L’importance du rôle social d’un secteur économique de notre société est presque toujours inversement proportionnel à son poids économique donc à sa solidité financière. C’est un principe que la crise sanitaire actuelle actualise une fois encore, on s’en rend compte en observant la maltraitance abjecte subie par le personnel hospitalier ou des ÉHPAD que l’on imagine rattraper par des applaudissements, quand il faudrait des embauches massives.
Toutes proportions gardées, il faut considérer le maillage culturel du territoire comme un acquis réel. Il y a en France environ 2500 magasins méritant le nom de librairies. Ces boutiques participent à l’accession à la culture dans toutes les villes et même nombre de villages. C’est un rôle non négligeable qui, bien que laissé à l’initiative du secteur privé, voit quantité de gens impliqués et dévoués se battre pour sa sauvegarde.
Une fragilité ancienne
Or, fragilisée par les fermetures liées au coronavirus, la situation économique du secteur de la librairie l'était déjà largement avant, du faut des remises en cause des lois protectrices entourant la vente du livre (loi Lang de 1981). Même si le principe du prix unique du livre continue à être en vigueur (à 5% près le prix d’un livre est le même dans toutes les librairies), de plus en plus d'éditeurs vendent en direct sur leur site, contournant les intermédiaires (diffuseur, distributeur, libraire) et de ce fait empochant la totalité du prix du livre sans subir les charges (loyer etc.). Pourtant les éditeurs savent bien en quoi le réseau des librairies leur est indispensable car lui n'est pas épargné de ces coûts et prend des risques financiers au même moment où, par son travail au contact direct avec le public, il permet d'établir une fidélité et une régularité de recettes dont il serait grand temps de partager équitablement les fruits.
À très court terme, les dépôts de bilan vont à coup sûr se multiplier au sein des établissements. Ce ne seront pas les aides de l’État aux TPE qui feront la différence : 1500 € nets d’aide, plus les mesures de chômage partiel supportées en partie… par les salarié·es, ne risquent pas de compenser deux mois de fermeture. Le volant moyen de trésorerie d'une librairie PME1 est de deux semaines à un mois, c’est dire la fragilité...
Pour le plus grand bien du… secteur de la grande distribution
La très grande distribution surtout (à commencer par Amazon, qui n’aura jamais vendu autant de livres que pendant ce confinement), qui n’a pas été impactée par les fermetures administratives sanitaires. S’accaparant déjà 11% du marché du livre via internet, les grandes enseignes vont pouvoir mettre la crise actuelle à profit pour dépasser leurs objectifs et asseoir définitivement leur prépondérance. D’autant que ce secteur n'est pas du tout concerné de la même manière par les augmentations de charges fixes (loyer), qui progressent annuellement de 2 à 3%. Sans même parler des garanties offertes par la Convention collective de la Librairie, arrachées par les travailleur·euses du livre, sur lesquelles les amazonistes s’assoient (garantie de l’emploi, congés payés, jours fériés, mutuelles etc.).
Du côté des librairies engagées
Il est vrai que ce tableau alarmiste de la librairie PME indépendante est à relativiser en ce qui concerne la librairie engagée en général, adossée à un réseau militant. La concurrence du e-commerce se fait moins sentir, l’appel aux « client·es »-sympathisant·es plus facile (souscription, boycott des grandes enseignes, choix préférentiel). Il n’en demeure pas moins que ce secteur aussi va être dévasté. Malgré un grand nombre de bonnes maisons d’édition produisant de bons livres susceptibles jusqu’en mars de dynamiser le secteur, celui-ci subira incontestablement des coupures de budget tant individuelles que publiques :
- Les marchés publics, les événements de type salons, conférences syndicales, bibliothèques vont s’amenuiser, or ils représentaient une part non négligeable du chiffre d’affaires des librairies militantes2
-Nos réseaux de clientèle, composés de salarié·es et de précaires, vont subir en premier lieu les attaques sur le temps de travail et les rémunérations.
La bourgeoisie, le gouvernement voudront comme à l'accoutumée nous faire payer leur crise, une seule réponse : comme la santé et les services publics, le livre et la culture, doivent échapper à la loi du marché !
En attendant, achetez tous vos livres à la Brèche !!