Postface d’Alain Damasio, éditions Ankama, 268 pages, 22 euros.
En l’an 2317, 271 années après leur création conjointe dans la Silicon Valley, l’androïde Silicium rejoint son amie Carbone sur le barrage d’Itaipu (Paraguay) quasi asséché pour l’accompagner dans son œuvre de suicide collectif des robots créés à l’image de l’homme pour, initialement, protéger l’espèce humaine vieillissante. Au cours de leur longue vie, les deux androïdes ont pu assister au basculement de la planète à ce moment où le fameux point de non-retour a non seulement été atteint mais dépassé. Pour les androïdes, il s’agit de ne pas répéter les erreurs humaines qui ont distordu la matière et détruit l’environnement, socle de toute vie. Pour eux, il s’agit de prendre un chemin de traverse par rapport au déterminisme qui a engendré leur création. Choisir de se fondre dans une seule et même conscience éloignée des préoccupations matérielles et de la souffrance corporelle.
Qui est Mathieu Bablet ?
Mathieu Bablet est un jeune auteur de bande dessinée français né en 1987. Ses travaux portent principalement sur la science-fiction où il y affirme son goût pour les architectures labyrinthiques et spatiales. Après quelques œuvres alimentaires, il publie en 2016 le « one shot » de science-fiction Shangri-la1. L’ouvrage est un grand succès et est sélectionné en compétition officielle au festival d’Angoulême de 2017. La notoriété venue, il peut prendre du recul pour penser un avenir de la planète entre transhumanisme, crises écologiques et migratoires. Il va donc consacrer plus de trois ans à Carbone et Silicium.
Une fable sur les ravages du capitalisme
Fable sur les ravages du capitalisme et sur les illusions du transhumanisme (et des intelligences artificielles), l’album Carbone et Silicium impressionne par sa capacité à synthétiser les grands enjeux et les grands maux de la société contemporaine à venir. Programmés pour vivre quinze ans par la firme californienne « sinon ce n’est pas rentable », Carbone et Silicium ont trouvé le moyen de régulièrement changer d’enveloppe corporelle. Silicium reste attaché à son corps qu’il use jusqu’à sa décrépitude et qu’il complète avec des éléments extérieurs, Carbone s’empare de chaque occasion pour changer de corps et de genre. L’entaille qu’elle se fait sur son front est son unique marqueur d’identité. Carbone et Silicium raconte la souffrance de vivre dans un corps qui n’est pas le sien et l’album peut être également lu comme une allégorie de la transidentité.
Une expérience visuelle et sensorielle
Ayant échappé à leur DLE (date limite d’existence), Carbone et Silicium échappent à leur créatrice et à son entreprise qui l’emploie puis à un trust mondial qui a repris la totalité du marché et n’entend pas laisser des androïdes en liberté. Carbone et Silicium doivent donc se cacher pour mener leur vie. Ils mènent alors chacun leurs propres expériences et luttent, pendant plusieurs siècles, afin de trouver leur place sur une planète à bout de souffle. Toujours, ils se retrouvent car un sentiment d’amour est né entre eux. Sentiment qui trouvera son point culminant lors du final fulgurant.
« Bêtise artificielle »
L’album prévoit la fin du capitalisme et de notre monde (pas du monde) dans deux siècles. Alain Damasio signe la postface de l’album alors qu’il avait déjà signé la postface de la BD la Recomposition des Mondes2. Comment ne pas y voir un appel du pied à la collectivité pour qu’elle engage partout sur la planète des luttes comme celle de la ZAD nantaise. Et puisqu’il est question ici d’intelligence artificielle, Alain Damasio appelle, comme nos deux androïdes, à lutter aussi contre la bêtise artificielle. « La BD tient dans le câblage des traits et la connectique des cases, comme si la spatialisation même des planches et leur séquençage suffisait à faire tenir l’ensemble. À déplier l’origami d’une vision de l’homme vue par son reflet robotique. »
Une BD qui fera date !