégie d’Union de la gauche, dernier avatar du frontisme. Simultanément, la nouvelle gauche se structure ; elle se veut autogestionnaire et experte tout à la fois et trouve dans la stratégie de Mitterrand l’occasion de former le nouveau Parti socialiste. Le plan international est bouleversé. Le camp socialiste, dirigé par l’URSS, manifeste son incapacité à se réformer et à allier démocratie et efficacité. Si les États-Unis, puissance hégémonique, connaissent un échec cuisant au Vietnam, ils peuvent l’emporter sur le socialisme réel en faisant valoir la démocratie comme garante des droits de l’homme et de la prospérité. Devenue une idéologie de pointe dans le combat antitotalitaire, qui réunit la nouvelle gauche et les libéraux, la thématique des droits de l’homme contribue à délégitimer un communisme qui va découvrir qu’il est à bout de souffle.

La critique de l’État, du déterminisme économiste, la remise en cause de l’utopie collectiviste, la montée de l’individualisme éthique et politique qui fait sa jonction avec l’individualisme méthodologique et économique, s’accusent au tournant des années quatre-vingt quand commence l’offensive néolibérale contre le Welfare State et alors que la mondialisation du capitalisme s’accélère avec sa financiarisation. Les penseurs qui ont commencé à envisager un rapport nouveau entre politique et philosophie fondé sur le devenir actif du peuple sont pris à contre-pied. Le déclin du mouvement ouvrier communiste s’accélère en 1989 avec la fin de l’expérience commencée en 1917, mais l’expérience sociale-démocrate, même majoritaire à gauche, est tout autant privée à court terme de pensée politique et de stratégie.

Est-ce à dire que la lutte des classes, surdéterminée autant qu’on voudra, se soit achevée et que l’exploitation capitaliste élargie au monde demeure une positivité inventive de formes et libératrice de possibilités ? Marx est-il obsolète ? Isabelle Garo montre que ces refus et ces silences, dans les cas de Foucault et de Deleuze, n‘ont pas empêché la production de deux pensées extraordinairement créatrices et sensibles à la mutation d’époque. Ils l’ont à la fois rendue possible et limitée. L’ouvrage peut ainsi suivre les déplacements de problématiques et de conjonctures. C’est une déconstruction de la métaphysique partagée qui est le socle de leur pensée et de leur différenciation. Tous deux placent leur recherche sous le refus de toute dialectique, qu’elle soit idéaliste ou matérialiste. Hegel est le grand ennemi qui entend subsumer sous une synthèse l’identité de la différence et de l’identité, qui postule la grande aventure du développement du Sens, depuis l’Origine vers sa Fin qui le récapitule, qui fait créance à la négativité. Peu importe que ce procès soit sans sujet, il est obéré par la recherche d’une garantie dans une finalité ontologique.

Les notions de totalité expressive, de contradiction, de négation et de négation de la négation sont congédiées au profit de l’apposition et de l’opposition, de la pluralité infinie de singularités se combinant en configurations provisoires. Ces présupposés critiques sont devenus des éléments du sens commun postmoderne, mais c’est en ces années et par ces auteurs qu’ils s’affirment dans leur virulence critique. Ils se soutiennent d’un recours commun à Nietzsche et à Heidegger, d’une attention à l’épistémologie historique française (Bachelard, Cavaillès, Canguilhem) et s’ouvrent sur la prise en compte des révolutions dans les sciences de la nature (Deleuze surtout avec Simondon) et des sciences humaines (Freud, Lacan, Levi-Strauss, la linguistique).

