Dégradation de locaux, manifestations contre les migrants, menaces… les extrêmes droites font toujours parler d’elle, y compris en plein mouvement social. Le Rassemblement national (RN) est même montré comme un débouché politique de la mobilisation. De quoi est réellement faite la menace des extrêmes droites, au-delà des formules toutes faites sur « l’extrême droite en embuscade » ou la « montée en flèche des violences fascistes ». Le mouvement pour les retraites est une occasion pratique de dévoiler le projet antisocial du Rassemblement national (RN). C’est aussi l’occasion de pointer les faiblesses du mouvement ouvrier sur la question des extrêmes droites.
Le RN se réjouit de l’image positive de Marine Le Pen dans de récents sondages. Mais pourquoi constaterait-on l’inverse ? Ces sondages n’interrogent pas la lutte immédiate pour les retraites. Leurs questions portent sur les présidentielles. Or, depuis deux élections, Marine Le Pen se maintient au second tour. Le RN a explosé ses espérances avec un groupe parlementaire jamais vu. Après avoir axé sa campagne sur le « pouvoir d’achat », Marine Le Pen se pose en opposante principale à la relative majorité macronienne. Que l’audience de Marine Le Pen pour les présidentielles recule mécaniquement et brusquement avec l’émergence d’un mouvement social serait improbable.
Le « bloc de souche »
Un sondage IFOP, réalisé les 28 et 29 mars auprès de 1 000 personnes, confirme son statut de candidate sérieuse : « proche des préoccupations des français », « attachée aux valeurs démocratiques », avec une « stature présidentielle », « compétente » et « capable de réformer le pays ». Cette image positive est majoritaire à la fois chez les chômeurs/ses, les dirigeantEs d’entreprises et les salariéEs du privé. Un autre sondage de l’IFOP effectués sur 1 000 personnes, les 30 et 31 mars, donne une intention de vote pour Marine Le Pen équivalente à celle d’octobre 2022. Un sondage ELABE interroge 1 800 personnes entre les 3 et 5 avril, sur leur vote au premier et au second tour si la présidentielle de 2022 avait lieu de nouveau. Marine Le Pen reste à quelque 30 % au premier tour puis est donnée victorieuse au second tour. Ces sondages sont à considérer avec toute la prudence nécessaire. Ils donnent malgré tout des éléments. La candidate Marine Le Pen n’est pas affaiblie par le mouvement social, y compris sur sa base populaire. Mais l’opposante n’est pas portée par un raz-de-marée, alors qu’une mobilisation sociale est en cours.
La stratégie du RN, y compris dans cette séquence sociale, est largement basée sur les mouvements d’opinion. Depuis 2016, Marine Le Pen sollicite les conseils de Jérôme Sainte-Marie, ancien de BVA et Harris, aujourd’hui à la tête d’une boîte de sondage, Polling vox. Jordan Bardella lui a confié une prestation pour créer l’« école théorique » destinée à transmettre une doctrine aux militants. Jérôme Sainte-Marie n’est pas le premier conseiller, plus ou moins officiel, venu de l’extérieur du parti pour alimenter le cercle dirigeant autour de Marine Le Pen. Son rôle dans cette école visant à « promouvoir une nouvelle élite issue du peuple » (Jordan Bardella) laisse entendre que la relation est étroite. En matière d’analyse sociale, le RN se nourrit largement de son apport. Auteur de Bloc contre bloc, la dynamique du Macronisme, en 2019, un « bouquin vraiment intelligent » selon Marine Le Pen, il réitère avec Bloc populaire, une subversion électorale achevée, en 2021. Jérôme Sainte-Marie s’intéresse aux soutiens politiques et électoraux d’Emmanuel Macron. Ceux que Marine Le Pen définissait, pour la revue Éléments en novembre 2022, comme les « patriciens d’aujourd’hui […] davantage une oligarchie qu’une élite », une « caste […] qui ne croit plus en la France et envisage avec mépris et condescendance le patriotisme qui anime tant de Français de tout milieu », composent pour Jérôme Sainte-Marie un « bloc élitaire ». Sainte-Marie fait remonter son émergence au pacte de responsabilité, véritable cadeau de Hollande et Valls au patronat en 2014. Selon Sainte-Marie, les sociaux-libéraux mettent ainsi fin au clivage droite-gauche.
