Nous avons rencontré Élisa Stein*, conservatrice-restauratrice du patrimoine, pour évoquer avec elle l’incendie de Notre-Dame et ses suites.
L’incendie de Notre-Dame était-il évitable ?
Bien entendu les raisons précises du départ de cet incendie ne sont pas encore connues. Mais nous pouvons d’ores et déjà privilégier la thèse de l’accident, sans doute en lien avec les travaux de restauration en cours au niveau de la flèche. Honnêtement je suis effarée de voir toutes ces thèses complotistes surgir... Et d’autant plus qu’une bonne partie d’entre elles s’appuient sur la croyance qu’« un monument public aussi important que Notre-Dame ne peut pas prendre feu comme ça, par un bête accident »... Au contraire, touTEs les professionnelEs de la conservation et du patrimoine vous diront que malheureusement, si ! Ce n’est pas une surprise, et ce n’est ni la première ni la dernière fois que notre patrimoine se retrouve détruit ainsi à cause du désinvestissement global des politiques publiques sur ces questions. Je dirais presque que ce type d’accident était même prévisible...
De tels événements sont la conséquence logique de la baisse continue des moyens humains et budgétaires. Et Notre-Dame est loin d’être un cas isolé. La Bibliothèque nationale Richelieu a déjà subi trois départs d’incendie depuis le début de ses travaux et l’État supprime aujourd’hui la présence permanente des pompiers sur le site alors que les collections conservées sur place sont d’une valeur patrimoniale inestimable...
Plusieurs études démontrent que la majorité des nombreux incendies ayant pris sur des monuments historiques démarraient sur un chantier. La fédération nationale des pompiers avance d’ailleurs quant à elle plutôt le chiffre de 90 % (!). Les mesures de sécurité exigées par la loi sont pensées pour faire le plus d’économies possible, humaines et financières, et sont largement insuffisantes...
Quelle est la responsabilité de l’État dans cet accident ?
La responsabilité de l’État est totale... Déjà parce qu’il en est propriétaire, et ensuite parce que Notre-Dame fait partie des édifices classées sur la liste des monuments historiques. Ce statut implique un certain nombre de responsabilités et de devoirs de la part de l’État, notamment dans le cadre de sa sauvegarde et de sa protection. Bien sûr il y a eu des négligences concrètes. Mais les responsabilités ne sont pas à chercher et à pointer dans d’éventuelles erreurs individuelles… mais bien du côté d’une politique globale et d’une somme de responsabilités collectives au sommet desquelles se trouve celle de l’État, responsable de la sécurité du site et maître-d’œuvre des travaux en cours.
Mais alors, doit-on se réjouir de voir les millions pleuvoir pour la reconstruction ?
Ça dépend de quel argent on parle… Je suis, comme beaucoup de monde, et particulièrement en tant que restauratrice, touchée de voir les gens donner, dans la mesure de leurs moyens, pour la sauvegarde du patrimoine. Des milliers de gens ont été sincèrement touchés et émus de voir une part de notre histoire partir en fumée... et dans une période ou le gouvernement nous explique que les métiers de la culture et du patrimoine coûtent eux aussi « un pognon de dingue » et qu’on a d’autres priorités, ce sont des éléments importants à rappeler !
Mais ce n’est pas la même affaire que les « dons » versés par les familles Pinault, Arnault et Cie. Honnêtement je trouve ce déballage proprement scandaleux. Surtout venant d’entreprises qui sont les plus grand voleurs et profiteurs de l’argent public, soit par les millions d’euros qui échappent aux impôts qu’ils devraient payer en France, soit par les déductions monstrueuses dont ils bénéficient grâce à leur statut de grands mécènes et « amis des arts ».
D’ailleurs sur le fond le problème demeure : c’est à l’État de financer la conservation de notre patrimoine public ! Avant l’incendie on estimait à 150 millions d’euros le coût de la restauration complète de Notre-Dame. Un montant que l’État n’a jamais été disposé à trouver. Même la restauration en cours de la flèche avait été financée par des donateurs privés. On nous dit qu’il n’y a pas « d’argent magique ». Alors que les milliards pleuvent pour le CICE ou pour l’organisation des JO à Paris.
Même la proposition d’Hidalgo de verser 50 millions pour Notre-Dame a quelque chose d’indécent, alors qu’elle a baissé les budgets de restauration du patrimoine de la ville depuis son arrivée (15 millions par an) et que par ailleurs ce fric aurait pu servir à développer des places d’accueil pour les populations les plus précaires ou pour l’accueil des migrants, etc.
Je suis pour rappeler que la sauvegarde du patrimoine n’est jamais à mettre en regard avec les vies humaines et des questions sociales... Mais je suis aussi pour rappeler qu’une autre répartition des richesses permettrait de financer tout cela à la fois. L’accès à la culture et la préservation du patrimoine participe d’un choix de société égalitaire et émancipatrice.