Cette nouvelle donne récuse Sartre et la théorie de l’intellectuel engagé dans des partis. Elle implique le refus de l’humanisme marxiste ou chrétien, qui mythifie l’homme en sujet de l’histoire inconscient des processus, et qui font de toute position de sujet centré une illusion et un effet de structures. Elle a pour présupposé politique commun une hostilité sans faille au PCF jugé dogmatique, totalitaire, et incapable d’action politique transformatrice, hors le schéma usé d’Union de la gauche. Elle invalide toute l’expérience communiste, surtout après le reflux de l’onde de 1968. L’URSS n’est pas remplacée par la Chine après l’échec de la révolution culturelle. Cet échec de plus en plus patent conduit à rechercher une issue dans une nouvelle gauche appelée à se diviser très vite en gauchisme rebelle libertaire, voué à la marginalisation, et en social-libéralisme, chantre de la démocratie et des droits de l’homme, réconcilié avec le néo-capitalisme et le néolibéralisme, soumis dans l’impuissance consentante à la démesure dévastatrice de la mondialisation

C’est dans le contexte de ces conditions en transformation rapide de 1960 à 1990 qu’Isabelle Garo analyse ces trois figures emblématiques que sont Deleuze, Foucault et Althusser, en prenant pour fil conducteur le rapport à Marx, au savoir marxien de la société et aux luttes politiques de classe. L’ouvrage se construit en trois parties consacrées respectivement à chacun des trois penseurs, Foucault l’artificier, Deleuze le réfractaire, Althusser la sentinelle qui est en quelque sorte le plan de réflexion et de récurrence de toute la construction sans en être le dépassement. Isabelle Garo fait apparaître l’entrelacs du politique et du philosophique et ne sous-évalue jamais l’apport proprement théorique de ces trois figures, même si elle ne s’attarde pas sur les éléments qu’une nouvelle critique pourrait en tirer.

Foucault est donc l’artificier des certitudes des philosophies du sujet émancipé et du progressisme qui ont dominé jusqu’aux années soixante. Il peut d’abord opérer la prise en compte des grands partages occidentaux de la raison et de la folie, de la normalité et l’anormalité, de la moralité et de la délinquance, en les désinscrivant toujours davantage du matérialisme historique, initialement invoqué pour rendre compte de la causalité sociale de la maladie mentale. Sur cette base, s’ouvre la tâche de constituer le champ fécond des savoirs-pouvoirs, des procédures de discipline, formatrices d’individualités et pas seulement de leur répression. Ce champ n’est pas théorisé par Marx, voué à une conception trop instrumentale des macropouvoirs de l’État souverain. Il révèle et construit le champ alternatif des micropouvoirs dans ces institutions disciplinaires que sont l’hôpital, psychiatrique ou non, la prison, l’armée, l’école, l’usine (analysée pour une fois en utilisant des textes du Capital). Place est faite à l’intellectuel spécifique, qui renonce à sa magistrature de prophète de la Vérité et se limite à des études de régimes singuliers de vérité historique relative et provisoire.

L’intellectuel spécifique s’engage dans des luttes pour des libertés apparemment locales, mais radicales, comme le Groupe information prison. Cette activité micropolitique consonne avec les aspirations de la seconde gauche dans sa phase critique (la CFDT autogestionnaire, avant son tournant gestionnaire). Cette entreprise doit épistémologiquement s’éclairer sur elle-même et entreprendre une extraordinaire histoire des formations discursives et de leurs ruptures dans le monde moderne. Foucault, avec Les Mots et les Choses, produit son ouvrage le plus ambitieux qui excède l’histoire de la pratique théorique, de ses moments de ses coupures et de la reproduction du partage entre sciences et idéologies. Il refuse ainsi une articulation avec la proposition de philosophie marxiste qu’Althusser élabore. Foucault va plus loin : il refoule Marx dans le XIXe siècle, dans une épistèmé du travail datée, dans l’économie politique moderne, essentiellement œuvre de Ricardo. La valeur travail a fait son temps et, avec elle, la théorie de la plus-value, celle des contradictions entre capital et travail, même si Surveiller et punir exploite les descriptions marxiennes du travail ouvrier pour illustrer ce qu’est une stratégie disciplinaire.

