Publié le Lundi 3 janvier 2022 à 23h51.

Réformisme et bureaucratie, étoiles jumelles

Pratiquement dès sa naissance ou en tout cas dès ses premiers développements numériques et institutionnels, le mouvement ouvrier a été confronté au réformisme et à son corollaire la bureaucratie.

Comme le souligne Ernest Mandel, le développement d’organisations de masse politiques ou syndicales nécessite la création d’un appareil, en partie composé de permanents. Cet appareil tend à s’autonomiser et certains de ses membres peuvent capter des privilèges.  Une séparation des « dirigeants » qui se construit sur l’acquisition de compétences, de spécialisation technique, de pouvoir de décision, de possibilité de représentation. La détention de postes d’élus accroit les risques de bureaucratisation.

Premières analyses

Robert Michels dans son ouvrage Les partis politiques1 basé en grande partie sur l’étude du parti social-démocrate allemand a été parmi les premiers à théoriser le rapport entre bureaucratie et réformisme basés sur la naissance d’une oligarchie incontournable, selon lui, dans toute forme d’organisation. Dans le même temps Rosa Luxemburg, confrontée à la réalité de la dégénérescence de ce même parti à partir des thèses révisionnistes de Bernstein, entreprend d’en analyser les racines plus spécifiquement politiques, idéologiques. Pour Bernstein, le développement harmonieux du capitalisme de la fin du XIXe siècle permet d’assurer des améliorations régulières de la condition de la classe ouvrière et des classes moyennes, notamment par les pressions exercées par les syndicats et rend improbable voire inutile une rupture brutale avec le système. L’accroissement de la place prise par le parti social-démocrate allemand au Parlement résoudrait la question politique du pouvoir sans affrontements violents. Pour Rosa Luxemburg, « la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation. D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société2. »

En ce qui concerne le mouvement syndical, Gramsci est radical : « La nature essentielle du syndicalisme est concurrentielle, elle n’est pas communiste. Le syndicat ne peut être un instrument de rénovation radicale de la société́ : il peut offrir au prolétariat une bureaucratie expérimentée, des techniciens experts en questions industrielles de portée générale, il ne saurait être la base du pouvoir prolétarien… Le développement normal du syndicat est caractérisé par une décadence continue de l’esprit révolutionnaire des masses : quand la force matérielle augmente, l’esprit de conquête s’affaiblit ou disparait complètement, l’élan vital s’épuise, l’intransigeance héroïque fait place à l’opportunisme, à la pratique de la politique du beurre sur le pain3 ».

Tentatives de rupture…

Mais au regard de l’histoire, c’est le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui va marquer la trahison des partis socialistes qui, soutenus par une large partie du mouvement syndical, des deux côtés du Rhin, s’engage dans le soutien à leurs bourgeoisies respectives. C’est la doctrine de l’Union nationale, de l’Union sacrée, qui va justifier ce ralliement rendu possible par l’échec des perspectives de grève générale contre la guerre, portées notamment par la CGT, en France.

Face à cette situation Lénine tente de fonder une analyse du phénomène sur des bases plus économiques : « On conçoit que ce gigantesque surprofit (car il est obtenu en sus du profit que les capitalistes extorquent aux ouvriers de “leur” pays) permette de corrompre les chefs ouvriers et la couche supérieure de l’aristocratie ouvrière. Et les capitalistes des pays “avancés” la corrompent effectivement : ils la corrompent par mille moyens, directs et indirects, ouverts et camouflés.

Cette couche d’ouvriers embourgeoisés ou de  “l’aristocratie ouvrière”, entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde, est le principal soutien de la IIe Internationale, et, de nos jours, le principal soutien social (pas militaire) de la bourgeoisie. Car ce sont de véritables agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, des commis ouvriers de la classe des capitalistes (labour lieutenants of the capitalist class), de véritables propagateurs du réformisme et du chauvinisme. Dans la guerre civile entre prolétariat et bourgeoisie, un nombre appréciable d’entre eux se range inévitablement aux côtés de la bourgeoisie, aux côtés des “Versaillais” contre les “Communards4” ».