Où en est-on depuis l'incendie ? Dans quel état est Notre-Dame ?
De nombreux professionnelEs (près d'une centaine) se sont relayés, jour et nuit, depuis l’incendie, pour la stabilisation du bâtiment et la mise en place des premières mesures conservatoires. Le plus urgent a été la mise en place d'un « parapluie provisoire » sur la nef et le chevet, afin d'éviter de plus grandes dégradations dues aux intempéries. Des statues et une partie des vitraux sont en cours de démontage afin de ne pas être endommagés lors des travaux de restauration de la structure, de la voûte etc.
La cathédrale est en soi un monument à sauvegarder, mais elle contient également de nombreuses œuvres d'art dont la plupart ont heureusement pu être évacuées et préservées. L'important est globalement de « prendre le temps du diagnostic ». Par exemple, l'échafaudage de la voûte, déformé et soudé à cause de la chaleur ne pourra pas être démonté avant plusieurs mois... On pense que la stabilisation elle-même prendra au moins 4 mois, après ça les études et les diagnostics en vue de la restauration pourront s'étaler sur une année complète. Ce calendrier est évidemment en opposition totale avec l'attitude du gouvernement. Et c'est encore pire avec le projet de loi d'exception qu'il nous prévoit pour s'émanciper de toutes les lois « contraignantes » autour des bâtiments classés.
Est-ce que le délai de cinq ans paraît raisonnable pour les professionnels ?
Comme je le disais, la seule phase de stabilisation, de démontage et d’évaluation du diagnostic risque de prendre plus d’une année... Comme vous l’avez assez largement entendu dans les médias et comme le bon sens vous le dicte : non ! Ce délai est complètement farfelu.
Les professionnels évoquent plutôt aujourd’hui un chantier qui s’étalerait sur 10 ans. Enfin ça, c’est en comptant sur des budgets et des investissements constants de l’État sur toute la durée des travaux, avec l’embauche de professionnels en quantité suffisante, le choix de matériaux stables et adéquats, etc.
Mais ce délai n’est pas seulement irréaliste, il est également dangereux... Il laisse entendre des choix problématiques pour la sauvegarde à long terme de Notre-Dame et pour le respect de son intégrité matérielle et historique. Il paraît que même Stéphane Bern est inquiet ! D’ailleurs l’horizon des 5 ans est clair... C’est celui de pouvoir rouvrir la cathédrale aux visites pour l’organisation des JO de 2024 de Paris. Une entreprise probablement désintéressée de tout enjeu financier donc... qui ne respecte absolument pas le temps nécessaire de la restauration (et non pas de la « reconstruction »).
Mais les professionnelEs n’ont pas été consultés dans l’élaboration de ce calendrier ?
À aucun moment ! La première chose à rappeler c’est la difficulté pour nous à nous exprimer publiquement à cause du « devoir de réserve », même si un certain nombre d’entre nous ont commencé à le faire, dans les médias, par le biais de pétitions qui ont largement circulé et également de manière collective par le biais de nos associations professionnelles. D’où mon anonymat pour vous répondre ! Le communiqué de la FFCR [Fédération française des professionnels de la conservation-restauration], qui a été un peu repris, pointait l’absence de consultation des professionnelEs et la surdité de l’État, et le mettait en garde dans les choix de restauration et de reconstruction à l’avenir. C’est également le cas d’une lettre au président signée par de nombreux professionnelEs, y compris à l’international qui demande notamment la prise en considération et l’association des professionnelEs à ces décisions. Tout le contraire de ce qui a été fait jusque là ! C’est la première fois que la profession s’exprime de manière aussi publique sur les dysfonctionnement et le manque de budget des politiques de conservation patrimoniale.
Quels enjeux politiques autour de cet événement ?
L’incendie de Notre-Dame aura été l’occasion de toutes les récupérations, depuis le gouvernement jusqu’aux identitaires... Je crois pour ma part que de tels accidents devraient nous rappeler les conséquences de l’absence de financement que subissent l’ensemble des secteurs de la fonction publique. Certains avec des conséquences bien plus tragiques que pour le patrimoine, c’est évident, comme pour la santé par exemple... Malgré tout un événement de l’ampleur de celui-ci devrait pouvoir servir d’électrochoc. Cela nous rappelle que, n’en déplaise aux nationalistes de droite ou de gauche, Notre-Dame témoigne d’une histoire des échanges internationaux, d’une histoire populaire de Paris et de l’enjeu d’une réappropriation collective de notre patrimoine. Enfin, les choix absurdes du gouvernement nous rappellent l’enjeu qu’il y aurait à défendre une gestion des politiques culturelles sous contrôle collectif de la population et des professionnelEs !
Propos recueillis par Manon Boltansky
*Le nom a été changée à la demande de l’interviewée.