Le tournant libéral de Foucault s’amorce vite, avec la montée en force de la catégorie de totalitarisme, avec le soutien donné aux nouveaux philosophes et à la religion des droits de l’homme couvrant la dépolitisation en cours. Ce tournant, contemporain des impasses du mitterrandisme, s’accuse avec les cours au Collège de France sur la gouvernementalité et sur le biopouvoir (Sécurité, territoire, population, en 1977-1978 et Naissance de la biopolitique, en 1978-1979), mais il demeure comme en l’air. Avec le second moment du tournant libéral, l’artificier fait même sauter cette fois la figure d’anarchiste libertaire, à laquelle il s’était laissé identifier. Mais il s’agit d’autre chose que de mutation idéologique. Foucault, en effet, développe toujours des analyses originales concernant les technologies de pouvoir : tant critiquées, elles se révèlent fécondes et porteuses de recherches nouvelles. L’enquête historique sur les pratiques disciplinaires du monde moderne découvre la positivité de l’invention de normes dans la production des savoirs-pouvoirs. Comment penser cette entreprise de normativisation qui n’est pas simple normalisation répressive ? Il faut revenir sur l’État, jusqu’ici considéré macropouvoir à mailles trop larges. L'État, conjuré en tant que Souverain Un, se rend nécessaire dans la gestion pastorale des populations ; il s’inscrit comme institution au service de la gouvernementalité d’une société qui apparaît toujours davantage structurée par un capitalisme indépassable. La question est celle de savoir qui les pratiques de gouvernementalité laissent mourir et qui elles font vivre.

Le marxisme est de nouveau l’obstacle à l’intelligence de la société, mais sous un aspect nouveau. Importe le bien-être d’une population que menacent à parts égales l’État souverain et nationaliste du siècle passé – qui organisait dans sa division meurtrière la lutte des races – et l’État du Welfare, hanté encore par la lutte des classes. Foucault établit ici une équation stupéfiante et provocatrice entre lutte des races et lutte des classes. Suivant le même mouvement d’innovation et de glissement, il a cependant le mérite énorme, en ces années, de faire preuve d’une lucidité sans égale : il comprend que désormais après l’épuisement du socialisme et du communisme, le néolibéralisme sous sa forme allemande (ordolibéralisme) ou américaine (libertarisme) est la seule théorie en prise sur le réel. Mais la lucidité cette fois est relative. Sauf démenti que pourrait accréditer une lecture des Dits et écrits de cette période, elle n’est suivie d’aucune réserve critique, d’aucune nostalgie pour les luttes des plèbes contre les mécanismes et institutions disciplinaires. Foucault reconstruit ce néolibéralisme comme management total, se ramifiant dans l’automanagement consenti des individus dans toutes leurs pratiques. La disqualification de Marx et du marxisme est achevée.

Deleuze le réfractaire demeure fidèle à son esprit de révolte lors du procès de dépolitisation, accéléré après l’échec du socialisme français. Marx n’est disqualifié qu’en tant que disciple de la dialectique, de ses garanties impossibles et de ses illusions. Hegel est grossièrement diabolisé sans la moindre justice. Deleuze nourrit cependant un projet théorique tout aussi énorme que celui de Foucault et manifeste une inventivité conceptuelle exceptionnelle, déployée en une multiplicité d’analyses aussi déconcertantes, parfois, que riches. Il entend produire et une philosophie, et un nouveau matérialisme historique. Si Foucault disqualifie Marx et éconduit Althusser, tout se passe comme si Deleuze entendait se substituer à Althusser et voulait réussir une entreprise de même ampleur, en produisant tout à la fois une autre image de la pensée autrement différenciée et un savoir de la société capitaliste plus matérialiste que celui de Marx, même revu par Althusser.

D’une part, la philosophie prend la forme d’une ontologie différentialiste de la multiplicité vitale en incessante différenciation. Spinoza, Nietzsche, Bergson remplacent Hegel. Cette ontologie se nourrit, en explicitant leurs concepts, des recherches sur les processus d’individuation physique, chimique, biologique, psychique et collective de Gilbert Simondon ; elle se féconde des sciences sans prétendre les dominer. L’ontologie vitaliste exclut toute négativité, donne leur importance aux rencontres des singularités, aux conjonctions et disjonctions que l’on ne peut saisir que par le milieu, leur milieu circonstancié, en devenir, sans origine ni fin. Elle est théorie du flux contingent de la vie, qui exclut toute prétention de la représentation, de la négativité et de la finalité. Cette nouvelle image de la pensée rend possible une saisie du monde moderne, du capitalisme, qui s’articule à une politique libératrice des flux vitaux.

