Au deuxième jour de confinement dans la vaste maison de Bob Sutherland, le groupe commençait à prendre son rythme. L’intendance marchait plutôt bien. Tout le monde mettait la main à la pâte sans se faire prier. Les huit jeunes gens se connaissaient encore peu, de sorte qu’ils s’observaient avec curiosité mais discrétion. Damien s’amusait intérieurement de ces comportements et se demandait même s’il n’y avait pas une étude sociologique à tirer de cette expérience. Si le confinement durait, il était probable que certains se regrouperaient par affinités et que des couples se formeraient. Il se livrait à des pronostics car il avait surpris des regards et entendu quelques réflexions. Il était possible aussi que des rivalités se fassent jour et que des antipathies se transforment en hostilité, que des clans se forment. Cela pouvait donner un sujet d’étude intéressant, mais risquait aussi de rendre la vie collective plus difficile, voire insupportable. Le maître de maison provisoire assista à une première expression de jalousie lorsqu’une des filles, Monique, évoqua la soirée de la veille.– Vous ne trouvez pas qu’elle se la joue, Hélène ?Elle était assise auprès de la fenêtre donnant sur le jardin en compagnie de Damien et d’un autre garçon, Lucien, un grand échalas aux allures d’intellectuel avec ses petites lunettes à monture métallique. Sous leurs yeux, François, le professeur d’EPS, faisait faire des exercices d’assouplissement aux trois autres filles, dont Hélène qui les accomplissait avec une certaine grâce. Son cours était pour le moment boudé par les hommes. – Tu veux dire qu’elle cherche à attirer l’attention de François ?Ledit François était incontestablement un beau gosse habitué aux regards féminins flatteurs. – Non, je ne parlais pas de la gym, mais de la soirée d’hier. Elle commence par proposer que chacun raconte une histoire après le dîner, puis elle nous sort un conte qu’elle a déjà écrit pour épater la galerie. – Moi, je l’ai bien apprécié, dit Lucien. J’ignorais qu’elle écrivait des contes. – Pfff… Tu pensais qu’elle avait improvisé ?– Je ne me suis pas posé la question.Damien avait pour sa part remarqué que la jeune femme s’en était trop bien tiré pour avoir imaginé cette histoire au dernier moment, mais ça ne l’avait pas choqué. Lucien se pencha vers Monique.– Tu crains de ne pas être à la hauteur quand viendra ton tour ?Elle devint écarlate.– Ce n’est pas mon problème personnel. Tout le monde n’est pas capable de raconter une histoire.Lucien s’amusait à la titiller. Damien vola à son secours.– Il existe toutes sortes de talents variés. Certains sont doués pour raconter des histoires, d’autres pour les échecs ou la gym. En même temps, il jeta un regard dans le jardin et trouva Hélène douée aussi pour les exercice sportifs. Elle était souple et reproduisait les mouvements de leur moniteur sans sembler éprouver la moindre difficulté, alors que les deux autres peinaient.Pourtant Monique, du moins sur le plan physique, ne manquait pas de séduction. Alors pourquoi ces petites piques acerbes ? Un complexe d’infériorité intellectuelle ? Damien avait fait en sorte que chacun ne donne que son prénom lors des présentations, sans se sentir obligé de décliner sa profession, afin d’éviter qu’apparaissent des divisions sociales. Mieux valait d’abord se découvrir sur le plan humain, sans préjugés. Ceux qui avaient envie de parler de leur métier ou de connaître celui des autres auraient tout le temps pour le faire.La journée se déroula paisiblement. Disposer d’une chambre par confiné permettait à chacun de s’isoler s’il en éprouvait le besoin. Comme la veille, après le dîner, ils se regroupèrent dans le grand salon.Qui allait prendre le relais d’Hélène ?– Je me suis lancée hier, dit celle-ci. Mais il faut que tout le monde s’y colle.Un bref silence suivit. – Tout le monde n’est pas conteuse professionnelle, murmura une jeune femme affalée dans le canapé à côté de Damien.Monique n’était donc pas la seule à avoir été irritée par le succès d’Hélène.Brusquement, François se leva.– D’accord, je vais vous raconter une histoire. Mais je vous préviens, elle sera très différente de celle d’Hélène. Les contes, ce n’est pas vraiment ma partie. Je vous demande donc d’être indulgents.Des applaudissements accueillirent cette déclaration.– Voilà, en fait c’est un souvenir personnel qui m’a beaucoup marqué. Nous avions dit, si je me souviens bien, qu’on pouvait raconter des choses de ce genre.– Absolument, approuva Damien pour l’encourager. – Je vous la raconte parce que nous sommes enfermés ensemble pour un bout de temps. Donc c’est un peu une façon de m’en libérer.– Oh là, ricana Monique, ça devient de la thérapie de groupe.Cette sortie suscita quelques regards désapprobateurs et des murmures, mais François affecta de les ignorer.