[Article paru dans Rouge n° 2030 du 11 septembre 2003]
Le 11 septembre 1973, soutenu activement par l’administration étatsunienne, le général Augusto Pinochet mettait brutalement fin à l’expérience du gouvernement chilien de l’Unité populaire dirigé par Salvador Allende. Retour sur les raisons d’un tel échec.
L'intérêt que continue de susciter le coup d’Etat de 1973 au Chili ne s’explique pas seulement par la compassion à l’égard des victimes de la brutalité militaire - brutalité dont l’ampleur a été récemment actualisée à la suite de l’arrestation du principal responsable, le général Pinochet. Il est également le reflet différé d’un capital de sympathie international pour une expérience qui cristallisa plusieurs phénomènes politiques à l’œuvre à l’échelle mondiale au début des années 1970.
La formation de l’Unité populaire (UP) et sa victoire électorale du 4 septembre 1970 sont des événements à mettre en relation avec l’accélération historique de la croissance de la combativité et de la conscience de classe, ainsi qu’avec l’épuisement des réponses bourgeoises au développement en Amérique latine.
La dernière expérience réformiste bourgeoise avait déjà été fortement conditionnée par les luttes paysannes, lesquelles avaient imposé le développement de la réforme agraire en échange du soutien de la paysannerie. Au début du gouvernement démocrate-chrétien d’Eduardo Frei (1964), on comptait un millier de paysans organisés. Ils étaient des centaines de milliers, dans de puissantes fédérations syndicales paysannes, à la fin du mandat d’E. Frei, six ans plus tard.
Plusieurs grèves générales et une multiplicité de mobilisations sectorielles vont précipiter la chute du gouvernement réformiste démocrate-chrétien, dans un contexte international où les signes annonciateurs de la crise des années 1970 incitent la bourgeoisie à la prudence. L’application d’un programme d’austérité provoque une scission sur sa gauche, au cours de l’année 1969, avec la formation d’un nouveau parti, le Mapu, qui rejoindra les futures composantes de l’UP.
La lutte pour la réforme universitaire et la démocratisation de l’enseignement intègre les étudiants au mouvement général de transformation sociale en cours.
La victoire, les premiers pas
Avec 36 % des suffrages exprimés, le candidat de l’UP, Salvador Allende, arrive en tête lors de l’élection présidentielle du 4 septembre 1970. La légitimité de sa victoire a été immédiatement reconnue par son adversaire démocrate-chrétien (DC), Radomiro Tomic, comme par la Jeunesse démocrate-chrétienne (JDC). Ce qui n’a pas empêché la direction des DC de conditionner son soutien à la signature d’un pacte des garanties constitutionnelles, manifestant ainsi sa méfiance à l’égard de la coalition gagnante et du président élu.
L’élection de Salvador Allende a déclenché une série de manœuvres dans les secteurs opposés à sa victoire. La plus spectaculaire s’est traduite par l’assassinat du commandant en chef de l’armée de terre, le général Schneider, au mois d’octobre 1970. La commotion provoquée par cet assassinat a précipité un accord qui a permis la ratification par le Congrès national - avec les voix de la DC - de la victoire électorale et de la passation de pouvoir le 4 novembre.
Les premières mesures ont rapidement été mises en chantier : hausse générale des salaires, nationalisation de l’ensemble du système bancaire, début de la création de « l’aire sociale de l’économie », accélération de la réforme agraire, etc. ; mais surtout, envoi au Parlement d’un projet de réforme constitutionnelle permettant la nationalisation du cuivre, la principale richesse et source de devises du pays, aux mains des multinationales étatsuniennes.
Lutte contre l'impérialisme
En raison de l’ampleur des profits réalisés par ces firmes au vu et au su du gouvernement précédent, le nouveau pouvoir a refusé toute compensation financière à l’acte d’expropriation. Une jurisprudence qui pouvait avoir des conséquences pour l’ensemble des relations économiques impérialistes de par le monde venait d’être établie. Pas une seule voix ne manqua quand le projet de réforme constitutionnelle fut soumis au vote du congrès. Les voix des sénateurs communistes et socialistes s’additionnèrent dans une joyeuse unanimité à celles des représentants de l’oligarchie terrienne et des lobbies industriels pour approuver l’expropriation du maître impérial de ces derniers.
Résultant de la puissance du soutien populaire à Salvador Allende et à l’UP, cette unanimité forcée ne devait cependant pas masquer le fait que le Chili devenait, du fait de la nationalisation du cuivre - suivie de celle de l’ensemble des matières premières - un centre de la lutte anti-impérialiste. Pour les mêmes raisons, il était la victime annoncée de l’impérialisme.