Deleuze, certes, salue plusieurs fois et très tôt l’effort d’Althusser et de son équipe – notamment la théorie de la contradiction devenue surdétermination, la notion de tout articulé à dominante, l’importance des concepts de conjoncture. Mais il n’accepte pas que la philosophie et le savoir de l’histoire aient pour présupposés et destinataires le parti ou l’État. Les événements de 1968, la collaboration avec Félix Guattari, une convergence avec le Foucault analyste des processus disciplinaires et de la résistance des plèbes, constituent le présupposé de la transformation directe de l’ontologie de la différenciation en théorie du capitalisme et en politique des minorités. Isabelle Garo fait apparaître qu’il s’agit bien de se substituer à Marx et au marxisme, même rénové, d’Althusser.

Dans les deux volumes de Capitalisme et schizophrénie, l’Anti-Œdipe et Mille plateaux, la critique de l’économie politique devient celle de l’économie libidinale, au nom de l’équivalence entre production de biens et production désirante. Deleuze, l’anti-hégélien, restaure une étrange philosophie de l’histoire en trois périodes – sauvage, barbare, civilisée – où le capitalisme, qui définit la période de la civilisation, marque l’émergence inédite des flux économiques et de la déterritorialisation, emporte les codes des modes de production préexistants qui avaient fait de l’État-Despote le moyen de territorialiser les désirs dans des espaces striés et de les capturer sous des codes. Le paradoxe du capitalisme est qu’il instaure l’illimitation sans retour des flux et s’impose une régulation limitative par l’État et la famille. Il capture la production désirante dans le triangle familialiste du complexe d’Œdipe, « papa, maman et moi », et il subjective les individus en les assujettissant sous la reconnaissance de la Loi, en laquelle se réfléchit le surcodage de l’État libéral.

S’est évaporée la problématique marxienne et althussérienne des rapports de production, de l’articulation des pratiques, de l’exploitation du travail, de la lutte de classes et de l’investissement et de la transformation des Appareils idéologiques d’État. Tel est le prix à payer pour la mise en place d’un nouveau matérialisme historique, qui se veut supérieur, plus matérialiste que celui qu’il entend remplacer. La seule classe active est désormais la bourgeoisie. Le prolétariat cesse d’être une référence. Seules sont désormais dotées d’une puissance vitale les marges de la société, qui récusent tout surcodage capitaliste, toute limite imposée aux flux de la production économique et de la production désirante, donc tout État mais aussi tout parti.

La révolution cède la place à la rébellion des minorités, aux lignes de fuite qui permettent de déjouer le surcodage et font de la schizophrénie, non une maladie mentale, mais la réappropriation du désir. Deleuze, en acceptant l’infini des flux marchands dans l’échange et la consommation, accepte à sa manière un hypercapitalisme qui consonne avec le néolibéralisme. Mais, à la différence de Foucault, il maintient avec une obstination remarquable la critique du capitalisme au nom de la production désirante et du devenir-minorité. Il ne se range pas à la lucidité sceptique de Foucault, qui a fait sa paix relative avec le néolibéralisme promu comme conception du monde efficace et unique Alors que le flot de la contestation a été noyé dans les flux économiques de la contre-révolution libérale, il s’obstine seul dans une critique qui nous laisse en héritage la question ouverte de l’articulation des luttes de classes et des luttes des minorités, ainsi que la question de la liaison entre l'inconscient de la mégamachine désirante et l’inconscient psychique.

