L’arrivée il y a un peu moins d’un an de Pap Ndiaye au ministère de l’Éducation avait fait pousser un ouf de soulagement dans l’ensemble des établissements scolaires. Mais la réalité est une complète continuité avec la politique de son prédécesseur.
Il faut dire que le quinquennat précédent a, sans doute possible, été le plus violent contre l’École publique, contre ses fondements et ses personnels. Et le ministre Blanquer a incarné cette politique de ségrégation scolaire, de destruction des collectifs, d’autoritarisme, d’idéologie technocratique niant la
réalité vécue sur le terrain par les personnels, et d’austérité budgétaire appliquée aux moyens alloués aux établissements comme aux salaires – le tout couronné par une « politique Covid » où l’impréparation, le mépris et les injonctions contradictoires ont parachevé le mandat du ministre probablement le plus destructeur que l’Éducation nationale ait connu. Il a incarné son rôle avec une telle conviction et une telle régularité que sa personne en était venue à se confondre avec sa politique. C’était d’ailleurs un slogan, quand des cortèges entiers, en écho aux salles de profs et de maîtres, réclamaient légitimement sa démission : « Jean-Michel Blanquer, on veut plus bosser pour toi ! »
C’est donc peu de dire que la non-reconduction de ce sinistre a été accueillie avec satisfaction par toutes et tous. Dans les premières semaines, Pap Ndiaye a pris soin de se démarquer en prônant un retour au dialogue et à l’écoute, propre à satisfaire les directions syndicales. Un an après, le temps de la comparaison et du bilan s’impose.
Le primaire toujours « mis au pas »
Blanquer avait imprimé sa marque de fabrique en faisant de l’apprentissage des prétendus « fondamentaux » (lire-écrire-compter) l’alpha et l’oméga de la réussite des élèves. Pour parvenir à faire adopter ses obsessions pédagogiques, qui pourtant renforcent les déterminismes sociaux dans la réussite scolaire, il a assorti ce recentrage d’injonctions pédagogiques récurrentes. Ainsi, ce n’est pas seulement la question de l’enseignement du français et des mathématiques qui s’est jouée. Du côté des élèves, c’est l’enfermement dans des méthodes systématiques, où le décodage et la technique opératoire sont survalorisés au profit d’une démarche de recherche du sens et de compréhension des mécanismes, dans les domaines de la lecture, de l’écriture et des mathématiques. Des méthodes qui ne favorisent pas la réussite à long terme des élèves les moins connivents avec l’école et favorisent, de fait, le tri social. Mais c’est aussi, dans une atteinte inadmissible à la liberté pédagogique, la volonté de Blanquer d’imposer des méthodes d’apprentissage communes à toutes les classes de France, édictant des « règles » comme si la construction du savoir était une question de manuels de montage et les élèves des meubles Ikea. Ajoutée à cela, une folie évaluative, avec la mise en place des évaluations CP/CE1, dont le but implicite n’est pas seulement de distribuer des « bons points » aux enseignantEs, mais aussi de déposséder ces dernierEs de leur expertise, aussi bien en termes de diagnostic d’éventuelles difficultés que de remédiation.
Ce faisant, il a nié les compétences professionnelles des enseignantes et enseignants qui sont concepteurs et conceptrices de leurs apprentissages, qui savent quand et comment évaluer, et tentent, malgré la pénurie de moyens, notamment en RASED, de remédier aux difficultés de leurs élèves. Pour installer tous ces dispositifs, il a imposé toujours davantage de postes dits « à profil » ouverts aux enseignantEs lors des mouvements de titularisation et de mutation. Ainsi, les personnes prétendant, par exemple, enseigner en CP/CE1 en REP+ doivent le plus souvent passer un entretien pour obtenir le poste visé : une bonne occasion de s’assurer de la « loyauté » des personnels dans la mise en application des recettes ministérielles. La continuité de Ndiaye avec son prédécesseur est ici flagrante. Le 12 janvier dernier, ont été publiées quatre notes de service s’inscrivant dans la droite ligne de la politique menée par Blanquer : toujours la même obsession du lire-écrire-compter, associée au mantra de l’évaluation… Tandis que la logique de profilage des postes s’est poursuivie, et encore amplifiée…
Par ailleurs, l’un des projets phares de Blanquer, qui avait échoué à le mettre en place suite aux résistances des équipes pédagogiques, a été concrétisé cette année : la loi Rihlac, adoptée par la majorité et adoubée par le ministre, qui instaure une autorité fonctionnelle au sein des écoles. Alors qu’historiquement la direction était effectuée par unE pairE, la loi Rihlac impose désormais unE chefFE aux enseignantEs du primaire. Après avoir sciemment ignoré les difficultés inhérentes à l’exercice de cette fonction, le ministre n’a apporté comme seule réponse que l’instauration d’une hiérarchie. Ce nouveau dispositif va pourtant isoler les directeurs et directrices des équipes au sein de leur école, tout en ne répondant en rien au manque de temps de décharge indispensable pour remplir correctement leurs missions, mesure qu’ils et elles réclament pourtant bien plus qu’un statut !