La réduction de l’inflation et du taux de chômage, les mesures de protection des femmes et des enfants - dont l’emblématique demi-litre de lait par jour, l’extension de la couverture sociale, la gratuité des services de santé pour les plus démunis, la création d’une entreprise de construction de logements sociaux à un rythme accéléré, etc. - ont été autant de mesures à la source de l’accroissement de l’adhésion populaire au nouveau gouvernement. Le 4 mars 1971, l’UP obtient plus de 50 % des voix aux élections municipales.
Ce large soutien populaire n’a pourtant nullement entamé les capacités de résistance de la bourgeoisie, d’autant plus que l’intervention prévisible des États-Unis devenait de plus en plus un facteur catalyseur de réaction interne.
Sous les ordres de Washington, les organismes financiers internationaux ont réduit à néant les capacités chiliennes de financement des échanges courants, les tribunaux ont appliqué un embargo sur le cuivre, bloquant ainsi 80 % du revenu provenant des exportations. Le dollar a financé le complot sur tous les fronts : grèves pour paralyser l’économie, marché noir, presse et moyens de communication d’opposition, groupes paramilitaires fascistes et actions terroristes.
La pénurie, le désordre, l’insécurité se sont installés dans le pays. Les grèves patronales, notamment celle des camionneurs, ont cherché à paralyser l’économie, les attentats se sont multipliés. La réaction a lancé toutes ses troupes dans la bataille : même les femmes des beaux quartiers sont descendues dans la rue pour populariser les « concerts de casseroles vides ».
Double pouvoir
Pendant la campagne électorale, un réseau de plus de 15 000 comités de l’Unité populaire (CUP), regroupant environ 700 000 adhérents, s’était constitué. Malgré le bilan tiré lors du congrès des CUP sur le rôle extrêmement positif qu’avaient joué ces structures, la direction de l’UP a prononcé leur dissolution. Peu de temps après, la pénurie autant que la nécessité d’un contrôle et d’une vigilance accrue - que l’UP ne pouvait pas garantir par le seul appareil d’État -, ont contraint le gouvernement à créer des organes de contrôle et de la distribution des denrées de première nécessité (les JAP). Leur efficacité a vite été démontrée.
Ces organes sont parvenus à coordonner et ordonner la distribution des denrées, dont la pénurie artificielle était provoquée par le marché noir. Mais la source principale du marché noir, le commerce établi, ne fut pas touchée. Ainsi les commerçants ont pu continuer à organiser la pénurie en faisant disparaître les produits. Aucune mesure allant vers le nécessaire monopole du commerce intérieur ne fut envisagée.
Parallèlement et face à la grève des camionneurs, une autre forme de double pouvoir s’est mise en place : les cordons industriels. Ils regroupaient les secteurs les plus radicalisés de la classe ouvrière, en conflit ouvert avec l’orientation du Parti communiste qui voyait dans la création de ces organes un acte de division de la classe ouvrière. Structurés territorialement, ces cordons ont spontanément organisé l’ensemble de la vie sur leur territoire : transports des marchandises et des personnes, réquisition des moyens de production et de transport, tâches de vigilance antisabotage, mais aussi tentative de fabrication d’un armement populaire.
Ces cordons se sont développés dans tous les grands centres industriels et ont fait montre d’une extrême efficacité dans les tâches qu’ils s’étaient assignés, notamment dans le domaine de la mobilisation des travailleurs.
De multiples formes d’autoorganisation sont apparues dans cette période, notamment celle regroupant les paysans touchés par la réforme agraire ou en lutte pour obtenir l’expropriation de la terre. Par leur nombre, leur intensité et leur créativité, elles traduisent toutes la volonté
d’aller vers un double pouvoir et le remplacement de l’ancien État bourgeois.
La chute
Au lieu de s’appuyer sur la puissante créativité du mouvement populaire, l’UP a choisi la voie de la négociation et du renforcement des institutions, appelant les militaires au gouvernement au cours de la crise créée par la grève bourgeoise de la fin de l’année 1972. Signe évident de faiblesse, cette attitude a désorienté le mouvement de masse et stimulé l’activité contre-révolutionnaire.
Triste épilogue pour l’UP et les espérances d’un peuple. Pendant que l’armée perquisitionnait et réprimait brutalement les travailleurs, sous prétexte de l’application de la loi sur le contrôle des armes, Allende s’en remettait à Augusto Pinochet pour assurer la défense du gouvernement et de la légalité.
Le coût de la défaite du 11 septembre 1973 a montré comment la cécité réformiste peut conduire au désastre : seize ans d’une des dictatures les plus féroces de l’histoire contemporaine. Nul facteur ne peut atténuer la responsabilité de l’UP devant l’échec. Elle a disposé de toutes les conditions pour changer la vie d’un peuple qui lui a généreusement fait confiance. Elle a sacrifié l’espoir devant l’autel des institutions de la bourgeoisie, mortelle ennemie des peuples.