Il y a 50 ans, le 3 novembre 1970, Salvador Allende devient président du Chili. Jusqu’en septembre 1973, il mène l’expérience de l’Unité populaire (UP), dont le renversement marquera l’échec d’une tentative d’arriver au socialisme par une voie légale. Le coup d’État du 11 septembre 1973 et la violente répression qui s’en suit – plus de 3 200 mortEs et « disparuEs », autour de 38 000 torturéEs et des centaines de milliers d’exiléEs – place à la tête du pays le général Pinochet et permet à l’impérialisme nord-américain de remettre la main sur l’économie du pays. Cela se traduit, les années qui suivent, par une succession de politiques anti-ouvrières et la répression de toute tentative de résistance. Censure de tous les partis politiques, baisse de 40 % du pouvoir d’achat, expulsion de 40 % du corps enseignant, 300 000 licenciements dans les 12 premiers mois… Le Chili devient le laboratoire de la politique internationale des États-Unis pour les années à venir.
Le 4 septembre 1970, Salvador Allende, à la tête de l’UP, coalition réunissant le PS et le PC, remporte l’élection présidentielle chilienne avec quelques dizaines de milliers de voix de plus que le candidat de droite Alessandri. Il est le candidat de la « voie chilienne au socialisme », résonnant avec les aspirations des travailleurEs chiliens souhaitant en finir avec une société dont ils et elles ne voient jamais les avantages dans leurs conditions de vie et de travail.
Malgré les aspirations des masses, ce gouvernement UP propose avant tout une perspective, bien que risquée, de développement capitaliste à la bourgeoisie nationale. Celle-ci est alors prise en étau entre l’impérialisme nord-américain confortablement installé – notamment dans le secteur bancaire et du cuivre – et les masses populaires de son propre pays. Une voie risquée car chaque encoche dans le vieil ordre social chilien est une brèche dans laquelle les masses populaires du Chili ne vont pas manquer pas de s’engouffrer.
Première tentative
En 1964, la Démocratie chrétienne (DC), le gros parti du centre, arrive au pouvoir sur un programme de « révolution dans la liberté ». Sous le contrôle de l’État, il s’agit d’arracher aux intérêts US alors omnipotents quelques parcelles de leur influence pour favoriser la croissance d’une bourgeoisie chilienne un peu moins aux crochets des États-Unis, un peu plus « maîtresse en son logis ». Les mines de cuivre, qui représentent alors 80 % des exportations du Chili, son visa d’entrée pour le marché mondial, sont aux mains de gros trusts US, l’Anaconda et la Kennecott. Eduardo Frei, le président DC, propose la « chilénisation » du cuivre – comprendre : sa nationalisation – pour que les profits de son exploitation ne partent pas aux États-Unis mais soient réinvestis sur place.
La « révolution dans la liberté » comporte d’autres mesures, typique des programmes bourgeois radicaux : réforme agraire timorée, moyens pour l’éducation, libertés démocratiques notamment syndicales. À la ville, les grèves commencent à battre leur plein, les partis de gauche et d’extrême gauche recrutent. À la campagne, les paysanEs, déçus de la timidité de la réforme agraire, se décident à occuper des terres. La police de Frei se charge d’expliquer par la matraque que la « révolution dans la liberté » se passe de l’intervention des masses.
La gauche arrive au pouvoir
Les élections de 1970 se déroulent dans un contexte agité. Les travailleurEs sont mobilisés et portent une attention particulière à ces élections. Et c’est dans l’UP que leurs aspirations vont se retrouver. 15 000 comités de l’Unité populaire (CUP) vont être mis en place avant les élections pour préparer la campagne. Ils disparaissent aux lendemains de l’élection, faute de perspectives données par les militantEs de l’UP en leur sein.
Allende arrive en tête sans obtenir la majorité : selon la Constitution chilienne, c’est au Parlement de décider. La « révolution dans la liberté » de Frei et la chilénisation du cuivre trouvaient un écho dans la perspective de révolution par étapes de l’UP, qui permettait de mettre son crédit parmi les masses au service d’un développement bourgeois national. Le poids et l’expérience de la grosse centrale syndicale du pays, la CUT, vont être mis à contribution.