Dans la foulée de la révolution russe, Lénine revient sur l’analyse du réformisme incarné par le « renégat » Kautsky. Cette fois c’est sur la question de la rupture révolutionnaire que Lénine insiste : « Kautsky a altéré de la façon la plus inouïe l’idée de dictature du prolétariat, en faisant de Marx un vulgaire libéral, c’est-à-dire qu’il est tombé lui-même au niveau du libéral qui, débitant des platitudes sur la “démocratie pure”, masque et estompe le contenu de classe de la démocratie bourgeoise, redoute plus que tout la violence révolutionnaire de la part de la classe opprimée. En “interprétant” l’idée de “dictature révolutionnaire du prolétariat” de façon à en éliminer la violence révolutionnaire de la classe opprimée sur les oppresseurs, Kautsky a battu le record mondial de la déformation libérale de Marx. Le renégat Bernstein n’apparaît plus que comme un roquet à côté du renégat Kautsky5 ».

À la sortie de la Première Guerre mondiale, la rupture organisationnelle est rapidement consommée entre la IIe internationale « réformiste » et la IIIe internationale « révolutionnaire ». Dans quelques pays se maintiendront au sein de l’internationale II 1/2, quelque temps, des organisations refusant cette rupture (notamment USPD en Allemagne, SPÖ en Autriche, PSOE en Espagne et ILP en Grande-Bretagne).

… de courte durée

Mais l’isolement de la révolution russe va rapidement transformer la IIIe internationale en instrument du maintien au pouvoir de la direction stalinienne en URSS et imposer un cours réformiste et une bureaucratisation brutale à l’Internationale communiste. De son côté la IIe internationale va tenter une synthèse théorique entre le libéralisme des partis bourgeois et le socialisme. La démocratie et le pluralisme politique deviennent deux notions phares dans la pensée sociale-démocrate. Si le programme « économique » reste voisin de celui de l’IC stalinisée avec les politiques de nationalisation de pans entiers de l’économie visant une transformation de l’intérieur du système capitaliste, le projet social-démocrate efface la nécessité de la rupture avec l’appareil d’État bourgeois. De l’autre, la IIIe internationale stalinisée, tout en continuant de s’affirmer révolutionnaire, devient une force de conservation sociale, politique et idéologique au sens où la défense des intérêts ouvriers est subordonnée aux intérêts de l’URSS et à ses tractations avec les États capitalistes. La sanglante victoire de régimes fascistes en Italie, Allemagne et Espagne entraîne un affaiblissement dramatique de l’ensemble des forces du mouvement ouvrier. À l’exception de la France où le mouvement de grève de Juin 36 fournit l’occasion d’un renforcement à la fois de la SFIO, du PCF et de la CGT (réunifiée) qui tout en réussissant à maintenir le mouvement dans le cadre du système ont obtenu la mise en place d’un ensemble d’institutions, d’un système de représentation de la classe ouvrière qui servira de base aux politiques de collaboration de classe qui prendront leur essor au lendemain du conflit mondial. À cette occasion, Trotsky tentera de reprendre une analyse des partis réformistes dans la situation particulière du mouvement gréviste en produisant des analyses du PCF et de la SFIO avec la préoccupation de parvenir à faire pièce au Front populaire en lui substituant la tactique de Front unique. Une tactique au fondement de la IIIe internationale devant permettre d’entraîner les réformistes sur la voie d’un processus révolutionnaire. Tactiquement, Trotsky défend la nécessité de faire de l’entrisme dans la SFIO en s’appuyant sur les analyses respectives du PCF et de la SFIO. « Le parti socialiste, n’est un parti ouvrier ni par sa politique ni par sa composition sociale. C’est le parti des nouvelles classes moyennes, fonctionnaires, employés, etc. partiellement celui de la petite bourgeoisie et de l’aristocratie ouvrière6 ». Et des deux partis « ouvriers » : « Les deux partis (SFIO et SFIC) représentent des organisations centristes avec cette différence que le centrisme des staliniens est le produit de la décomposition du bolchévisme, tandis que le centrisme du parti socialiste est né de la décomposition du réformisme7 ».

