Le nazisme se distingue des autres fascismes en ce qu’il concentre leurs différentes caractéristiques et en constitue une forme aboutie. Dans chaque domaine, les préoccupations démocratiques et de solidarité ont été annihilées, jusqu’à la négation/destruction de groupes humains entiers.
Les caractéristiques du fascisme allemand sont déterminées par le développement historique du pays et le contexte international de l'entre-deux guerres. Le pays est une des principales puissances industrielles mais son développement est freiné par celui des USA et par les puissances coloniales européennes, en particulier la France. C’est notamment dû à la constitution tardive de son État-nation, et à ses limites indécises à l’Est comme à l’Ouest.
En réaction, l’Allemagne nazie va réaliser sur un espace concentré autour de son territoire et dans un temps très court ce que les autres grandes puissances ont pu entreprendre dans le monde entier : elle subordonne, comme l’ont fait les puissances coloniales, des pays entiers qui lui versent des sommes considérables, elle opère des meurtres de masse. Mais, à la différence des autres pays, elle supprime à l'intérieur de ses frontières comme à l'extérieur toutes les libertés et institutions démocratiques, ce qui lui permet à la fois d’obtenir une croissance économique incomparable, en moyenne de 10 % par an entre 1932 et 19391, notamment par la politique de réarmement, et de faire taire toute contestation politique. Tout cela lui permet de rendre supportable la crise économique intérieure et d’assurer un niveau de vie relativement élevé pour un contexte de crise économique de grande ampleur et d’économie de guerre.
La Shoah, la pointe extrême d’une logique globale
Plusieurs éléments mènent au génocide de 6 millions de juifs, Tziganes et à l’extermination des homosexuelLEs et opposantEs politiques.
Le premier est la place du racisme, la combinaison entre l’antisémitisme historique et la colonisation. Pour Enzo Traverso, « si les victimes de la “solution finale” incarnaient l’image de l’altérité dans le monde occidental, objet de persécutions religieuses et de discriminations raciales depuis le Moyen-Âge, les circonstances historiques de leur destruction indiquent que cette stigmatisation ancienne et certes particulière avait été revisitée après l’expérience des guerres et des génocides coloniaux. Le nazisme réalisait la rencontre et la fusion entre deux figures paradigmatiques : le juif, l’ “autre” du monde occidental, et le “sous-homme”, l’ “autre” du monde colonisé2. » Les nazis construisent une communauté nationale dans l’objectif multiple de combattre le « judéo-bolchevisme », de réduire les conflits de classe et justifier les camps de travail puis les camps de la mort. Une construction qui ne nous est pas inconnue puisqu’elle procède des mêmes dynamiques que les discours colonialistes ou racistes en général. Et l’actuelle campagne contre l’« islamo-gauchisme » est une référence quasi-explicite à celle contre le « judéo-bolchévisme » et à la dénonciation d’un « ennemi de l’intérieur » que la « nation devrait combattre ». Pour Alain Brossat, à propos de la situation d’aujourd’hui, « cette fracture, constamment entretenue, reconduite et renouvelée par toutes sortes de dispositifs spécifiques destinés à distinguer, trier, séparer, hiérarchiser les statuts juridiques et politiques – et pas seulement sociaux, donc – a pour vocation de produire de l’identité3. »
Le second élément est la dynamique impérialiste de spoliation. Pour faire face à sa dette chronique et pour nourrir sa population, l’Allemagne a besoin de milliards. Elle les trouvera dans la spoliation des juifs et dans la domination des pays qu’elle envahit. Ainsi, Götz Aly décrit comment les biens des juifs allemands ont été d’abord confisqués et transformés en emprunts forcés, puis comment, par des impôts discriminatoires, le Reich a renfloué ses caisses. « Au moins 9 % des recettes courantes du dernier budget d’avant-guerre (17 milliards de ReichMarks (RM) pour 1938-1939, NDLR) provenaient des produits de l’aryanisation4 ». En 1938, les biens et valeurs réquisitionnées sont estimées entre 3 et 5 milliards de RM. Dès 1941, le Reich exige 120 millions de RM par mois à la Belgique, auxquels s’ajoutent des droits de douane. Les prélèvements sont similaires aux Pays-Bas, tandis que la France doit payer 20 millions de RM par jour. Auxquels s’ajoutent des millions de tonnes de céréales réquisitionnées, notamment dans les pays de l’Est. Pour Ernest Mandel, « la politique de quitte ou double du fascisme est reportée au niveau de la sphère financière, attise une inflation permanente, et, finalement, ne laisse pas d’autre issue que l’aventure militaire à l’extérieur5 ».
Troisième élément, le pouvoir veut faire travailler certaines populations, jusqu’à épuisement. « En 1944, environ la moitié des déportés des camps de concentration travaillait pour l’industrie privée et le reste pour l’organisation Todt chargée de la production d’armes6 ». Enzo Traverso souligne également en quoi les logiques raciste et capitaliste se combinent pour constituer une hiérarchie dans les camps, entre « les civils des pays occupés d’Europe occidentale (Français, Italiens, Belges, Hollandais, etc.), suivis par les prisonniers de guerre d’Europe de l’Est ; au bas de l’échelle, il y avait la masse des Untermenschen, les prisonniers de guerre soviétiques et polonais, les plus exploités et voués à un anéantissement rapide ; tout au fond, il y avait la petite minorité de juifs et de Tziganes déportés qui, ayant échappé aux chambres à gaz, avaient été sélectionnés pour le travail. […] Selon le paradigme tayloriste, la force de travail était segmentée et hiérarchisée sur la base des différentes fonctions du processus de production et, comme dans l’esclavage, l’aliénation des travailleurs était totale. À la différence de l’esclavage classique, cependant, les déportés ne constituaient pas une main-d’œuvre destinée à se reproduire mais à être consommée jusqu’à son épuisement, dans le cadre d’une véritable extermination par le travail ».
