– Merci de vous être déplacés tous les sept. Je suis le capitaine Suliac et mon collègue est le lieutenant Berthier. Nous allons essayer de reconstituer les événements qui ont conduit à la mort de votre ami François Vernant.Les trois filles et les quatre garçons s’étaient installés dans les fauteuils et canapés. Les deux flics se tenaient en face d’eux, debout. L’ordre impeccable de la grande pièce tranchait avec le désordre qui y régnait pendant le confinement.– Le rapport d’autopsie a été retardé par les circonstances, mais nous devrions rapidement en disposer. En attendant cet élément essentiel, nous avons essayé de cerner le mobile. Car il n’y a pas de crime sans mobile.– Comment pouvez-vous être certain qu’il s’agit d’un crime ? dit Monique.Berthier eut un petit sourire satisfait.– Bonne question. Nous ne sommes pas en mesure de l’affirmer à cent pour cent. Mais il faudrait m’expliquer comment un sportif de vingt-sept ans, en pleine forme, sans le moindre problème de santé, pourrait subitement passer de vie à trépas.Il parcourut l’assistance du regard. Certains affichaient des expressions ironiques, d’autres semblaient plus mal à l’aise, voire inquiets.– Très bien. Examinons donc les mobiles possibles. J’ai tout de suite pensé que ce crime, s’il y a bien crime, avait un lien avec les histoires que vous vous racontiez le soir. C’étaient des moments forts de votre confinement où vous étiez tous réunis. L’un d’entre vous pouvait se sentir blessé par le contenu d’une de ces histoires…Claire se pencha vers Damien.– Ce flic se la joue Hercule Poirot, chuchota-t-elle.Damien ne put retenir un ricanement. Suliac lui jeta un regard irrité qu’il soutint.Lucien leva la main.– Vous pensez sérieusement qu’on pourrait tuer quelqu’un pour une histoire de chat ? Vous êtes sérieux ?Suliac mit les poings sur les hanches.– J’ai une certaine expérience de l’univers carcéral. Dans un monde clos, le moindre détail peut prendre une importance considérable. Un détenu peut en frapper un autre, voire le tuer pour une affaire de brosse à dent. Un confinement a des points communs avec une détention. Deux mois les uns sur les autres. Des antipathies peuvent se développer, se transformer en haines incontrôlables. Vous êtes au courant, je suppose, qu’un couple sur dix va se séparer à la suite de ce confinement.Le flic s’interrompit un instant pour les dévisager, attendant une réaction qui ne vint pas, puis consulta son collègue du regard avant de reprendre, sur le ton enjoué de l’homme qui pense avoir marqué un point.– J’ai d’abord pensé à cette histoire humiliante de gamin traité de limace. Aucun d’entre vous n’est Charles de Bourmont et ne peut l’avoir vécue. Mais nous avons parmi nous une personne de sa famille. Par alliance, certes. N’est-ce pas M. Rezouf ?Lucien s’agita dans son fauteuil.– Votre dossier n’est pas jour. J’ai vécu deux ans avec sa cousine. Nous étions pacsés. Charles, j’ai dû le rencontrer trois fois.Suliac pointa son doigt sur lui.– Mais vous avez tout de suite compris qu’il s’agissait de votre parent et vous n’en avez pas parlé. Vous avez ruminé dans votre coin.– Je ne voyais pas la raison d’en parler. Ça aurait créé un malaise. J’ai trouvé l’histoire déplaisante. De là à tuer François. Il vous faudra trouver autre chose.– Dans ces circonstances, ça me semble pourtant un mobile très valable. Mais passons aux autres histoires. Quand Lucien a raconté son histoire d’escroc qui prétendait deviner l’origine des vins et leur millésime, Paul s’est senti humilié car il venait lui-même de se livrer à ce petit jeu. Et il avait triché lui aussi.Paul se dressa comme un ressors.– Mais vous délirez ! D’abord, non, je n’ai pas vraiment triché. J’avais fait un tour dans la cave et je savais quels étaient les vins disponibles. Damien avait interdit de prendre les plus chers. Donc je savais quels étaient ceux qui restaient et, avec le rôti, Claire ne pouvait choisir qu’un Bordeaux. Et c’est Lucien qui a raconté cette histoire, pas François.Le flic balança la tête.– Sauf que François a rigolé quand vous avez pris la mouche en prétendant que vous étiez visé par cette histoire. Vous voyez que je suis bien renseigné.Monique soupira en écartant les bras.– Oui, François a rigolé à ce moment-là. Je ne sais pas qui vous rapporté ça. Il a en effet rigolé, mais il avait bu un coup et ce n’était pas forcément aux dépens de Paul. Et on ne tue pas quelqu’un parce qu’il a éclaté de rire.Suliac se rengorgea et prit un ton professoral.– Chère madame, je crois vous avoir déjà expliqué que la moindre animosité peut prendre une ampleur démesurée dans une telle situation.Le flic compta sur ses doigts.– Cela nous fait déjà deux personnes qui avaient un mobile pour expédier le professeur d’EPS ad patres. Mais ce ne sont pas les seules. Il y avait une autre catégorie de mobiles : la jalousie et le dépit. La victime a eu une aventure avec Hélène Kalinsky ici présente.Celle-ci devint écarlate.– Ça vous fait prendre votre pied, d’étaler ma vie privée ?Suliac échangea un nouveau regard avec son collègue.