Le secondaire mis au service du marché du travail
Suppression des séries, promotion du parcours personnalisé, mise en place de bacs locaux qui mettent en concurrence les établissements et les enseignantEs, évaluations permanentes par le « contrôle continu » qui transforment les savoirs en compétences à acquérir en vue d’un examen au mépris de la formation d’esprits libres et éclairés… : le réquisitoire contre la réforme du lycée général et technologique portée par Jean-Michel Blanquer est long. L’analyse de cette réforme a été faite et refaite. Par l’individualisation des parcours et la création d’un bac « à la carte », dépendant des choix pédagogiques et de notation proposés par chaque établissement – et donc des moyens dont il dispose et de la politique de sélection qu’il met en œuvre –, elle creuse les inégalités scolaires en donnant plus de chance aux élèves qui possèdent le capital familial, économique et culturel, leur permettant de faire les « bons » choix, qui leur permettront d’accéder ensuite aux études les plus prometteuses en terme d’emplois comme de salaires. Tandis que la suppression des filières, loin de « simplifier » le bac et d’en briser la rigidité disciplinaire pour s’adapter aux intérêts et aux appétits de découverte des élèves – comme le vantait le ministre –, a au contraire contribué à opacifier encore un peu plus le système des choix d’orientation, particulièrement pour les élèves et les familles les plus démunies face aux codes de l’Institution, tout en renforçant la suprématie des disciplines scientifiques, toujours perçues, avec raison, comme la voie royale vers la réussite scolaire et sociale.
De fait, l’articulation de cette réforme avec la logique de sélection de ParcourSup en fait un redoutable instrument de tri social. C’est désormais l’intégralité du cursus scolaire qui se trouve soumis à une logique de rentabilité et de sélection, depuis la classe de 3e où se décide d’abord le choix d’un stage dont l’intérêt pédagogique est à peu près nul mais dont la valorisation sur la plateforme ParcourSup est déjà un outil précieux pour les élèves les plus favorisés, jusqu’à la classe de Terminale dont tous les enseignements sont calibrés pour que les notes des élèves puissent être enregistrées à temps sur la plateforme : ainsi, l’adoption du contrôle continu permet de baser la sélection précoce des candidatEs sur les notes obtenues tout au long de l’année de Première et des deux premiers trimestres de Terminale, tandis que les épreuves de spécialité de Terminale sont planifiées au mois de mars, en dépit des rythmes d’apprentissage. Ainsi, le « choix » des élèves se trouve, encore plus qu’auparavant, paramétré et précocement déterminé par une logique comptable qui les oblige à calculer toutes leurs décisions en fonction des « attendus » et des « prérequis » imposés par des organismes et établissements d’enseignement supérieur de moins en moins accueillants et de plus en plus sélectifs.
Ndiaye, quant à lui, s’est attaqué à un autre pan du secondaire, particulièrement digne d’intérêt pour le patronat car il forme la main-d’œuvre la plus immédiatement disponible et la moins diplômée : les lycées professionnels. Déjà, la réforme Sarkozy-Darcos du bac professionnel, expérimentée en 2007 puis généralisée en 2009, réduisait la scolarité de ces lycéenNes d’une année. Elle rendait, de fait, plus inaccessible la poursuite d’étude à touTEs les élèves poursuivant un CAP, dont une infime minorité pouvait accéder aux bacs professionnels, et donc à toute poursuite d’étude. Or, en France, la qualification et le diplôme sont un levier normé permettant d’accéder à un certain niveau de salaire. Amorcée en 2018, la réforme Blanquer a suivi la même logique comptable, en supprimant des centaines d’heures d’enseignement aux élèves, ainsi que l’existence du BEP, diplôme pourtant bien reconnu par les professionnelLEs.
