La lutte contre les violences policières prend souvent racine non dans le mouvement ouvrier, mais depuis les familles endeuillées par l’État. Si nous insistons aussi positivement sur le rôle des révoltes urbaines, analyser les cadres auto-organisés doit participer à notre orientation alors que nous organisons une campagne contre les violences policières.
Le traitement médiatique de la mort de Zyed et Bouna, et de celle de Nahel près de 20 ans après le souligne : malgré la popularisation de la dénonciation des violences policières, la même invisibilisation demeure. De même que deux jours durant, les médias se refuseront de nommer les jeunes clichois, les titres de la presse qui insistent sur « le tir policier » invisibilisent leur victime. Les « émeutes », les « flambées de violences » dénoncées par les médias dominants redoublent l’effacement de ceux que l’ordre policier a éliminés et ne recouvrent qu’un double effacement : celui des faits qui ont mené à la mort de jeunes racisés, et celui de ces jeunes eux-mêmes.
En conséquence, il est essentiel pour nous de revenir à ces moments qui ont marqué notre conscience politique sans les réduire à ce qu’ils sont devenus dans ce champ politique. Rappeler le nom des victimes, les circonstances de leurs morts, c’est replacer les priorités et la chronologie de « nos luttes », certes, mais d’abord de « nos morts ». Avant les révoltes, le deuil. Et même, plutôt que les révoltes, bien souvent, la demande de recueillement, de paix, de reconnaissance du crime pour laver le nom. L’honneur et la dignité. Si nous répétons que nos pensées vont vers la famille, que nous pouvons tendre à adresser un mot de consolation, cette dimension doit être plus qu’une politesse, et plus qu’une émotion : nous devons en tirer un enseignement.
Comme bien souvent dans l’antiracisme politique, la dignité est l’enjeu fondamental que la lutte vise à arracher. Politiser n’est alors pas désincarner, ni généraliser : c’est l’inverse. Le politique a fait disparaître, et il s’agit de redonner une existence à des morts, une visibilité, dire le scandale. Les visages de Zyed, Bouna, Nahel ne sont pas seulement là pour nous rappeler que ce sont des enfants que l’État élimine mais ils réinscrivent nos luttes dans leur matérialité vécue : si nous avons coutume de renvoyer au collectif, aux structures plutôt qu’aux responsabilités individuelles, les luttes contre les violences policières nous rappellent que les structures ne sont pas abstraites, mais s’incarnent.
Deuil politique : repenser l’intime depuis la protestation contre l’ordre racial
L’intrication très forte de la considération des victimes et de la mobilisation des collectifs de familles réclamant la justice donne une dimension spécifique à la lutte contre les violences policières : celle de l’intimité et du rôle de la famille. Si nous avons appris des mouvements féministes l’importance de la politisation de l’intime et du privé, de l’identification des rapports de domination jusque dans des rapports sociaux de genre et de sexe romantisés, l’antiracisme nous guide vers le chemin inverse. Face à un ordre politique qui écrase les individus en les ravalant à une indistinction raciale, la famille apparaît comme le foyer de la résistance, plutôt que le point de départ d’un ordre économique oppressif.
Si la famille en soi incarne aussi bien l’un que l’autre, et que la « protection » que représente la famille est indéniablement articulée à l’exploitation qu’elle rend possible et reproduit, que l’impossibilité de « protéger les siens » est aussi la fonction de la surexploitation des personnes racialisées et de leur stigmatisation, une analyse abstraite de la famille manquerait son but, de même qu’une analyse qui situerait le politique dans la montée en généralité plutôt que dans l’incarnation subjective.
Parler de « famille pour soi » comme fausse conscience serait également inadéquat, il ne suffit pas de s’appuyer sur une science structurelle pour analyser la dynamique de la conscientisation de classe. Dans le contexte de la racialisation coloniale, la famille est le lieu où l’on dispose d’une identité vivante, incarnée, une personnalité, un héritage qui résiste à l’homogénéisation capitaliste, à l’altérisation et à l’aliénation raciale et économique. Si nous avons les outils à travers notre féminisme et notre antiracisme intersectionnels pour composer avec cette complexité, nous n’incarnons pas depuis un tel site un repère pour l’action politique. De même que nous nous sommes renduEs capables de faire de nos espaces des lieux de transformation révolutionnaire de l’intime par la politisation des VSS et notre répertoire d’actions contestataires du patriarcat par exemple, nous devons traduire dans le mouvement ouvrier ce rôle de la famille pour ne plus rester « en extériorité » de la plupart des dynamiques d’auto-organisation qu’elle permet. C’est une tâche à mener.
Vérité et justice ?