Inspiré par un « gramscisme », Jérôme Sainte-Marie voit les Gilets jaunes comme l’émergence d’un « bloc populaire ». Ce mouvement dialectique face au « bloc élitaire » serait une réaction spontanée à la « crise du consentement ». Jérôme Sainte-Marie lui donne des contours de classes : ouvriers, employés, travailleurs indépendants et jusqu’aux artisans, commerçants, et petits patrons, qui tous partageraient une certaine unité dans la sphère de la production. Les traits idéologiques majeurs du « bloc populaire » seraient son souverainisme, sa crainte de l’immigration et son rejet du « progressisme » de Macron. Jérôme Sainte-Marie reconnaît que ce bloc reste « une possibilité » dans son expression politique. Mais il a déjà décelé un processus de traduction électorale en direction de Marine Le Pen. Au milieu de ses pourcentages, Sainte-Marie confond un peu la part des catégories populaires dans le vote pour Marine Le Pen à la part du vote pour Marine Le Pen dans les catégories populaires. Bien qu’il prétende s’en tenir à une stricte analyse « de classe » et se distinguer des approches géographique (Christophe Guilluy) et identitaire (Patrick Buisson), en vogue aux extrêmes droites, Jérôme Sainte-Marie réduit le « bloc populaire » à un bloc « de souche » et l’enferme dans des réflexes réactionnaires et xénophobes. Comme beaucoup de commentateurs, il avalise l’idée que « la » « gauche » ne s’intéresse plus à la question du travail et n’a plus rien à dire aux salariéEs. Partant du constat réel d’une certaine trahison sociale-libérale, les contempteurs de la « gauche » cherchent surtout à délégitimer les courants qui articulent toutes les formes d’oppressions, sans abandonner la centralité de l’appropriation du surproduit social.
Bref, le RN est tout désigné pour incarner politiquement ce soi-disant « bloc populaire », taillé pour lui. Sainte-Marie se propose donc, contre rémunération, d’aider le RN à parachever cette incarnation. Il lui reste à trouver comment dépasser une contradiction majeure, qu’il a lui-même repérée : le « bloc populaire » mû par un réflexe de classe (en soi) se tournerait vers une organisation politique nationaliste qui nie la lutte de classe. Jérôme Sainte-Marie parle alors d’un « vote de classe non désiré ». Commentant l’un de ses sondages pour la revue Éléments, au sujet de la protestation et la désobéissance, il indique : « parmi ceux du Rassemblement national [les sympathisants], la propension à la contestation est moindre ; comme si en attendant leur éventuelle victoire au niveau national, ils se faisaient moins d’illusion sur l’usage des modes protestataires ».
Diluer les questions sociales dans le nationalisme
L’attitude actuelle du RN peut être analysée à partir de ces éléments. Sa logique de prise du pouvoir est strictement institutionnelle et électoraliste. La séquence de mobilisation sociale est un exercice pratique pour affirmer son opposition forte et déterminée… mais raisonnablement parlementaire. Le RN désarme la mobilisation : il n’est pas en mesure de proposer des réponses immédiates, ni aucune perspective aux salariéEs qui contestent la réforme des retraites, sinon l’adhésion, immédiate, et le vote, en 2027. Dans son appel, Jordan Bardella indiquait le 22 mars que la bataille était déjà pliée : « il vous reste entre les mains les armes les plus fortes et les plus puissantes : votre vote et votre engagement ». Le RN n’a pas contribué à construire ce mouvement social. Mais il l’a approuvé et cherché à ne pas se couper des manifestantEs et des grévistes. Marine Le Pen a besoin de s’appuyer sur des foules, pour justifier son assise populaire. Cependant l’épreuve de force émanant des salariéEs n’est vue au RN que par le biais des difficultés engendrées par un arrêt de l’économie. Ce rapport démagogique aux mobilisations l’amène très vite à rejoindre le parti de l’ordre, face au risque de transcroissance du mouvement. Si ses militantEs et cadres ont été invisibles dans les manifestations, le RN n’a pas pour autant réduit son activité militante, en parallèle de la mobilisation, avec une campagne sous le mot d’ordre « où va notre argent ? », pour dénoncer beaucoup de choses : les taxes et le « racket fiscal », le financement de l’UE, le coût de l’immigration, les salaires qui stagnent, l’effondrement des services public et… la retraite à 64 ans.