Le 13 septembre 2022, le président de la République, en déplacement aux Sables-d’Olonne, a déclaré qu’il voulait augmenter la durée des stages des lycéenNEs professionnel d’au moins 50 % en trois ans, ce qui réduirait de fait, une fois encore, les heures d’enseignement. Le projet de réforme de la voie professionnelle vise en effet à orienter les jeunes vers les métiers en tension en supprimant les filières tertiaires, dans lesquelles, statistiquement, les lycéenNEs poursuivent davantage leurs études, en augmentant de 50 % le temps de stage en entreprise, pour qu’ils et elles travaillent à mi-temps et gratuitement pour l’employeur dès la classe de Terminale. Le fil conducteur des « réformes » 2009 et 2019 et de celle de Macron 2022, c’est toujours moins d’heures d’enseignement pour les lycéenNEs professionnelLEs sous statut scolaire, avec l’objectif de les pousser vers une insertion précoce sur le marché du travail. La vision idéologique ne manque pas de clarté : de moins en moins de cours au lycée, de plus en plus de temps passé en entreprise… en fonction des besoins locaux ! Cela réduit considérablement la capacité d’analyse et d’autonomie des futurEs professionnelLEs et limite leur poursuite d’études ainsi que leur éventuelle réorientation. En outre, adapter la carte des formations en fonction des besoins des entreprises locales, c’est limiter les choix des élèves et les exposer aux aléas socio-économiques.
Ces réformes s’accumulent et s’articulent dans un projet libéral cohérent visant à réorganiser le système éducatif à l’aune des logiques du marché en soumettant explicitement l’école aux besoins des entreprises, de bac–3 à bac +3 dans des filières profilées par et pour le patronat, à l’opposé de toute démocratisation et d’ambition sociale pour les élèves, quel que soit leur milieu d’origine. Et ce, dans une totale continuité entre le ministère précédent et l’actuel.
Des transformations structurelles vers « l’école-entreprise »
Cette entreprise de soumission de l’éducation aux besoins du marché ne peut se faire sans modifier structurellement, et en profondeur, un service public d’État et son corollaire, le statut des fonctionnaires.
Ainsi, l’obsession évaluative de Blanquer n’avait pas pour seul but d’imposer ses méthodes pédagogiques discriminantes. L’autre versant était d’évaluer les enseignantEs comme les équipes dans leur application zélée des injonctions ministérielles. Et cela s’est traduit par la mise en place des « cités éducatives » ou des « contrats locaux d’accompagnement » : loin de proposer des dotations équitables et basées sur des critères objectivés et transparents, il s’agit d’accorder des moyens supplémentaires aux équipes, aux écoles, aux établissements qui porteraient des projets dont l’institution serait juge de l’intérêt pédagogique. Cette contractualisation des moyens est une réelle mise en concurrence des établissements qui, pour obtenir des dotations, devront se soumettre aux différentes injonctions et, pour les équipes, accepter la mise sous tutelle de leurs pratiques : c’est le sens du combat des personnels des écoles de Marseille contre l’expérimentation qui leur été imposée en 2022. Cette politique a été amplifiée par Ndiaye qui, dès son arrivée, s’est félicité de l’« expérience Marseille » et a annoncé son extension. De rupture, là non plus il n’est pas question. C’est d’ailleurs à l’aune de cette pratique qu’il faut aussi analyser la disparition des seuils dans les ouvertures/fermetures de classes en primaire, seule garantie d’un traitement transparent et équitable car « critérisé », ou encore la remise en cause de l’éducation prioritaire, prochain chantier auquel devrait s’attaquer le ministre.