– J’appartiens à une vieille famille bourgeoise, attaqua-t-il. Fauchée mais bourgeoise quand même. Mes parents sont très cathos et très réacs. Ils me faisaient lire des romans de la collection Signe de piste. Des histoires de princes adolescents prêts à donner leur sang pour l’honneur de leur lignée. Il y en avait même un où le héros, le prince Éric, fraternisait avec les jeunesses hitlériennes dans la Forêt noire. Non seulement mes parents m’avaient inscrit d’office chez les Scouts de France de la paroisse, mais ils m’obligeaient à participer à tous les grands camps d’été. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de ces camps scouts. On y vit à la dure, on dort sous la tente, dans la forêt, on se lave dans des cours d’eau. C’est censé forger le caractère des gamins. Mes parents voyaient les choses de cette façon. Ça a un côté très militariste. On nous divise en patrouilles et chaque patrouille prend un nom d’animal : les léopards, les lions, les loups, etc. Il faut aussi désigner un chef de patrouille et choisir une devise. Celle de la mienne, c’était « Léopard faire face ». Tous les matins, il y a un rassemblement, en carré autour du drapeau. Les chefs et l’aumônier nous attendent et notent ceux qui arrivent les premiers. La patrouille se met au garde-à-vous et crie sa devise. Les chefs procèdent à une sorte de revue de détail. Faut être nickel, coiffé, le foulard noué, la chemise boutonnée. Ils examinent aussi les tentes pour voir si elles sont bien rangées. Chaque patrouille est notée. Celle qui a le plus de points gagne le fanion à la fin du camp.Comme j’étais le plus grand et le plus costaud de ma patrouille, on m’avait bombardé chef. Ce qui me plaisait beaucoup. Je prenais cette mission très au sérieux et je voulais absolument gagner le fanion. Tous les matins, je faisais lever mes coéquipiers et vérifiais leurs tenues pour qu’on parvienne les premiers auprès du mat. J’arrachais à leur duvet ceux qui paressaient, parfois à coups de pied.Nos chefs organisaient des jeux sur des thèmes du genre « Les infidèles ont volé le Saint-Graal, il faut le retrouver » ou « Des terroristes ont enlevé Mère Teresa, nous devons la délivrer ». Personne, bien sûr, ne voulait être infidèle ou terroriste, mais c’était tiré au sort. Un système de fléchage codé, avec des bouts de papier cachés dans les arbres, permettait de retrouver l’ennemi. Ça se terminait par une bataille de foulards. Il fallait arracher le foulard accroché dans le dos de l’ennemi, à sa ceinture. On n’avait pas le droit de s’empoigner et de se frapper, mais ça déclenchait parfois des pugilats.On nous faisait faire aussi de longues marches, avec notre barda sur le dos. Ça me plaisait aussi beaucoup car j’étais un des plus résistants. Certains gamins de constitution plus faible craquaient. Parmi eux, il y en avait un dont j’ai retenu le nom, Jean-Philippe de Bourmont, qui descendait paraît-il d’un maréchal d’Empire. De petite taille et souffrant de surpoids, il était devenu notre tête de Turc. On lui portait parfois son sac pour qu’il tienne jusqu’au bout, mais on lui balançait sans arrêt des vannes. L’un de nous avait détourné une chanson enfantine pour le moquer. « Traîne, traîne donc, c’est le refrain de la limace, traîne, traîne donc, c’est le refrain de De Bourmont. » Le malheureux essayait de retenir ses larmes, mais il endurait le martyr. En général, le chef qui nous accompagnait faisait semblant de ne rien voir et parfois approuvait. Un seul m’avait réprimandé, ce qui m’avait beaucoup vexé. En plus, nous avions découvert dans un livre d’histoire que son ancêtre supposé, le fameux maréchal, avait retourné sa tunique à Waterloo et lâché l’Empereur pour se rallier à la monarchie. Du coup, certains l’appelaient « le traître ». La bêtise et la cruauté enfantines peuvent atteindre des sommets.J’avais oublié ces faits quand je suis tombé, l’an dernier, sur un article du Monde. Jean-Philippe de Bourmont venait d’être condamné pour avoir harcelé des salariés de son entreprise. Des femmes comme des hommes, qui avaient fini par engager une action contre lui. Sa riche famille lui avait procuré un poste de directeur dans une boîte dont elle était actionnaire. Il avait reproduit à sa manière le comportement dont il avait été victime.Du coup, j’ai eu très honte. François écarta les mains.– Voilà, ça me soulage de vous avoir raconté ça.Un silence général accueillit ces curieux aveux. On devinait un certain malaise. Puis une des filles éclata de rire.– C’est de la psychanalyse à deux balles, ton truc. Tu n’en sais rien du tout, si ce sont ses traumatismes d’enfance qui ont fait de lui un tyran. De toute façon, c’est un connard de patron qui a eu ce qu’il méritait. Tu n’as pas à avoir honte aujourd’hui.