La domination de régimes fascistes, le pacte germano-soviétique en 1939 et la Seconde Guerre mondiale auront pour conséquence une réorganisation importante du mouvement ouvrier avec la quasi-disparition des Partis communistes d’Allemagne, d’Espagne, leur affaiblissement en Italie et France de même que celle des partis sociaux-démocrates. Pendant le conflit mondial, le maintien, la renaissance de certains (en particulier des partis communistes français et italien) se fera au travers de la participation à la résistance aux régimes dictatoriaux empreinte d’un nationalisme voire d’un chauvinisme qui permettra leur intégration aux gouvernements et aux régimes mis en place à la sortie de la guerre.

Éternel recommencement ?

Le redéploiement économique de l’après-guerre, sur fond de destructions massives, va s’adosser à des gouvernements de collaboration de classe au niveau politique en liaison avec une intégration du mouvement syndical. Le tout peut se résumer dans les messages dictés de Moscou et portés par Thorez : « Un seul État, une seule armée, une seule police », puis dans le cadre de la « Bataille de la production », l’injonction : « Produire, faire du charbon : C’est la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français ! » Une politique qui ne s’avérera pas si facile à tenir pour les communistes en situation de guerres coloniales et de répression de grévistes sur fond de (re)mobilisations ouvrières tandis que les sociaux-démocrates, dans toute l’Europe occidentale, gèrent désormais loyalement les affaires de la bourgeoisie et mènent en France la sale guerre d’Algérie.

Jusque dans les années 68, la relative embellie économique et sociale associée à la collaboration des partis réformistes puis à la mise en place du régime autoritaire de la Ve République et la surexploitation des travailleurs immigrés vont permettre une modernisation de la société française. La réorganisation des rapports aux principales colonies et la mise en place de la Françafrique avec la complicité de la SFIO et la bienveillance du PCF vont aussi contribuer à cette relative prospérité, englobée sous le vocable trompeur des Trente glorieuses. C’est, pour les partis communistes, l’époque du « passage pacifique au socialisme » malgré l’évidence des leçons à tirer de l’expérience chilienne.

Les partis réformistes vont largement bénéficier de cette situation pourtant contradictoire. Les liens avec les syndicats (PS-FO/CFDT, PCF/CGT) confortent l’image de partis « ouvriers », défendant un autre type de société, alternatif au gaullisme, au capitalisme. L’ampleur des mouvements à dimension internationale de la fin des années 60 va convaincre les dirigeants du système capitaliste à revoir complètement les rapports sociaux, le partage des richesses en s’appuyant sur les crises économiques justifiant un développement gigantesque du chômage. À l’image de ce qu’ont entrepris Thatcher et Reagan, la célèbre déclaration de Denis Kessler : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance8 ! », résume, pour la France, les objectifs du patronat, toujours d’actualité. Un tournant dans la situation politique qui va conduire la social-démocratie au social libéralisme et le PCF à un affaiblissement considérable victime collatérale de la chute du mur de Berlin et perte de crédibilité des tactiques d’unité de la gauche. Diminution des résistances,  poids du chômage et disparition de repères alternatifs poussent la CFDT vers une collaboration de classe ouverte, aidée par le patronat et les gouvernements de droite et de gauche, et affaiblissent une CGT où déstalinisation se confond avec dépolitisation et difficulté à mobiliser et accompagnement des reculs au travers notamment des « diagnostics partagés » et des tractations permettant de sauvegarder des pans des appareils9. Les longs passages aux gouvernements du PS et du PCF, sous différentes formes de Mitterrand à Hollande, avec le soutien plus ou moins ouvert des organisations syndicales, va creuser un fossé toujours plus large et profond avec les classes populaires contribuant largement au développement de l’abstention lors des échéances électorales. Avec comme dégâts collatéraux la progression des idées réactionnaires et l’élargissement de l’impact électoral des partis représentants de cette mouvance.

Déjà, lors des mobilisations de la fin des années 60, partis et syndicats se sont placées à la marge du mouvement tentant de l’enfermer sur des revendications immédiates classiques. Dans le même temps où s’affaiblissent les mobilisations centrées sur les questions sociales sur fond de montée du chômage, les mobilisations à dominante plus « sociétales » se développent : chômage, féminisme, antiracisme, écologie, ZAD, élargissant la composition sociale des participantEs et souvent empreintes d’une plus grande radicalité. Et, pour l’essentiel, les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier se sont peu impliquées dans ces mobilisations. Des situations qui vont se reproduire avec les mobilisations des Gilets jaunes.