Du côté des personnels, la pénurie organisée par le ministère Blanquer se poursuit. En maintenant un niveau salarial bas, très loin de tout « choc d’attractivité », en réduisant de facto la mobilité des personnels par manque de moyens d’enseignement, le recours aux contractuelLEs est devenu une norme qui touche désormais le primaire sur l’ensemble du territoire. Ndiaye pousse la logique de son prédécesseur jusqu’au bout : en titularisant ces personnels sans concours, parfois recrutéEs à des niveaux salariaux supérieurs aux titulaires et qui n’ont pas eu à subir un système de mutations qui ne fonctionne plus, c’est une deuxième voie d’entrée que vient d’ouvrir le ministre. Le but en est limpide : il s’agit de mettre en concurrence les contractuelLEs avec les personnels statutaires, et ainsi de soumettre un peu plus facilement encore aux injonctions ministérielles une communauté enseignante de plus en plus divisée. En somme, un management libéral classique appliqué à la fonction publique, qui compte le plus de personnels : Ndiaye fait aboutir le projet Blanquer.
Une actualité brûlante
Pour celles et ceux qui pensaient encore à de possibles inflexions, sans même parler de rupture, l’annonce des dotations en postes a été une douche froide. D’aucunE dirait que les arbitrages sont rendus à Bercy. Certes. Il n’empêche que c’est bien le ministre et ses services qui font le choix de mettre en œuvre cette politique de renoncement. Loin d’une priorité donnée au primaire, pourtant encore claironnée sur tous les toits, ce sont plus de mille établissements qui sont touchés par des suppressions de moyens d’enseignement, entraînant plus de 4 500 fermetures de classes. De la même façon, le secondaire subit une saignée. Alors qu’en parallèle il annonce la mise en place de soutien spécifique en 6e, au détriment de l’enseignement de la technologie – prouvant ainsi que le manque de moyens empêche le primaire de résorber la difficulté scolaire –, Ndiaye accepte, pour la première fois depuis dix ans et Luc Châtel, une diminution de postes. Pendant ce temps, dans tous les départements, des formations sont annulées faute de remplaçantEs, des classes restent des semaines sans enseignantE… Ce n’est même plus une continuité, c’est une dégradation accélérée.
Du point de vue des salaires, qui devaient être le chantier historique de Blanquer, le bilan n’est pas meilleur. Les promesses du Grenelle se sont heurtées à la réalité budgétaire : augmentation de l’indemnitaire au détriment de l’indiciaire, et de façon inégale. Le chantier poursuivi par Ndiaye adopte en effet une logique encore plus managériale : la mise en place du « pacte enseignant », avec des primes conditionnées à l’exercice de missions supplémentaires, présente des avantages évidents pour « gérer » le corps enseignant. C’est d’abord un formidable outil de management dans une période d’inflation et de baisse globale du pouvoir d’achat permettant de soumettre/récompenser les personnels zélés, tout en divisant les personnels entre celles et ceux qui accepteront, pour des raisons diverses, et celles et ceux qui refuseront. Entrer dans ces dispositifs sera, en outre, un critère décisif lors des entretiens de carrière, qui permettra de promouvoir les « bonnes conduites ». Enfin, étant donné qu’il s’agit de primes, leur pérennité n’est pas assurée, tandis qu’elles n’entrent évidemment pas dans le calcul des droits à la retraite. À la moindre baisse de dotations, quelles sont les garanties pour les personnels de continuer à les toucher ?
Enfin, la situation des AESH (accompagnantEs d’élèves en situation de handicap) reste toujours aussi inquiétante. Sous-payéEs, géréEs de façon purement comptable et parfois brutale par des PIAL (pôles inclusifs d’accompagnement localisés) qui nient les besoins d’accompagnement, ces personnelEs pourtant essentiels au fonctionnement de l’école, ne voient aucune lueur à l’horizon, la plus grosse administration française ayant décidé de fermer les yeux sur des paies inférieures au seuil de pauvreté parmi ses salariéEs…
Le changement initial de ton aura fait long feu. Même si certaines prises de position sur la laïcité ou les discriminations changent des discours blanquériens, la politique scolaire, elle, reste fondamentalement la même. Ndiaye, sa politique, doivent donc être combattus à la hauteur de ce dont il s’agit : le renforcement à vitesse grand V d’une école de classe, outil de tri social et de renforcement des déterminismes sociaux. Il faut continuer à s’y opposer et, le moment venu, il ne faudra pas hésiter à chanter que Ndiaye non plus, on ne veut plus bosser pour lui !