Publié le Vendredi 2 janvier 2026 à 09h00.

10 septembre 1974 : manifestation des appelés du 19e RA de Draguignan

Robert Pelletier est appelé sous les drapeaux en 1974. Son organisation politique, la Ligue communiste, décide d’y mener une campagne pour la reconnaissance des droits des appelés (les bidasses). À la veille du deuxième tour de l’élection présidentielle de 1974, 100 soldats appelés du contingent demandent aux candidats de se prononcer publiquement sur un ensemble de revendications.

Comme des dizaines de « bidasses » je suis muté fin juin pour avoir signé et fait signer l’Appel des Cent1. D’Offenburg (11e RA — régiment d’artillerie — en RFA), je suis muté au 19e RA de Draguignan. Des mutations qui auront comme principal résultat d’éparpiller ces militants dans autant de casernes. Formant un groupe d’une dizaine de jeunes appelés révoltés dont plusieurs originaires des Antilles, nous décidons de faire signer l’Appel des Cent par une majorité de soldats. Les appelés antillais sont les cibles privilégiées d’une hiérarchie imprégnée de racisme « cultivé » tout au long d’une guerre d’Algérie qui nourrit encore largement les mémoires et les comportements.

 

Signature massive de l’Appel des Cent

Chaque semaine, notre liste s’allonge et des appelés arrivant à Draguignan début août demandent à tue-tête : « Où est-ce qu’on signe l’Appel des Cent ? » La collecte des signatures facilite les discussions. Cet été-là des prisonniers en révolte montent sur les toits des prisons pour exiger l’amélioration de leurs conditions de détention. L’idée de « faire plus » commence à émerger et fait son chemin chez les soldats. Entre occuper l’armurerie, saboter des engins et d’autres suggestions, il va falloir choisir la bonne initiative…

Au cours de discussions avec les camarades du FCR2 dans le courant d’août nous estimons qu’une manifestation serait le mode d’action le plus pertinent. Reste à convaincre les soldats et à l’organiser. Fin août, nous atteignons les 200 signatures, auxquelles viennent s’ajouter une grande majorité des Antillais signataires d’un texte dénonçant leur situation particulière. 

Pendant ma « perm » du week-end du 7 et 8 septembre, je monte à Paris pour la rédaction, l’impression d’un « quatre pages » qui contient l’Appel des Cent et les 200 signataires, des caricatures sur la vie de caserne et un texte signé « les Antillais du 19e RA » dénonçant les conditions qui leur sont faites dans la caserne. Lundi matin retour à la caserne avec le précieux paquet de tracts et le soir, dans une chambre, réunion de la vingtaine de soldats les plus impliqués dans la mobilisation. Nous décidons de distribuer le « quatre pages » dans les chambrées et de nous retrouver au foyer après le déjeuner du lendemain. L’idée d’une manifestation fait son chemin. Reste à définir le jour et l’heure et avoir suffisamment de « candidats » pour le défilé. Fort de cette décision en germe, accompagné d’un soldat un peu politisé, je rencontre un membre de la direction du FCR, militant à Marseille, accompagné d’un autre camarade de région. Ils nous informent de la disponibilité limitée de journalistes à mardi, mercredi...

 

Décision et manifestation

Le lendemain matin sur les différents postes de travail, l’ambiance est tendue. Après le déjeuner, on se dirige vers le foyer. Lors de cette pause entre 13 h et 15 h justifiée par les fortes températures dans la région, la hiérarchie est invisible et ne peut exercer de pression directe sur les appelés. Peu à peu le foyer se remplit. On se retrouve à une trentaine autour de quelques tables dans un coin du foyer. Il s’agit maintenant d’organiser la discussion et de prendre rapidement une décision. Difficile vu l’ambiance de la matinée de repousser l’échéance. Après débat et vote à mains levées, la manifestation est décidée pour cet après-midi. Nous nous rendons dans les chambres, les bureaux, les ateliers pour convaincre un maximum de « bidasses » de participer à la manifestation. Après notre tournée, les soldats arrivent des quatre coins de la caserne, un peu au compte-gouttes. Quand on se sent suffisamment nombreux, plus d’une centaine estimée, nous marchons vers la sortie. L’adjudant de service, manifestement désorienté, tente modérément de nous arrêter. Même si notre détermination ne couvre pas complètement notre angoisse, elle nous fait dédaigner la faible résistance d’une hiérarchie qui ne se doute encore de rien. 

Une fois sortis de la caserne, il faut quelques centaines de mètres et l’apparition de journalistes et de photographes pour nous libérer, nous permettre de crier des slogans improvisés : « la solde à 1 000 francs », « quartiers libres en civil », « faites l’amour, pas la guerre », « non au racisme ». Nous traversons la ville pour un sit-in devant la sous-préfecture. La hiérarchie dans des véhicules recolle alors au peloton et tente de nous faire rentrer dans la caserne dans les véhicules. Nous résistons aux interpellations verbales des supposés meneurs, au chantage et pressions et décidons de rejoindre la caserne en passant par le centre-ville. Nous reprenons nos slogans pendant que quelques civils rejoignent notre cortège.

