Anne Sylvestre s'est fait la malle le 1er décembre dernier. L'Anticapitaliste lui rend hommage, car elle a donné une bande originale aux combats féministes. Mais pas seulement. Son chant est aussi celui de ceux qui persévèrent et s'accrochent même par gros vent. Et c'est sûrement pour ça qu'elle parle tant aux militants.
Anne Sylvestre est morte, et même si elle était très vieille, ça a gratouillé le cœur des militant-e-s qui la connaissaient. D'un seul coup, les murs Facebook de tout ce que le réseau social compte de révolutionnaires-ou presque- se sont transformés en playlist collaboratives, ersatz d'enterrement, où l'on aurait pu aller chanter, habillé.e.s en violet, « Le mari de Maryvonne » à pleine voix, de mausolée où l'on aurait pu jeter des notes.
Peut-être, pour certain.e.s, parce que c'était un bout d'enfance qui s'en allait en même temps : qui n'a pas cassé les oreilles- ou s'est fait cassé les oreilles par une fabulette répétée à l'envie, sans jamais oublier les gestes qui allaient avec ? Tenez, ceux qui connaissent l'air de « J'ai une maison, pleine de fenêtres » pourront me maudire toute la journée, tant il accroche les cerveaux et les oreilles à la manière d'un bon slogan. Pour les autres, cliquez sur le lien et profitez de la pub pour les tests de grossesse avant de découvrir cette tenace mélodie. Quand bien même il s'est converti au métal récemment, il y fort à parier que la mort d'Henri Dès ne suscitera pas le même vague aux âmes de ceux et celles qui luttent.
Des féministes d'abord. Anne Sylvestre est l'une de celles qui a su mettre en histoires et en paroles les grandes tracasseries causées par le patriarcat aux femmes de toutes les classes, de Clémence, qui raconte la grève des travaux domestiques d'une femme et de son accueil par la société, à « Petit Bonhomme» ou « les blondes », odes à la solidarité entre les femmes plutôt qu'à leur mise en concurrence, sans oublier « Non, tu n'as pas de nom », en soutien au droit à l'avortement, ou « Douce Maison », sur le viol. Et la contre révolution néolibérale de Reagan et son « backlash », son retour de bâton n'ont jamais mené la chanteuse à se dédire, à renier ses engagements, elle a même continué à écrire des chansons féministes comme « Les Hormones, Simone », sur un album de 2000, ou une chanson sur les agresseurs sexuels, au moment de l'affaire Strauss-Kahn, sur un album sorti en 2013, avant, donc le regain de vitalité du féminisme. Elle a aussi chanté les droits des homosexuels, au travers de « Gay, marions-nous », ou de « Ruisseau Bleu ».
« Mes chemins de traverse, je ne les ai pas choisis. On m'a barré la grand route et on m'a fait prendre de petits chemins. Et c'est extraordinaire d'être arrivée saine et sauve sans avoir perdu la joie et l'enthousiasme », confiait-elle à Jacques Chancel en 1978, dans un « Radioscopie ». La tardive reconnaissance de la chanteuse constitue un espoir pour les has-been, les loosers, les dépassés, les démodés et les poussiéreux, ceux qu'on regarde, avec un peu de condescendance, comme de gentils originaux, pour les sorcières, pour les minoritaires.
Auteure et interprète aux côtés des chanteurs et chanteuses de la rive gauche, à la fin des années 50, elle a à peine commencé qu'elle est rendue ringarde par le bulldozer yéyé, de jeunes chanteurs et chanteuses bling bling issus du baby boom, aux minois et aux paroles enfantines ou cucul la praline (Même si on les aime bien aujourd'hui, on ne peut pas dire que « Ce soir je serais la plus belle pour aller danser », « Annie aime les sucettes », ou « Viens danser le twist » soient aussi exigeants en terme de paroles que Barbara, Greco ou Léo Ferré). Alors qu'encore jeune, elle aurait pu, par opportunisme, s'engouffrer dans cette brèche, Anne Sylvestre s'accroche, reste loyale à ce en quoi elle croit : la Chanson avec un grand C, ses sonorités médiévales et ses envolées poétiques. Quand elle estime que les contrats proposés par les maisons de disque lui sont défavorable, hop, elle crée la sienne. Et tant pis si le prix à payer, pour cela, est de ne pas figurer sur la photo de Salut Les Copains. Même aux enfants, elle refuse de servir du sirop en guise de musique.
En bons marxistes, on serait tentés de dire que c'est cette position inconfortable qui façonne les paroles si touchantes d'Anne Sylvestre aux oreilles des Rouges. Parce que, comme elle le dit elle-même, ses chansons disent à ceux qui les écoutent : « Vous n'êtes pas tous seuls ». Parce qu'elle les autorisent à douter, à être las, découragés, de temps à autres. A tout envoyer valser pour ne plus rien glander et profiter de la vie. Qu'elles parlent, avec ce qu'il faut de pudeur, à nos fragilitey, qui sont souvent, et avec raison, le moteur du militantisme, mais qu'il faut sans cesse dissimuler derrière nos banderoles ou nos tribunes lorsqu'on rentre dans la bagarre. C'est à dire souvent quand même.
Malgré cette carrière buissonnière, sans jamais passer à la télé, en enchaînant les petites salles de spectacle, au cours de laquelle elle a composé 400 chansons, Anne Sylvestre a fini, dans les années 2010, par recevoir une considération à la hauteur de son talent. On date, assez subjectivement, son retour en grâce du jour où Vincent Delerm, Jeanne Cherhal et Alban de La Simone, ont repris sa chanson « Les gens qui doutent » et en ont fait une vidéo qui totalise aujourd'hui plus de trois millions de vue sur Youtube. L'essor du féminisme et ses militantes l'ont aussi remise au devant de la scène, avec, par exemple, cette interview d'Aude Lorriaux dans son podcast « Vieille Branche ». Mais c'est lors de sa mort qu'on a pu mesurer à quel point Anne Sylvestre avait réussi à gagner sa place de grande dame de la chanson française, avec les hommages d'amoureux des mots de gauche, telles que Vincent Dedienne ou François Morel, à des heures de grandes écoutes, et jusqu'à, plus surprenant, Patrick Cohen, qui semble être un grand fan.
Et cette reconnaissance sonne comme une petite victoire par procuration. On aimerait le voir comme un bon augure, parce que même s'ils n'aiment pas être à la mode, ça leur ferait aussi du bien aux militants, qu'on reconnaisse la légitimité de leur travail, qu'on salue toute cette énergie dépensée pour faire changer le monde. Qu'on les flatte un peu, ces carcasses. Alors qu'ils n'oublient pas les paroles de la sorcière en chef pour les soutenir, les jours de défaites, ces jours qui leur donnent le droit de recommencer : « Ton arme à toi, c'est l'espérance ».