Devant ces assurances, les parlementaires DC accordent à Allende un mandat présidentiel.
Un « statut des garanties » vient sceller ce pacte UP-DC, assurant que la gauche ne touchera pas à l’appareil d’État : inamovibilité des fonctionnaires, interdiction pour des organes de base de la population d’« exercer des pouvoirs appartenant aux autorités politiques ».
L’élection d’Allende est à l’intersection d’un objectif de développement bourgeois national et d’une montée ouvrière, menaçant, avec l’impérialisme américain, la bourgeoisie chilienne elle-même.
Premières mesures radicales
Pour les travailleurEs chiliens, le gouvernement de l’Unité populaire est le leur, Allende, le « camarade Président ». Les attentes sont grandes, et les premières mesures ne doivent pas trainer. La première année, 200 000 emplois sont créés, le chômage diminue, les salaires sont augmentés entre 35 % pour les employéEs et 100 % pour les ouvrierEs et les paysanEs.
La nationalisation du cuivre promise dans le programme d’Allende, digne suite de la « chilénisation » de Frei, se fait sans indemnités mais l’État reprend les dettes de la Kennecott, pour la somme de 700 millions de dollars. L’UP prévoit la constitution d’un important secteur public regroupant « toutes les activités en général qui conditionnent le développement économique et social du pays » tout en précisant que « les entreprises du secteur privé seront majoritaires en nombre » et que si nationalisation il doit avoir, ce sera en indemnisant les anciens propriétaires. Cette politique de nationalisation concernera avant tout les secteurs stratégiques pour le développement national : cuivre, charbon, sidérurgie, secteur bancaire…
Les nationalisations ont une certaine popularité auprès des travailleurEs et des grèves pour les réaliser ont lieu dans des entreprises non prévues à la base par le programme de l’UP. Les travailleurEs qui occupent l’usine exigent son intégration à l’aire de la propriété sociale, le secteur public. Parfois, c’est le patron qui demande l’intervention de l’État pour débloquer la situation. Les fonctionnaires nommés à la tête de ces entreprises publiques vont tenter de limiter l’intervention des ouvrierEs dans leurs affaires.
Le fossé se creuse
En 1972, le prix du cuivre chute et cela pèse sur l’économie nationale. Le blocage des prix décidé par le gouvernement nourrit le marché noir et le mécontentement. La planche à billets pour financer les nationalisations provoque la hausse des prix.
Devant le mouvement des masses, un gouvernement UP est bien trop risqué pour la bourgeoisie chilienne. Les petits-bourgeois, eux, s’impatientent de voir les résultats de la politique promise par Allende, mais, déçus par l’inflation et les difficultés d’approvisionnement, ils commencent à retourner vers leurs premières amours, la droite voire l’extrême droite. Dès décembre 1971 ont lieu les premières manifestations des « casseroles vides » où des dizaines de milliers de femmes de la petite-bourgeoisie descendent dans la rue contre le gouvernement. Cette colère des couches moyennes de la société, orientée par l’impérialisme US en lien avec la grande bourgeoisie chilienne contre l’UP, ne va cesser de s’approfondir, comme continuent de se développer les grèves ouvrières. Les deux camps se font face lors de grandes manifestations dans les rues du Chili.
Le fossé se creuse entre les classes mais l’UP continue d’en appeler à la conciliation, à l’unité nationale. Au Parlement, la DC fait obstruction aux projets venant de gauche, mais le PC pousse pour négocier avec elle. La bourgeoisie montre les crocs – l’impérialisme US lui a limé les canines – mais l’UP appelle les travailleurEs à ne pas menacer l’ordre social en place. Face au tourbillon de la lutte des classes, Allende s’en remet à l’armée. En trois ans, quatre états d’urgence seront déclarés par le gouvernement, dont deux en 1971.