En 2020, la presse se faisait écho de cadres du RN jugeant que Marine Le Pen devait abandonner le fétiche des 60 ans. En 2022, Marine Le Pen revient sur la mesure « phare » de son programme social, sans avoir l’air de rompre avec une mesure populaire. Le RN propose désormais un système d’augmentation progressive en fonction de l’âge d’entrée dans la vie active, où le départ à 60 ans, avec 40 annuités, se limite aux débuts de carrière avant 20 ans. Bien que le RN ajoute une mesure d’indexation sur l’inflation, le rétablissement de la demi-part fiscale pour les veufs et veuves et fixe un plancher pour les pensions et allocation de solidarité à 1000 €, il ne propose sur le fond ni une réforme majeure, ni une mesure de progrès, ni une solution pérenne. Le financement est renvoyé à la lutte « contre les fraudes de l’immigration, l’assistanat, l’évasion fiscale ». Le volume des cotisations se résout par la natalité et le fait de « privilégier l’activité […] à la poursuite d’étude supérieure » en confiant la formation des jeunes aux entreprises. Comme l’ensemble des extrême droites, pour ou contre l’allongement de la durée de cotisation, le RN avance les mêmes solutions : politique familiale, lutte contre l’immigration et réindustrialisation. Salaire socialisé… l’expression est inconnue au RN. Travailler moins, travailler mieux, travailler touTEs : dérouler les mesures derrière ce simple slogan revient à fragmenter le vernis social du RN. Qu’elles soient favorables ou pas à cette réforme, les extrêmes droites ont tendance à chercher d’autres raisons à la colère sociale, pour diluer la question spécifique des retraites, des salaires et du temps de travail.
D’autres courants d’extrême droite manifestent aussi leur opposition : Cocarde étudiante, très proche des positions du RN ; Action française, qui suit le « pays réel » ; ou groupes locaux inspirés par le nationalisme-révolutionnaire et le catholicisme social, plus ou moins organisés en réseaux. Malgré leurs illusions, aucune organisation d’extrême droite n’aurait la capacité d’orienter à la base un mouvement social. Ces courants, animés par de jeunes nationalistes souvent proches de la nébuleuse violente, sont à l’affut des opportunités, comme les actions rappelant celles des Gilets jaunes, hors des cadres habituels politiques ou syndicaux. C’est dans ce contexte que peuvent subvenir des cas de violences.
Un mouvement social exacerbe les velléités agressives de cette nébuleuse jeune et violente. Elles se manifestent déjà, selon les villes, à des niveaux de violences variables et impliquant des effectifs mouvants. La carte des attaques sérieuses contre la mobilisation des retraites correspond à celle des villes, déjà connues pour abriter des noyaux de jeunes nervis. Milieu jeune propice aux confrontations violentes, cristallisées par la question des blocages, les universités sont le siège de tensions classiques entre bloqueurs et anti-bloqueurs, mais aussi d’actions opportunistes de la nébuleuse violente, aimantée par toute apparition de gauche et « antifa ». Il ne s’agit cependant pas d’une offensive organisée à l’échelle du pays. Mais leur prise de confiance ne peut qu’amplifier le bruit de fond actuel des violences d’extrême droite.
Combattre le renforcement du RN
Chacun avec leurs méthodes, sans liens structurels, toutes les organisations d’extrême droite visent à délégitimiser voire chasser la « gauche ». S’ils manifestent leur rejet de la réforme, ces courants nationalistes interviennent largement en extériorité à la mobilisation. Les extrêmes droites, RN y compris, n’ont pas les capacités militantes à imbiber une mobilisation sociale. En revanche leurs idées continuent de percoler. Les commentateurs politiques tiennent pour acquis que Marine Le Pen tirera profit du mouvement social. Certes, le RN peut surfer sur un mouvement massif, surtout si l’onde s’amenuise. Une fois la mobilisation éteinte, les salariéEs, nourri des luttes menées, retrouveront-ils leurs réflexes réactionnaires ou seront-ils séduit par Marine Le Pen ?
