ARTE propose, jusqu’en février 2021, un documentaire « Toni Morrison et les fantômes de l’Amérique », consacré à cette grande écrivaine (1931-2019), première femme noire à obtenir le Nobel de littérature. En ligne sur https://www.arte.tv/fr/v….
On le sait, l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Ce que tente de faire Toni Morrison, c’est de remettre à sa place l’histoire des Afro-Américains, de l’esclavage au racisme structurel d’aujourd’hui en passant par la ségrégation qu’elle a bien connue. Le documentaire explore cette question autour du plus célèbre de ses livres, Beloved, qui part d’un fait réel.
« Serai-je autorisée enfin à écrire sur les Noirs sans avoir à dire qu’ils sont noirs ? »
En 1856, une esclave et ses enfants s’enfuient et se réfugient dans un État libre. Mais comme le droit le permettait, l’ancien propriétaire vient reprendre ses « biens ». La mère préfère alors tuer sa fille pour qu’elle ne vive pas ce qu’elle a vécu. Dans l’œuvre de Morrison, le fantôme de la fillette bien-aimée revient auprès de sa mère, et toutes les horreurs endurées par leurs ancêtres afro-américains resurgissent. Ce fantôme n’est en fait que le retour d’une mémoire qui a traversé les temps, de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui. Mais ce n’est pas une histoire « communautariste » ni « victimaire » que construit Morrison : « Serai-je autorisée enfin à écrire sur les Noirs sans avoir à dire qu’ils sont noirs, comme les Blancs écrivent sur les Blancs sans dire qu’ils sont blancs ? » Tout le contraire d’une revendication strictement mémorielle au sens où l’on sortirait un événement de l’histoire, sans profondeur de champ, hors contexte, pour en faire une sorte d’absolu bon à construire un roman national ou soutenir une idéologie. Il s’agit bien plutôt de montrer les Afro-Américains comme sujets dont l’histoire est constitutive de celle des États-Unis1.
Le documentaire lie, dans une construction fluide et vive, l’évocation du livre, des extraits d’interview de Toni Morrison à l’imposante personnalité (on aurait pu parler de force tranquille si l’expression n’avait été jadis dégradée), les commentaires de militantEs des droits civiques, d’artistes, des images et films d’archives, depuis les lynchages qui avaient traumatisé, enfant, le père de Toni jusqu’aux manifestions Black Lives Matter de maintenant : du nœud coulant au genou sur le cou ! On reverra avec plaisir Angela Davis lier le racisme au développement du capitalisme. On n’oubliera pas enfin la bande son, somptueuse.
- 1. Très significatif est le jugement (réel) de la mère infanticide : les abolitionnistes demandaient à ce qu’elle soit condamnée pour crime, les esclavagistes obtinrent la condamnation pour vol (des enfants). Dans le premier cas, c’était reconnaître sa pleine et entière qualité de sujet humain responsable, dans le deuxième elle n’était qu’un objet, propriété avec ses enfants de son patron.