Dans les années 80, toutes les directions des partis sociaux-démocrates européens se rallient au social-libéralisme et selon les paroles de Michel Rocard considèrent clairement désormais le capitalisme comme « un horizon indépassable ». Affaiblies dans leur « cœur de métier », certaines organisations réformistes résistent (c’est le cas en Allemagne, par exemple). D’autres, en particulier en France et en Italie, voient leurs effectifs, leurs audiences électorales fondre voire s’effondrer. Leurs capacités de mobilisation s’amoindrissent, laissant les mains libres aux contre-réformes menées par les gouvernements successifs (souvent à direction sociales-démocrates). En France, d’un côté le PS, le PCF10 ou les Verts centrent leurs activités politiques sur les élections pour essayer de sauver leur « patrimoine » électoral qui au travers de mandats, commissions diverses, aides diverses depuis le canton jusqu’à « Bruxelles » ou « Strasbourg » contribuent largement à leur survie économique. De l’autre, les organisations syndicales sont largement dépendantes financièrement des institutions représentatives du personnel, commissions paritaires multiples, cabinets d’expertise, mutuelles, formation professionnelle.

L’indispensable résistance

La logique de la dialectique des conquêtes partielles, au cœur des analyses de Mandel sur la bureaucratie11, se retourne contre le mouvement

ouvrier traditionnel, contre le réformisme. Baisse de la conflictualité sociale, affaissement du niveau de conscience, affaiblissement et adaptation idéologique des appareils, alimentent une spirale

régressive difficile à inverser. Une logique difficile à contrecarrer dans une période de reflux des mobilisations. Les partis révolutionnaires peuvent de façon volontariste essayer de préserver leur orientation et un fonctionnement relativement démocratique. En ce qui concerne les organisations de masse telles que les syndicats, si les pistes existent pour éviter les dérives, celles-ci sont difficiles à mettre en œuvre. La rotation des responsabilités est rendue difficile en cette période de disette de mobilisations, de pénurie militante et largement entravée par les politiques de discrimination et de répression patronales. Il en est de même de l’existence d’une « démocratie ouvrière » dans les débats, le fonctionnement ou dans les mobilisations qui se heurte également aux résistances des appareils.

De fait les contributions se multiplient qui (re)posent la question de la nécessité des organisations de masse du mouvement ouvrier12, les voies de leur reconstruction13 pendant que se multiplient les réflexions sur les modifications de la structuration de la classe ouvrière, des classes populaires et les mutations du travail. Si le maintien, le développement des mobilisations actuelles (santé, fermetures de sites, suppressions d’emplois, salaires) est une condition nécessaire à la reconstruction d’un mouvement ouvrier « de masse et de classe » , selon une vieille formule, les voies, les formes et la stratégie suscitent autant de débats que de certitudes, alors que l’alternative « socialisme ou barbarie » est plus que jamais d’une actualité brûlante.

  • 1. Titre initial : Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, 1914, Nouvelle édition, 2015, traduction de l’allemand, présentation et annotation par Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, « Folio essais ».
  • 2. Réforme sociale ou révolution, 1899.
  • 3. Syndicats et conseils, Antonio Gramsci, Ordine Nuovo, 11 octobre 1919.
  • 4. L’impérialisme, stade suprême de l’évolution du capitalisme, 1916.
  • 5. La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918).
  • 6. Le mouvement communiste en France, Éditions de Minuit, page 472.
  • 7. Le mouvement communiste en France, Éditions de Minuit, page 439.
  • 8. Article de Denis Kessler dans la revue Challenges le 4 octobre 2007.
  • 9. Adrien Thomas, Une privatisation négociée. La CGT à l’épreuve de la modification du régime de retraite des agents d’EDF-GDF, Éditions l’Harmattan, 2006.
  • 10. Julian Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, coll. « Contre-feux », 2014.
  • 11. Ernest Mandel, De la bureaucratie, écrit pendant les années 1965-1967. Cahier « Rouge », éd. La Brèche, 1978.
  • 12. Loren Balhorn, « La classe travailleuse peut-elle se passer de partis de masse ? » Revue Contretemps, du 15 au 22 novembre 2021 https://www.contretemps….
  • 13. Roger Martelli, « Le peuple et la gauche », lundi 22 novembre 2021. ESSF Débat (France)