L’entrée en mondialisation du capitalisme, l’aggravation des dévastations humaines et écologiques, l’apartheid, les crises qui humilient et appauvrissent les peuples, la capture de l’individualité par l’idéologie managériale que chacun doit subjectiver, tout cela interdit aujourd’hui un traitement de Marx aussi drastique ou désinvolte, mais tout cela autorise un retour critique sur ces philosophies inspirées et riches, mais équivoques. Cet inventaire – qu’Isabelle Garo s’est donné pour tâche – doit viser une éventuelle réappropriation des éléments féconds qui les caractérisent, mais il ne peut plus s’effectuer sur le dos de Marx, ni sur la réduction et la distorsion des meilleurs éléments de sa critique, ni sur sa disqualification. On comprend qu’Isabelle Garo donne à Althusser la fonction d’une sentinelle, tout en contestant son projet ainsi que les diverses rectifications qu’il s’impose jusqu’à l’autoliquidation.

Althusser a tenté un rapprochement avec ces grandes innovations, en acceptant de partager des présupposés communs ; il a tenté d’élaborer une philosophie définie comme épistémologie de la découverte scientifique de Marx – la critique de la société régie par le mode de production capitaliste, ce cœur de la science du continent histoire – ; il a visé une réforme de la révolution communiste bloquée et une relance politique du mouvement communiste. Althusser a bien perçu l’urgence d’une réforme d’une dialectique privée de garanties historicistes et économistes. Il a partagé avec Foucault et Deleuze la déconstruction d’inspiration nietzschéenne et heideggerienne de la métaphysique, des catégories de sens, d’origine et de fin, de contradiction principale et de négativité, la critique de la notion de sujet constituant au profit de la notion de procès sans sujet. Il n’a pas été avare de reconnaissance à l’égard de ces deux penseurs auxquels il a emprunté – notamment à Deleuze – la thématique de l’événement rencontre contingente de termes disjoints. Mais le mouvement inverse n’a pas eu lieu.

Au gré de rectifications, d’autocritiques, voire d’autoliquidation, Althusser a maintenu les concepts critiques de l’être socio-historique et il a élaboré des catégories nouvelles en matière d’idéologie. Il a surtout lié philosophie et politique, lutte philosophique et lutte politique. Il a maintenu, même dans le cadre problématique du matérialisme aléatoire, l’objectivité de concepts nécessaires pour l’intelligence du néocapitalisme. Il a montré leur insuffisance et leurs limites et il n’a cessé d’indiquer les chantiers d’une nouvelle pensée critique. Isabelle Garo voit cependant dans l’abandon de plus en plus accusé de la négativité de la dialectique la forme des rectifications qu’elle juge équivoques et contre-productives. Elle y voit la cause de l’incapacité du marxiste qui voulait penser la liaison de la structure et des conjonctures à produire de réelles analyses concrètes de situations concrètes et la raison d’un glissement sans garde-fou dans une doxa post-moderne sans prise politique. Que faire du Marx fondateur de la science du continent histoire quand a disparu le destinataire de son appel, à la réforme, le mouvement ouvrier ? On pourrait trouver trop expéditif ce jugement qui fait d’Althusser la sentinelle sans pitié pour le retour d’un passé d’échec et d’erreurs, sans appui ni destinataire effectif, sentinelle du vide, qui attend un autre commencement, après la fin du communisme soviétique et des partis communistes.

Isabelle Garo, historienne, appelle en théoricienne et militante à commencer à remplir ce vide… L’agenda théorique est ainsi mis à jour par cette étude irremplaçable. On pourrait cependant se demander s’il n’importerait pas d’intégrer cette analyse des équivoques dans une tentative d’intégration des points hauts des auteurs étudiés. On ne sait pas suffisamment quel est le Marx encore actif, celui qui doit se féconder dans une nouvelle synthèse avec ce qu’il y a de meilleur chez ses interprètes. Gramsci le savait, pour qui la vraie critique était celle des points hauts. On peut invoquer la dialectique et sa défense, mais alors quelle dialectique et quelles catégories ? Isabelle Garo a raison de ne pas transformer en idoles ses auteurs et de les discuter, entreprise si rare dans un pays de culture toujours courtisane. Mais ce travail, ce bilan exploratoire ne sont pas achevés. Il ne pourra pas être tiré de conclusion, sans recours à cette étude précieuse en son ordre.

André Tosel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56