« Qui a du fer a du pain »1
L’offensive de la bourgeoisie, larvée au cours de l’année 1972, éclate au mois d’octobre. L’échec d’une tentative de conciliation entre l’UP et la DC pour déverrouiller le Parlement laisse le champ libre à un mouvement patronal pour la démission d’Allende. Les bandes fascistes de Patrie et Liberté sabotent les voies ferrées et les syndicats de camionneurs bloquent les routes – ce qui au Chili, pays longiligne du Nord au Sud, revient à paralyser l’économie. Les petits commerçants retiennent les marchandises pour le marché noir. La petite-bourgeoisie mécontente fait sa « grève » sous l’œil bienveillant des officines US et des grosses fortunes du pays.
La réaction ouvrière est immédiate. Dans les quartiers, pour contrer les problèmes d’approvisionnement, se créent les JAP, les comités de ravitaillement et des prix, qui fournissent aux familles populaires les denrées de base. Dans les usines, les grèves par occupation répondent aux lock-out. C’est en octobre 1972 qu’émergent la plupart des « cordons industriels », des coordinations de travailleurEs d’une même zone industrielle, souvent composées sur la base du volontariat, plus rarement constituées par des élections directes de travailleurEs. Mise en liaison entre les entreprises, défense des occupations, parfois redémarrage de la production : le contenu des cordons en fait de véritables embryons d’un pouvoir ouvrier.
La réaction ouvrière a mis fin à la tentative bourgeoise et a sauvé la peau du gouvernement. Les chefs de l’UP, alors que le gouffre entre les classes devient béant, maintiennent leur orientation conciliatrice. Dans les faits, ils s’opposent aux organes ouvriers et s’en remettent à l’armée. Trois militaires rentrent au gouvernement et une loi est votée, permettant à l’armée de perquisitionner n’importe qui pour récupérer des armes détenues illégalement. Elle en fera un large usage pour désarmer le prolétariat avant le coup d’État de septembre 1973.
La bourgeoisie tente une dernière fois, aux élections législatives de mars 1973, d’en finir légalement avec l’UP. À son grand regret, c’est la gauche qui gagne, avec 44 % des voix. Devant le danger bourgeois, les travailleurEs ont fait bloc. Et si leur suffrage se porte sur Allende, il n’a pas forcément valeur d’adhésion.
Vers le putsch
Pour la bourgeoisie chilienne, la défaite de mars ne laisse qu’une possibilité : le putsch, la botte des militaires pour écraser le mouvement de masse. En quelques mois, le haut commandement échafaude le projet et met au pas les secteurs de l’armée qui pourraient y être opposés. Pour la classe ouvrière, c’est l’ultime moment pour prendre l’initiative et déjouer la catastrophe avant qu’elle n’arrive. Le gouvernement, averti de toute part du danger imminent, s’y refuse. « Non à la guerre civile ! » disent les chefs de l’UP en dissuadant les travailleurEs de s’armer, et pendant ce temps les militaires la préparent en faisant reluire les mitraillettes. Laissés à eux-mêmes par ceux qui étaient leurs dirigeants, les travailleurEs préparent leur défense comme ils et elles le peuvent. Les armes comme la coordination d’ensemble, tout manque.
Le coup d’État du général Pinochet est préparé à l’avance et prévisible. La politique de la DC, organiser la petite-bourgeoisie contre l’UP, permet de menacer le gouvernement lorsque le recours légal ne suffit pas. Et l’impérialisme US cherche à remettre de l’ordre dans le pays, car point de profits sans stabilité. Dès l’élection d’Allende en 1970, le ton avait été donné par le directeur de la CIA à ses équipes sur place au Chili : « Nous souhaitons que vous souteniez une action militaire qui aura lieu dès que nous pourrons ».
Face à une réelle offensive réactionnaire, l’Unité populaire a fait le choix de ne jamais lâcher sa voie légaliste, dans un contexte où existaient pourtant, en germe, les bases d’un nouveau pouvoir à travers les organes que créaient la classe ouvrière, notamment les cordons industriels. Le 11 septembre 1973, les forces prolétariennes opposent une résistance aux troupes putschistes. Elles ne feront malheureusement pas le poids.
- 1. Auguste Blanqui, Toast de Londres, 1851