Joe Sacco est journaliste et auteur de BD. Il vient de publier Gaza, 1956, En marge de l’histoire* et nous explique pourquoi il a tenu à revenir sur cette période méconnue. Pour moi, il n’y a pas de contradiction à faire à la fois un travail de journaliste et d’auteur de bande dessinée. Comme un journaliste, j’interroge des gens, j’essaie de retracer des faits. Mais l’avantage de la BD est de plonger le lecteur dans une atmosphère : pour Gaza, ce sont les enfants omniprésents dans les rues, les graffitis sur les murs. Je suis venu à Gaza parce que j’ai lu des documents de l’ONU qui parlaient de massacres de civils palestiniens à Khan Younis et à Rafah, en 1956, pendant la crise de Suez. L’armée israélienne avait brièvement occupé ce territoire sous autorité égyptienne. Il y avait un enjeu à élucider : ces Palestiniens ont-ils été tués, comme le prétendaient les Israéliens, parce qu’ils avaient résisté militairement ? Les documents de l’ONU évoquaient 275 morts, soit un des plus importants massacres sur le sol palestinien. Je me suis dit, pourquoi ne pas demander à tous ces gens, car il doit y avoir des témoins encore vivants ? Avec un autre journaliste, nous avons interrogé des habitants, collecté des informations et publié un article sur Gaza. La partie sur 1956 a été coupée dans la version finale. C’était peut-être une question de place plutôt qu’une censure, mais je n’ai pas du tout apprécié. Je me suis dit : « Ce qu’on fait là, ce n’est pas supprimer un bout d’article, c’est supprimer un pan d’histoire. » J’ai donc eu envie de le reconstituer et de faire ce livre. Je suis resté deux mois et demi à Gaza en 2003, puis j’ai mis six ans et demi à écrire et à dessiner. Le livre retrace mon enquête, j’ai essayé de parvenir à la vérité des événements, des exactions et humiliations, en recoupant les témoignages et les documents écrits. J’ai fait également des voyages en Israël. Deux historiens israéliens ont fait des recherches dans les archives israéliennes : certains de ces documents sont retranscrits en annexe. L’existence d’un massacre pareil ne m’a pas surpris. L’armée française a commis de tels actes en Algérie, l’armée américaine au Vietnam ou en Irak. Mais ce qui s’est passé à Rafah et Khan Younis a toujours été passé sous silence, si ce n’est de manière allusive. Lors d’un reportage en 2001, Abed El-Aziz El Rantissi, dirigeant du Hamas assassiné depuis par un missile israélien, nous avait raconté que son oncle avait été tué en 1956 à Khan Younis. Il se rappelait les larmes de son père et ses cauchemars d’enfant de neuf ans, et avait affirmé que de tels actes avait « planté la haine » au fond de son cœur. Les journalistes qui travaillent à Gaza aujourd’hui égrènent la litanie des massacres. J’ai voulu montrer que c’est le cas depuis 1956 au moins. À travers la mémoire d’un tel événement, on peut comprendre comment la haine s’est « plantéedans les cœurs ». À Gaza, les personnes que j’ai rencontrées ne comprenaient pas toujours mon intérêt pour un événement de 1956. Je comprends cette difficulté à s’intéresser au passé dans un tel contexte. Mais à mon sens, il est essentiel de ne pas laisser tomber cet épisode dans l’oubli. Avec ce livre, j’espère avoir contribué à apporter une petite pierre à cette connaissance. Il ouvre des pistes dont certains chercheurs s’empareront peut-être. J’ai surtout voulu rendre justice aux souffrances passées et actuelles des Gazaouis. Aujourd’hui, j’ai moins d’espoir que jamais. La plupart des Gazaouis qui m’ont aidé sont désespérés. Ashraf a perdu son travail d’enseignant dans le conflit entre le Hamas et le Fatah. La maison de Hani a été détruite, son père blessé. Abed, qui a porté ce projet, m’aidant à trouver des témoins, évaluant leur fiabilité, est revenu se marier à Gaza après avoir étudié aux États-Unis. La solution de deux États indépendants est de plus en plus lointaine, à cause des implantations de colonies. Je ne fais pas confiance à Obama pour résoudre le problème. Il ne va pas user son capital politique pour une question qui peut le rendre impopulaire sans beaucoup lui apporter. D’ailleurs, il fait preuve d’empathie pour les victimes israéliennes d’attentats, pas pour les habitants de Gaza victimes des balles et des missiles israéliens. C’est révélateur des blocages du système politique américain, qui ne lui permettent pas de dévier de la politique traditionnelle de soutien à Israël. Avec ce livre, je contribue au moins à ce que les souffrances du passé ne soient pas oubliées : c’est important car, comme le disait Orwell dans 1984, « qui contrôle le passé, contrôle le présent ».
Propos recueillis par Sylvain Pattieu * Futuropolis, 29 euros