– Je crains que personne parmi nous ne l’ignore, dit-il sur un ton neutre. Tout comme votre liaison avec Damien Gilet. Le trio classique. Cas de figure incontournable. D’ordinaire, le mari tue l’amant, ou vice-versa. Une grande partie des crimes entrent dans cette configuration.Claire leva la main.– Sauf que ce n’est pas François qui a tué Damien, remarqua-t-elle sur un ton détaché, comme si elle se prenait au jeu.– En effet, dit Suliac, satisfait qu’on lui donne ainsi la réplique. Mais il y a néanmoins une personne qui pouvait être jalouse de François Vernant : vous, Claire Leroy. Jalouse de sa relation avec votre amie Hélène Kalinsky.Hélène se mit à rire bruyamment.– Vous devriez écrire des polars. Vous avez de l’imagination. Mais je vous conseillerais tout de même de trouver de meilleures idées. La femme, l’amant, la jalousie, c’est un peu ringard.– Bof, renchérit Claire, c’est inusable. Et avec le coup de la lesbienne jalouse, ça devient tendance. Le problème, c’est que vous racontez n’importe quoi. Vous n’avez aucune preuve.Cette réaction sembla amuser le capitaine. En revanche, le numéro de son patron semblait déranger son adjoint.– Si vous voulez bien m’écouter encore un peu avant de connaître le dénouement, voici comment les choses se sont passées à mon avis. J’ai cru comprendre que vous aimez bien les histoires, alors j’espère que vous apprécierez celle-ci. Quelques jours avant la fin du confinement, François Vernant s’est enfermé dans sa chambre. Personne ne semble s’en être inquiété sauf…Le flic pointa son doigt sur Hélène.– Sauf Hélène Kalinsky qui a été aux petits soins pour lui, lui a monté des plateaux repas. Et pourtant elle avait rompu pour lui préférer Damien Richet. Ou alors n’avait-elle peut-être pas vraiment rompu profitait-elle des faveurs des deux garçons. Cette soudaine déprime pouvait n’être qu’un prétexte. Le mobile de la jalousie s’impose donc. Et le jaloux ne peut être que Damien Richet. À moins qu’on ait affaire à une jalouse. Une des deux autres femmes présentes qui pouvait espérer que la rupture entre Hélène Kalinsky et François Vernant lui permettrait de séduire enfin le professeur d’EPS.Monique se leva et s’avança en direction des policiers.– Si c’est à moi que vous faites allusion, selon votre logique, c’est Hélène que j’aurais dû éliminer.– Le dépit peut être aussi un mobile…La sonnerie de son portable l’interrompit.– Excusez-moi un instant.Suliac alla se placer dans un angle de la pièce pour prendre la communication. Son adjoint le rejoignit. Ils chuchotèrent tous les deux, tandis que les sept anciens confinés se mettaient à bavarder et à échafauder des hypothèses. Le policier revint vers eux. Son expression avait changé.– Nous avons les premiers résultats de l’autopsie, annonça-t-il.Le silence se fit immédiatement.– François Vernant est mort d’une crise cardiaque. Vous saviez qu’il prenait des médicaments ?Hélène Kalinsky se leva.– Il s’était mis dans la tête qu’il avait chopé le virus, dit-elle. Juste pour des maux de gorge. C’était un garçon fragile sur le plan psychologique sous ses dehors de sportif costaud. Alors oui, il s’était équipé de toute une pharmacie avant de se confiner avec nous.– Et vous ne nous en avez pas parlé ! reprocha le flic.– François ne souhaitait pas que ça se sache. Et je ne voulais inquiéter personne, car à mon avis il n’avait qu’un tout petit mal de gorge. Sinon, ça serait déclaré bien avant.Le plus jeune des deux flics, qui n’avait pas encore prononcé une parole, fit un pas en direction d’Hélène.– Mais c’est tout de même bizarre que nous n’ayons pas retrouvé cette pharmacie, non ?– La veille du déconfinement, je suis montée lui apporter son repas. Il dormait quand je suis entrée dans sa chambre. Quand j’ai vu tous ces médocs étalés, je me suis dit qu’il devait se faire plus de mal que de bien. J’ai tout mis dans un sac que j’ai balancé.Suliac se tourna vers son collègue.– La tournée des éboueurs, c’est quel jour ? Allons voir si ce sac est encore là. Venez avec nous, madame Kalinsky.Ils s’élancèrent tous les trois. Quelques minutes s’écoulèrent. Quand ils réapparurent, Suliac brandissait un sac de plastique noir. Il en étala le contenu sur la table basse. Des tubes d’aspirine voisinaient avec une douzaine de boîtes de Doliprane et de Plaquénil.Suliac secoua la tête.– L’automédication, dans son cas, c’était pas terrible. Le médecin légiste dit qu’il avait un truc au cœur qui n’avait jamais été repéré. Son estomac contenait des tonnes de ce truc.Hélène haussa les épaules.– Je lui avais dit, mais je ne savais pas qu’il en prenait tant. Et une crise cardiaque, franchement je n’y aurais pas pensé. Avant sa déprime, il avait l’air en pleine forme.Elle soupira. Les jeunes gens échangèrent des regards consternés. Les deux flics ne semblaient plus très à l’aise dans leurs baskets.– Votre belle construction tombe à l’eau, monsieur le détective génial, lança Claire, perfidement. Et je suppose que nous ne saurons jamais à qui vous aviez l’intention de faire porter le chapeau.Gérard Delteil