Racisme, impérialisme et exploitation ont été menés à leur extrême. Il s’agissait pour les nazis de garantir à une part importante de la population un niveau de vie correct, en contrepartie de la surexploitation et de la spoliation et l’anéantissement d’autres.
La domination de classe
C’est la concrétisation de la théorie du fascisme chez Trotsky, qui explique qu’il s’agit d’un parti de masse appuyé sur les classes petites-bourgeoises paupérisées, au service de la bourgeoisie, pour réduire à néant les capacités d’action de la classe ouvrière. Dans un second temps, le « mouvement de masse se bureaucratise et se fond dans l’appareil d’État bourgeois7 », un point que nous n’aborderons pas ici.
Le processus est l’exacerbation de tendances de fond du capitalisme, jusqu’à nier toute humanité dans l’organisation sociale. Ainsi, le racisme a été amené à un point qui nie le caractère humain des juifs et de tous les Untermenschen (« sous-hommes »). Le colonialisme, la concurrence économique et l’appropriation des richesses des autres pays ont été jusqu’à nier la moindre part de solidarité et d’empathie avec les autres humains. Le productivisme et l’organisation taylorisée du travail ont été poussés jusqu’à nier la possibilité de reproduire sa force de travail, jusqu’à la destruction physique. Le nazisme se révèle un capitalisme sans barrière, assis sur les seules dynamiques du système. Le côté dément, irrationnel du pouvoir doit être compris comme une forme matérielle qui justement permet ces choix. Hitler n’est pas un accident de l’histoire, il est l’outil humain de processus inhumains.
Ces derniers, tout autant que la victoire du nazisme, sont permis par la suppression des résistances du mouvement ouvrier. Il y a là une défaite de classe, l’incapacité du prolétariat à faire face à la bourgeoisie, à entraîner les couches petites-bourgeoises paupérisées derrière des revendications sociales contre le chômage, pour l’expropriation des banques et les mots d’ordre démocratiques.
Mais il y a aussi une trahison politique : le Parti communiste sous domination stalinienne, derrière un discours révolutionnaire, aura fait tout le contraire de ce qu’il fallait pour unifier le prolétariat : diviser les syndicats, identifier la social-démocratie au fascisme, minimiser le danger fasciste en défendant l’idée qu’en arrivant au pouvoir l’extrême droite se décrédibiliserait aux yeux des masses, refuser d’organiser des groupes d’auto-défense avec les sociaux-démocrates.
La nécessité du front unique ne se limitait pas à une défense militaire contre les violences fascistes. Il s’agissait essentiellement de contribuer à constituer le prolétariat en classe et à entraîner autour de lui les classes intermédiaires paupérisées et démoralisées. « Les ouvriers ne sont nullement immunisés une fois pour toutes contre l'influence des fascistes. Le prolétariat et la petite bourgeoisie se présentent comme des vases communicants, surtout dans les conditions présentes, lorsque l'armée de réserve du prolétariat ne peut pas ne pas fournir des petits commerçants, des colporteurs, etc., et la petite bourgeoisie enragée, des prolétaires et des lumpen-prolétaires.
Les employés, les personnels techniques et administratifs, certaines couches de fonctionnaires constituaient dans le passé un des supports importants de la social-démocratie. Aujourd’hui, ces éléments sont passés ou passent aux nationaux-socialistes. Ils peuvent entraîner à leur suite, s'ils n'ont pas déjà commencé à le faire, l'aristocratie ouvrière. Selon cette ligne le national-socialisme pénètre par en haut dans le prolétariat.
Toutefois, sa pénétration éventuelle par en bas, c'est-à-dire par les chômeurs, est beaucoup plus dangereuse. Aucune classe ne peut vivre longtemps sans perspective et sans espérance. Les chômeurs ne sont pas une classe mais ils constituent déjà une couche sociale très compacte et très stable, qui cherche en vain à s'arracher à des conditions de vie insupportables8 ».
Le mouvement ouvrier aura donc échoué à se constituer comme référence pour défendre les intérêts des classes populaires. Il le paiera par la destruction de tous les espaces démocratiques, de tous les « bastions de démocratie prolétarienne jusque dans ses fondements9 ».
- 1. https://books.openeditio…
- 2. Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, 2002, p. 15.
- 3. Alain Brossat, Autochtone imaginaire, étranger imaginé, retours sur la xénophobie ambiante, Éditions du souffle, 2012, p.75.
- 4. Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005, p.54.
- 5. Ernest Mandel, 30 janvier 1969 (in Du Fascisme, Ed. François Maspero, 1974) précédemment publié en préface au livre de Trotsky Comment Vaincre le Fascisme aux éditions Buchet-Chastel.
- 6. Enzo Traverso, idem, p. 24.
- 7. Ernest Mandel, idem.
- 8. Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, problèmes vitaux du prolétariat allemand, janvier 1932.
- 9. L. D. Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne (1932).