Publié le Lundi 7 juillet 2014 à 15h24.

« Le devoir même de la philosophie politique contemporaine... »

L’expression « termes de la politique » joue sur le double-sens du mot « terme » qui désigne à la fois le lexique politique lui-même et ses limites. Esposito constate que certains vocables ont été vidés ou détournés de leur sens : liberté, démocratie, communauté, entre autres.

Réactiver une véritable philosophie politique, une ontologie politique, suppose de les redéfinir. 

 

1- Esposito rappelle qu’étymologiquement le mot liberté a un sens affirmatif, qu’il se rapporte « à une expansion, à un épanouissement, à un développement commun et qui met en commun. »

On est loin de son usage néolibéral : la liberté entendue comme un repli individualiste, une propriété privée (« C’est mon choix »), une autodéfense personnelle négative. La fonction idéologique de cette définition restrictive est évidente : masquer la nécessité à laquelle nous sommes soumis, pour que l’on se croie libre dans de multiples prisons, portatives ou non. 

Prise dans une logique d’exclusivité (la liberté pour certains) et d’exclusion (l’absence de liberté pour les autres), cette conception ne garantit les droits imprescriptibles dont elle se réclame qu’à un nombre de plus en plus limité d’individus. 

Pour Esposito, au contraire, pas de liberté sans « expérience » de la liberté, sans libération commune.

 

2- La « communauté », à son tour, est faussement comprise comme une forme de repli sur soi élitiste : petite société choisie, peuple élu, race supérieure, rêve d’auto-transparence fusionnelle excluant toute altérité. On sait les ravages sanglants qu’une telle clôture a produits au xxe siècle...

Pourtant le radical de communitas : munus, signifie don à faire (non à recevoir), obligation et par là même, il désigne aussi une perte, un manque. La communauté n’a de sens que tournée vers ce qui lui est extérieur ; ce qu’elle donne et ce qui lui manque, l’ouvrent sur autrui. 

Mais la communauté humaine repose sur un paradoxe insurmontable : elle est nécessaire et impossible, impossible et nécessaire. Nécessaire, parce que depuis toujours nous vivons en commun, impossible parce qu’en se refermant sur son identité propre, en voulant s’accomplir en niant le commun, elle se renie elle-même et risque de s’autodétruire. Cet inaccomplissement structurel, cette faiblesse constitutive expliquent le recours à un État – le Léviathan de Hobbes en est le prototype – fondé sur la contrainte et sur la violence. 

 

3- Quel concept s’oppose à celui de communauté ? Celui d’immunité, et ils ont le même radical. S’immuniser a aussi deux sens : se protéger du danger que constitue l’autre et s’exonérer des règles communes. Au lieu de s’ouvrir, les communautés humaines divisées cherchent à s’immuniser les unes des autres. 

Contrôle des flux migratoires, funeste concurrence des monothéismes niant l’altérité, actualité des guerres « préventives » et virtualité d’une guerre « totale » : le monde globalisé est pris dans un délire immunitaire devenant une thanato-politique, non plus une politique pour la vie mais une politique de la mort qui détruit y compris ceux qu’elle prétend défendre.

 

4- La spécificité du nazisme était d’être une biopolitique, une biologie politiquement réalisée : son acharnement à sauver la vie de la « race supérieure », à l’immuniser de tout germe infectieux, a produit non seulement l’extermination des juifs mais aussi un rêve final d’autodestruction apocalyptique. C’est le télégramme envoyé du bunker par Hitler : « Tuez-les tous ! »

Esposito montre comment le triptyque du nazisme : vie, race, biologie, dans une biopolitique d’État (renversée en thanato-politique), est transposé aujourd’hui dans le néolibéralisme. C’est la thèse essentielle de son « interprétation philosophique du vingtième siècle » : la politique sur la vie a été déplacée de l’État à l’individu… individu dont le corps est pris dans un réseau de sollicitations et de prescriptions esthético-medico-légales placées sous le signe faussement bienveillant d’autorités marchandes. 

Contre toute politique sur la vie, il émet l’hypothèse d’une politique de la vie : « Une conception de la norme qui soit immanente aux corps, et non pas imposée de l’extérieur, une rupture avec l’idée fermée et organique du corps politique, au profit de la multiplicité de la « chair du monde », […] une politique de la naissance comprise comme production continue de la différence, par rapport à toute pratique identitaire. »2

Tout en récusant la pertinence historique et philosophique du concept de totalitarisme, assimilant nazisme et stalinisme en tant qu’exaspérations monstrueuses d’une source démocratique et historique unique (pour certains, la Révolution française), il constate que le paradigme du communisme, fondé sur  l’histoire, la classe, l’économie s’est épuisé lui aussi, mais que les horreurs du communisme « réel » n’invalident pas la recherche de nouvelles perspectives pour le commun, l’en commun.

 

Ces textes, d’une grande exigence théorique, nous concernent. Il serait intéressant de les confronter aux enjeux stratégiques qui sont les nôtres.

La crise systémique du capitalisme redonne toute leur pertinence aux termes d’histoire, de classe, d’économie : de quoi sont-ils aujourd’hui le nom, de quelles centralités stratégiques sont-ils porteurs ? 

De Michel Foucault, Esposito reprend l’« ontologie de l’actualité »: dégager de l’amas des faits les lignes de forces du présent, identifier ce qui permettrait son renversement. Cette tâche n’est-elle pas celle de la  communauté  qu’est le parti, elle aussi impossible et nécessaire, en manque de révolution mais ouverte à sa possibilité et fondée sur une compréhension commune des événements et des tâches3 ?

Enfin, la façon dont Esposito résume le devoir de la philosophie politique contemporaine : « … libérer simultanément la liberté du libéralisme et la communauté du communautarisme »4, ne saurait nous laisser indifférents…