Les choix des familles peuvent constituer des obstacles à la mobilisation. Ainsi, en 2022, après l’assassinat policier de Jean-Paul Benjamin à Aulnay-sous-Bois, le choix de la famille de ne pas politiser sa mort a empêché la construction d’une mobilisation pour le comité d’Aubervilliers, alors qu’il correspondait d’autant plus à notre secteur d’intervention qu’il s’agissait exactement pour la police de protéger la propriété privée d’un employeur — au moyen de l’assassinat d’un homme racialisé, et dès lors, plus vulnérable à l’ordre policier. Nous fûmes démuni·es pour agir et construire la mobilisation face à la volonté de ses proches de réaffirmer sa respectabilité de père de famille. La distinction d’un profil « respectable » et d’un profil délinquant parmi les personnes racialisées clive et discipline les classes populaires en s’appuyant sur des valeurs « traditionnelles » comme le travail et l’effort, par opposition à l’illégalisme. À cela s’ajoute une difficulté : la mobilisation ne se constitue pas par des canaux stables, mais se constitue ad hoc à partir des choix individuels de familles plus ou moins proches des réseaux politiques, plus ou moins politisées. En conséquence, elle se développe généralement à partir de solidarités affinitaires, et d’un tissu local très resserré, par rapport auxquelles une structure politique du type du parti d’avant-garde restera nécessairement toujours à contre-temps.
Réaffirmer la contradiction entre les aspirations des premiers concerné·es et notre conception politique des objectifs des révolutionnaires nous rappelle ceci : de même que les « opprimé·es » sont des sujets politiques, les familles racialisées en sont également. Elles constituent des sujets révolutionnaires dès lors que nous parvenons à diffuser l’articulation de la lutte pour la dignité et l’exploitation qui fonde leur situation. En ce sens, la distinction entre oppression et exploitation est politiquement inopérante, mais comme dans les rapports sociaux de production, la conscience de classe doit être conquise face à l’idéologie dominante. Il n’y a pas de « pureté » à rechercher comme un déjà-là dans notre classe qui devrait nous amener à lui excuser ses manques et ce n’est pas faire offense à la priorité donnée à la dimension intime-concrète des violences policières que de souligner le caractère variable du rôle des familles « premières concernées » dans la construction de la conscience de classe
Comme souvent, nous sommes embarrassé·es par la dépolitisation de celles et ceux que nous ne considérons pas a priori comme sujets révolutionnaires : à travers une analyse abstraite de la famille qui en pose le caractère oppressif et donc « régressif », non-révolutionnaire, nous avons des difficultés à considérer comme autre chose qu’une « contradiction » la pluralité des voix qui portent les luttes — car nous ne parvenons pas à les ramener à notre modèle suranné, sauf par exemple par l’assimilation, comme avec la transformation des sœurs de victimes comme Assa Traoré ou Amal Bentounsi en « porte-paroles ».
Dépasser cette difficulté c’est appréhender de manière plus élaborée et moins abstraite le devenir révolutionnaire et complexifier notre compréhension de la politisation. Lorsque la famille refuse et s’oppose à la politisation d’un meurtre policier, c’est le résultat d’une insuffisante conscience de classe des personnes racisées, dont la recherche de respectabilité est l’équivalent idéologique de la méritocratie qui promeut des solutions individuelles plutôt que collectives. Si l’on va plus loin, c’est également le cas lorsqu’une famille demande justice et se mobilise. Elle est dans les deux cas à deux étapes différentes du dépassement de la contradiction qui lie illégalisme et justice d’État, mais cette contradiction est vectrice de politisation1. Les violences policières visant les jeunes des quartiers populaires ne sont pas des « bavures », mais le produit d’une mise en illégalité permanente — imposée ou réelle — qui permet à la police d’exercer sa fonction de contrôle social et racial. Ces jeunes sont ainsi placés d’emblée hors du cadre légitime-légal, en dehors d’un ordre qu’ils ne sont censés qu’endurer. Or, cet ordre policier trouve son prolongement dans l’ordre judiciaire : les tribunaux, loin d’être un contre-pouvoir, en sont l’un des piliers. Dès lors, toute démarche pour obtenir réparation commence dans une impasse structurelle : réclamer « vérité et justice », c’est s’adresser aux gardiens du même ordre qui tue et qui couvre ses propres crimes.
Construire les mobilisations : avec et au-delà des familles, unitaires et révolutionnaires !