Une dernière halte devant l’entrée avant de réintégrer la caserne met la hiérarchie en transe. Nous décidons de finir par un tour dans la caserne pour informer nos collègues et les inviter à nous rejoindre. Maigre succès, mais belle trouille des gradés qui craignent que nous ressortions quand nous repassons devant la porte d’entrée…

Après une heure de flottement, tous les manifestants identifiés avec précision sont convoqués devant le colonel responsable de la région militaire débarqué en hélicoptère. Au moment où ce gradé entre dans la salle, le « garde-à-vous » d’usage retentit, censé nous faire lever de nos chaises. Bien que nous ayons anticipé ce moment, seule une moitié de soldats résiste à l’injonction. Suit une belle leçon de morale militaire qui s’attire en retour un déroulé des revendications des soldats : brimades, injustices,  « perms » à la tête du client, racisme, etc. En conclusion, des menaces de sanctions. La soirée est agitée — entre rencontres avec les journalistes à l’extérieur, visionnage collectif enthousiaste du reportage du journal de FR3 et discussions sans fin.

 

Une répression ciblée

Le lendemain nous sommes neuf soldats, triés sur la base de rapports de la hiérarchie et de la Sécurité militaire, convoqués au poste de police de la caserne et emmenés au camp militaire de Canjuers. Nous sommes interrogés par des policiers et des membres de la Sécurité militaire sur la préparation et le déroulement de la manifestation. Formé aux règles de sécurité de la Ligue, je refuse toute déclaration, malgré l’alternance de flatteries et de menaces.

La manifestation fait la Une de toute la presse écrite et les commentaires, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des condamnations de cette opération jugée par trop subversive, y compris par les « grands » partis de « gauche » vont durer plusieurs semaines. Mais médias, partis politiques et gouvernement sont bien obligés de reconnaître qu’il y a des problèmes dans l’armée. Au bout de quelques jours, nous sommes dispersés dans différentes casernes de France avec pour au moins trois (Serge Ravet, Alex Taurus et moi), soixante jours d’arrêts de rigueur, c’est-à-dire théoriquement d’emprisonnement en caserne. Je me retrouve au camp militaire de La Courtine dans le Massif central (« célèbre » pour la mutinerie des soldats russes en 1917).

La presse a largement couvert la manifestation et les débats sur le service militaire, la place de l’armée dans la France des années 70 s’étalent à longueur de colonnes. Dans le même temps, des dizaines de comités s’emparent de l’écho de la manifestation. Voulant s’opposer au maintien de cette contestation de l’institution militaire, le gouvernement décide d’en passer par un procès exemplaire au Tribunal permanent des forces armées (TPFA) à Marseille.

 

Vers un procès…

Le 10 novembre, je suis littéralement kidnappé à la gare d’Austerlitz où je suis attendu par ma compagne pour 15 jours de permission. Direction le Fort Saint Nicolas à Marseille pour présentation devant le juge d’instruction du TPFA. Puis transfert à la prison des Baumettes où je retrouve mes co-accusés, Ravet et Taurus. Chez le juge, l’ambiance se dégrade dès que je refuse de « coopérer » à la préparation de son « beau procès ». Et ce, d’autant plus qu’au fil des séances, les témoignages de soldats mettant en évidence mon rôle dans l’organisation de la manifestation s’empilent sur son bureau. Dehors, le soutien se développe. Pétitions, motions de soutien de dizaines de structures syndicales, meetings, manifestations scandent une mobilisation qui ne cesse de s’amplifier. Tout le mouvement ouvrier, bon gré mal gré pour certains, se retrouve dans la défense des soldats emprisonnés, dans les revendications qui montent des casernes. Dans les jours qui précèdent le procès, meetings et manifestations se multiplient. Le procès sera une l’occasion d’un mémorable fiasco pour l’institution militaire dont le TPFA et pour le pouvoir3.

  • 1. L’Appel des Cent demande aux candidats à l’élection présidentielle de se prononcer sur le libre choix de la date d’incorporation, le droit pour les engagés de résilier leur contrat, la suppression des brimades et des incorporations hors frontières, une solde égale au SMIC, la liberté d’expression, d’information et d’organisation dans les casernes, l’abolition des tribunaux militaires ainsi que la gratuité dans les transports.
  • 2. Le Front communiste révolutionnaire (FCR) fut l’organisation clandestine successeuse de la Ligue communiste, dissoute en juin 1973 et avant la création de la LCR en 1974.
  • 3. Lire Robert Pelletier, Février 1975 : le procès des appelés du contingent de Draguignan, Revue l’Anticapitaliste n°163, janvier 2025, ainsi que Bernard Docre et Patrick Mars, Dossier M… comme militaire, Éd. Alain Moreau, 1979. Robert Pelletier et Serge Ravet, Le mouvement des soldats : les comités de soldats et l’antimilitarisme révolutionnaire, Éd. Maspero, Paris, 1976. Collectif, Le procès de Draguignan, Éd. du Rocher, 1975. Antoine Rauzy, L’apparition et l’extension des comités de soldats en France dans les années 70 (mai 1974-mars 1976), Université de Paris I, Mémoire de maîtrise d’histoire, janvier 1999.