Électoraliste, le projet à court terme de Marine Le Pen reste celui d’une politicienne démagogue : rassurer sur sa crédibilité institutionnelle pour accéder au pouvoir. L’objectif du RN, assené depuis le second tour de 2022, est sa « conquête du pouvoir ». Outre son affichage en parti de gouvernement, le RN a de plus en plus la prétention d’être un parti de masse. En mars 2023, il revendique 40 000 adhérents et plus de 1 000 élus entre les collectivités locales, le parlement européen et l’Assemblée. « Depuis l’été 2022, nous avons gagné un tiers d’adhérents en plus et de nouveaux profils qui viennent enrichir la base du RN, mais qui ont aussi une demande : la formation politique et intellectuelle […]. Le Rassemblement national doit plus que jamais occuper l’espace de la bataille culturelle, l’espace métapolitique, et prendre toute sa place dans ce combat » affirme Jordan Bardella au lancement de sa nouvelle école de formation. Le nombre d’adhérents et de cadres, même pléthoriques et bénéficiant d’une « rétribution symbolique du militantisme » ne suffira cependant pas à constituer un « parti de masse », sans relais profonds dans la société civile.
La capitalisation électorale de Marine Le Pen sur la colère sociale n’est pas assurée. Mais le mouvement ouvrier ne doit pas attendre, passif, qu’une issue favorable se dessine. Se pose alors la question des contours d’une campagne permanente, offensive et adaptée. Quelques pistes méritent d’être réfléchies. La nébuleuse violente, cantonnée à une sphère très jeune, parfois en germe et non mature politiquement, doit être traitée d’un point de vue technique. Se pose ici la question cruciale de l’autodéfense, pensée collectivement, débarrassée du folklore des gros bras, mais discrète et convaincante. À plus long terme, contrer le développement des groupes locaux et leur potentielle influence dans la jeunesse,
nécessite d’intervenir sur le terrain social et (contre-)culturel. Au-delà de la fermeture des locaux fascistes, c’est l’ouverture de deux, trois… de nombreux espaces de socialisation que le mouvement ouvrier doit avoir comme mot d’ordre. Concernant le RN, l’urgence est de briser sa prétention à incarner politiquement un soi-disant « bloc populaire », en fracturant la prétendue unité idéologique de ce bloc et en semant le doute dans la base populaire de Marine Le Pen ; marteler que le RN n’est pas utile, voire néfaste, pour s’opposer efficacement à la politique anti-
sociale du gouvernement ; démontrer que son discours social est une supercherie. La deuxième urgence est de dévoiler la dangerosité de son projet, indissociablement lié à des visées xénophobes, basé sur la préservation d’une illusoire unité nationale, apaisée par la collaboration de classe… mais maintenue par un exercice autoritaire et répressif du pouvoir.
Aucune organisation n’est en mesure, seule, de s’atteler à ces tâches. La lutte contre les extrêmes droites nécessite des pratiques unitaires. Unitaires mais non pas homogènes et nivelées sur le plus petit dénominateur commun. Les cadres unitaires collectifs sont à construire comme des espaces ouverts et démocratiques de débats et de polémiques. C’est la condition pour élaborer les solutions pour faire reculer les
extrêmes droites. Les éléments de bataille idéologique contre les extrêmes droites recoupent les débats qui traversent nos organisations. En s’adressant à la fraction égarée de la classe, ces cadres unitaires sont aussi des espaces pour réfuter les tentations qui accréditent l’idée d’une cohérence idéologique du soi-disant « bloc populaire » autour de réflexes réactionnaires. Partout la preuve de l’inefficacité et de la dangerosité du RN doit être faite. La lutte contre les extrêmes droites doit innerver tous les secteurs de lutte, y compris – et surtout ! – non spécifiquement concernés par elles : l’écologie, l’alimentation, les transports, le logement, le syndicalisme, etc. Ces cadres collectifs nécessitent enfin d’être alimentés par une analyse, nuancée et fine des extrêmes droites, afin de ne pas céder à une quelconque panique morale, ni se perdre dans une agitation inefficace.