Le 8 mars dernier, une vague féministe a secoué la politique réactionnaire de l’État espagnol, dépassant toutes les attentes : un tiers des travailleurEs du pays, femmes comme hommes, soit 6 millions de manifestantEs dans près de 200 villes. Une mobilisation qui a impacté tous les champs de la vie sociale : les écoles, les universités, les lieux de travail, les rues, les quartiers...
Malgré la frilosité des deux organisations syndicales majoritaires, le CCOO et l’UGT, à soutenir une grève générale de 24 heures pour cette journée, l’organisation solide des femmes en amont a permis cette mobilisation d’ampleur exceptionnelle. En effet, celles-ci se sont organisées par des assemblées de quartier ou de ville, lors des piquets de grève, mais aussi au sein des syndicats minoritaires (CNT, CGT).
Un soulèvement féministe à dimension anticapitaliste
La grève a paralysé l’économie du pays, que ce soit dans les transports, ou par les nombreux piquets de grève devant les grandes enseignes de magasins. Ce soulèvement féministe a, plus que jamais, revêtu une dimension anticapitaliste, se dressant contre les inégalités salariales, mais aussi contre l’austérité que subit le pays depuis plusieurs années. Étant les premières atteintes par la précarisation et le chômage, les femmes en lutte adoptent ainsi les pratiques de la lutte des classes pour se révolter. Cette grève s’est également étendue à la sphère privée par la désertion des tâches de soin et domestiques, pour dénoncer le système d’oppression patriarcale, les violences sexistes et sexuelles. C’est l’articulation de deux systèmes d’oppression qui donne une dimension globale au mouvement féministe.
Les réactionnaires à l’offensive
Malgré ce pas en avant et l’accumulation de campagnes féministes populaires durant l’année qui a suivi, les résultats concrets d’une telle mobilisation sont restés invisibles. Entre autres, la justice espagnole a pris clairement parti contre les mobilisations populaires en refusant la caractérisation de viol et en condamnant pour simple délit les prédateurs de « la Manada » (« la Meute », groupe de 5 hommes jugés pour le viol d’une jeune femme de 18 ans en juillet 2016). Puis, cette même justice a prononcé une peine de 5 ans de prison ferme dans le cas emblématique de Juana Rivas, cette femme qui avait éloigné ses enfants d’un père violent.
L’arrivée de Vox au Parlement andalou en décembre 2018 donne une tribune considérable à l’extrême droite espagnole. Défendant la famille, l’abolition du droit à l’IVG et de la loi cadre contre les violences faites aux femmes, cette formation politique aux relents franquistes est relayée sur la place publique par l’organisation ultra conservatrice Hazte Oir qui, à l’approche du 8 mars, fait déambuler un bus avec le visage d’Hitler portant le symbole féministe et l’inscription #StopFeminazis, pour réclamer l’abolition des lois sur le genre.
Auto-organisation des femmes
Mais, en dépit de cette situation défavorable et des crises gouvernementales, le mouvement des femmes dans sa diversité a milité pour l’auto-organisation d’une nouvelle grève générale qui concerne toutes les exploitées par le système capitaliste et patriarcal. Après plusieurs rencontres centrales regroupant des centaines de femmes des diverses régions autonomes, les « Comisiones 8M » ont tissé un ample réseau militant qui témoigne d’un ancrage dans la vie politique locale qui permet d’enrichir la liste des revendications. À travers le mot d’ordre « Nous ne sommes pas toutes ici », les féministes espagnoles insistent sur la nécessité d’intégrer dans la lutte les femmes immigrées, les femmes de couleur, celles que le racisme, la précarité ou l’illégalité condamnent à l’invisibilisation. L’auto-organisation naissante des femmes « soignantes » latino-américaines ou la dénonciation des traitements scandaleux des femmes arrivées par Gibraltar (traite, esclavage) sont prises en compte. Les femmes mobilisées se sont dotées d’un code éthique, d’un guide des pratiques féministes qui regarde tant la pratique de construction d’un collectif avec un nouveau « sens commun », comme les contenus d’un programme qui replace les femmes au centre de « tous les espaces de la vie » et leur capacité à faire la grève au-delà du domaine habituel du travail salarié. Elles appellent à la grève de la production et de la reproduction pour mieux combattre le système et mettent l’accent sur la diversité des actions possibles.
Face à ces aspects innovateurs et malgré l’ampleur du travail des organisations locales et de l’écho de la lutte internationale des femmes, les institutions et les centrales syndicales majoritaires peinent à prendre la question à bras-le-corps. Mais l’implication des femmes devient évidente dans tous les secteurs et se décline dans les régions autonomes. L’intersyndicale GIC et CCOO de Galice ont fait condamner la Xunta (gouvernement régional) pour entrave à la grève dans les services publics à l’occasion du 8 mars 2018. Cette année, CCOO et UGT ont dû concéder une certaine « flexibilité » de l’appel à la grève, de 2 heures au niveau de l’État, mais de 24 h dans des sections régionales ou locales qui l’imposent déjà ; les syndicats basques ELA et LAB appellent à une journée entière, la CNT et la CGT également, et le conseil municipal de Zaragosse assume la motion de Zaragoza en Comun appelant à la grève féministe. Cette année encore, les femmes de l’État espagnol semblent déterminées à démontrer que « si les femmes s’arrêtent, c’est le monde qui s’arrête ».