Les difficultés spécifiques de construction de mobilisations autour de l’ordre policier et des violences policières ne concernent cependant pas seulement l’extériorité supposée d’une organisation révolutionnaire blanche aux « quartiers ». S’appuyer sur les familles en deuil pour se mobiliser ne constitue qu’un point de départ — ineffaçable par une montée en généralité, mais à articuler à des objectifs plus larges que la dignité de chacun·e. De fait, la centralité des familles dans le cas des violences policières fait également reposer sur les proches des victimes la charge de continuer la lutte politique — or cela constitue dès lors une nouvelle violence, que personne ne veut exercer sur elles, sauf les opportunistes, sans pour autant leur ravir leur centralité, ce qui bien souvent paralyse les mobilisations.
Pour les vingt ans de la mort de Zyed et Bouna, nous n’avons vu que peu de mobilisations d’ampleur malgré de nombreuses interventions lors de tables rondes sur le sujet : et pour cause, seule la famille de Bouna poursuit l’organisation d’événements, de manière assez lointaine, qui sont plutôt de l’ordre de l’hommage.
C’est pourquoi la recherche d’une coordination ou d’un dépassement de luttes « isolées » est assez consensuelle malgré les difficultés à les établir. Le caractère épisodique des mobilisations, limité à des actualités, dans des temps resserrés, et les difficultés pour les élargir accroît la pression sur les militant·es et les collectifs de famille qui doivent rapidement acquérir légitimité et visibilité, ce qui tend à aviver des tensions et diviser les militantes. Nous devons prendre notre place dans ce travail, en usant de notre extériorité partielle pour tenter de lier dans leur diversité nos partenaires politiques.
Ainsi la question d’un « bilan » des 20 ans a été posée dans de nombreux espaces : prochainement, à l’université d’automne de l’Assemblée des Quartiers ou lors de la Semaine décoloniale d’Ivry. En revendiquant à travers 2005-2025 la naissance de l’antiracisme politique et son bilan en même temps que l’hommage à Zyed et Bouna, PDH (Paroles d’honneur, média issu du PIR) et les proches d’Amal Bentounsi se sont réuni·es pour la campagne Faire bloc, faire peuple dans laquelle ils insistent sur la nécessité de se réapproprier la nation afin de faire l’union des classes populaires blanches et racialisées par opposition à l’ordre capitaliste- racial. Partenaire de cette démarche dont Faire bloc - faire peuple apparaît comme le versant « auto-organisé de l’antiracisme politique », la construction par LFI d’un discours sur la « nouvelle France » reprend le signifiant national et ne masque que peu son soutien à des politiques coloniales en Kanaky, ou néocoloniales à travers la défense de la « francophonie ». Outre le caractère délétère d’un militantisme construit sur la recherche agressive de la formation d’une hégémonie, cette tactique nous semble profondément erronée car elle met de côté le caractère matériel du racisme en supposant qu’une vision homogène de ce que devrait être l’unité de notre classe pourrait se réaliser par un signifiant abstrait comme la nation.
De notre côté, nous avons également choisi d’organiser une campagne de lutte contre les violences policières. Ancrée dans notre tradition, nous visons une mobilisation unitaire, par l’organisation d’événements qui sont le lieu de dialogues entre les militantEs des quartiers populaires dont nous insistons sur l’importance des expériences et des acquis et auxquelles nous souhaitons nous associer, voire nous mettre à leur service car iels sont les premier·es concerné·es par l’ordre racial. Nous ne nions pas le point de départ de la lutte : la défaite face à la conséquence la plus crue de l’ordre racial : l’exécution arbitraire légitime. Pour autant, nous visons la reconnaissance et la sortie de l’aliénation, mais nous en posons également les bases car elle ne peut se produire par l’aliénation bourgeoise aux institutions et aux formes étatiques de reconnaissance de l’égalité : nous luttons pour l’abolition de la police et de l’ordre bourgeois, et pour un antiracisme qui ne soit pas subordonné à la France mais arrimé à une coopération matérielle non-racialisée.
Dans une perspective matérialiste, nous insistons sur la place de la police dans un cadre colonial et capitaliste : pour nous, la police constituant le bras armé de l’État, et celui-ci ayant pour objectif de maintenir des rapports de propriété, le racisme de la police s’abat spécifiquement dans le contexte de la fascisation sur les jeunes des quartiers populaires afin de renforcer la justification du tournant sécuritaire de l’Etat et de constituer un sous-groupe à la fois précarisé et sur-exploité et désolidarisé des classes populaires. Ce contexte de fascisation est inséparable non seulement d’une histoire mais de la poursuite de politiques impérialistes, et dès lors également coloniales, qui s’exercent avec brutalité sur l’ensemble des territoires encore gérés comme des colonies par l’État français et dont les logiques sont transférées dans les « territoires perdus de la République ».
- 1. Sur ce sujet, voir Sulalat, S’organiser sur le terrain judiciaire contre la répression. Revue l’Anticapitaliste n°166/167, avril-mai 2025.