Publié le Vendredi 27 juillet 2018 à 15h18.

Allemagne : les politiques migratoires, la question-clé

En Allemagne le rôle de la « question européenne » a considérablement changé depuis l’introduction de la monnaie unique et – beaucoup plus encore – depuis la « crise grecque ».

Jusqu’au début des années 2000, il y avait très peu de résistance à l’Union européenne et à l’intégration européenne tout court. Tout le monde se réjouissait de la disparition progressive des contrôles frontaliers. L’introduction de la monnaie unique facilitait en outre les vacances à l’étranger (environ 40 % des vacancierEs), donc pourquoi s’inquiéter ? 

Opposition à la monnaie unique et aux contributions à l’UE

Mais, dès 2005, un mouvement d’économistes conservateurs (dont Bernd Lucke) exige un tournant dans la politique de la dette (un repli sur une politique nationaliste). Ils demandent aussi une baisse des salaires, afin de remédier au « malaise de l’Allemagne » qui perd prétendument sa capacité concurrentielle. C’est sur cet arrière-plan que Bernd Lucke (économiste à l’université de Hambourg, en ce temps-là membre de la CDU et député au Parlement européen) crée en 2013 l’AfD (Alternative pour l’Allemagne). Au centre du programme : l’opposition à la monnaie unique et surtout aux contributions à l’UE. La perte de la monnaie nationale est déplorée et le retour au Deutschmark est présenté comme le remède principal aux maux de la société. Mais surtout : la monnaie unique risque de faire perdre les fruits de la rigueur des Allemands, qu’on ne doit pas sacrifier pour l’UE. L’indépendance nationale doit être priorisée, « on ne peut pas et doit pas payer pour les autres », etc. 

Avec la crise grecque en 2014-2015, cette « argumentation » gagne un essor énorme et l’AfD (sur ce point soutenue par la majeure partie de la presse) -déplore que l’Allemagne fasse les frais des « fainéants grecs ». C’est ce qui servira d’arrière-fond à la politique gouvernementale, et en même temps c’est le moment, pour les nationalistes de tout bord, de rejoindre l’AfD. Celle-ci fait un tournant encore plus net vers l’extrême droite. Lucke est évincé de la direction (il fonde un nouveau parti qui ne pourra pas survivre) et sa successeure (Frauke Petry) est également évincée, le profil du parti ressemblant de plus en plus à celui des autres formations populistes de droite en Europe. Aujourd’hui le parti est ouvertement raciste et il est dans la sphère d’activité de nombre de fascistes.

Les faits n’intéressent pas

En réalité ce sont surtout l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande qui profitent de l’UE. D’abord par l’augmentation des exportations de l’industrie allemande. Les excédents de l’Allemagne (235 milliards d’euros en 2017) équivalent à 8 % du PIB, ce qui étranglait et étrangle encore une partie importante de l’industrie des pays de l’Europe du Sud. Aucun autre pays ne profite autant de la monnaie unique que l’Allemagne, avec en outre des taux d’intérêts historiquement bas (pour le moment les emprunts d’État allemands se font à des taux négatifs !).

Bien sûr, les banques allemandes (et françaises…) profitent de la crise grecque. Et non seulement Berlin dicte ce que le gouvernement grec doit faire, mais c’est aussi le budget de l’État allemand qui profite de la « stabilité » de la situation.

Tout cela n’empêche pas les partis bourgeois (la social-démocratie incluse) de pousser encore plus pour « ne pas payer pour les autres ». Le nouveau ministre des Finances, le social-démocrate Olaf Scholz, s’oppose à l’installation de l’union bancaire qui assurerait une garantie de sauvetage d’une banque en faillite par les autres banques au niveau européen. Du point de vue de l’intégration capitaliste et de la construction de l’UE – ou plutôt de sauvetage de l’UE – il serait conseillé d’instaurer cette union puisqu’une explosion de la crise (pas seulement bancaire) en Italie serait la fin de l’UE. Mais la politique du gouvernement est bien l’expression du fait qu’en dernière instance ce sont toujours les intérêts nationaux qui prévalent.

L’année 2015 : du bonheur pour les racistes de tout bord !

Le tout bref « été des migrantEs » en 2015 a démontré la solidarité étendue d’une bonne partie de la population en Allemagne avec les réfugiéEs. Elle s’explique surtout par le fait que les gens avaient vu, durant des années, nombre de victimes noyées en Méditerranée.

Mais en même temps les racistes (AfD et autres) ont utilisé l’arrivée de plus d’un million de réfugiéEs pour flanquer la trouille aux gens (« Ils nous volent nos emplois, nos logements, etc. ») Cela a donné un essor énorme à l’AfD qui, depuis cette époque, façonne largement (directement et indirectement) le débat public. Elle demande le refoulement massif aux frontières – l’aile la plus extrémiste de l’AfD demande de tirer sur les réfugiéEs, d’expulser au maximum ceux qui sont déjà ici, etc. 

Comme ce discours est absolument cohérent avec la logique raciste des autres partis bourgeois et comme la politique de l’AfD a l’avantage de paraître plus conséquente, elle peut entraîner tous les partis (social-démocratie incluse). La CSU (la branche bavaroise des Chrétiens démocrates) essaie ainsi d’appliquer la politique que l’AfD propage, espérant -réduire son influence. Mais c’est le contraire qui se manifeste nettement. Pourquoi devrait-on voter pour la copie (CSU) et non pas pour l’original ? Aujourd’hui (mi-juillet) l’AfD est à 15-17,5 %, la social-démocratie à 17-19 %. On ne devrait pas trop s’étonner si bientôt l’AfD devenait plus forte que le SPD. Et pour cause : les sociaux-démocrates ont peur que la « grande coalition » (Chrétiens démocrates de Merkel et SPD) soit un échec, et que le SPD soit évincé du gouvernement. Alors le SPD s’adapte à la politique de Merkel qui – pas à pas – réalise la fermeture des frontières, le renforcement de Frontex, -l’augmentation des expulsions, etc.

Les raisons profondes de la montée de l’AfD

L’installation de « l’Agenda 2010 » par le chancelier social-démocrate Schröder a représenté la plus importante destruction des droits sociaux depuis la Seconde Guerre mondiale. Les effets les plus graves ont été les suivants : baisse importante des allocations chômage, précarisation des emplois, de sorte que l’Allemagne a aujourd’hui le secteur précarisé le plus développé en Europe.

D’où une angoisse fort répandue de perdre son -emploi, d’être précarisé, de voir son -niveau de vie considérablement baisser, d’être exclu de la -société… En Allemagne de l’Est – où il y a « traditionnellement » peu de migrantEs et encore moins de réfugiéEs des années 2015-2017 – s’ajoute le fait que les salaires sont (selon les secteurs) de 12 à 22 % plus bas qu’en Allemagne de l’Ouest, que le taux de chômage est le double de celui de l’Ouest, que les petites villes sont en train d’être dépeuplées, etc. Soit un terrain extrêmement propice pour l’AfD : aux dernières élections, elle a atteint 22,5 % en Allemagne de l’Est. Donc, avec nettement moins de réfugiéEs en Allemagne de l’Est, mais avec un niveau de vie bien inférieur à celui de l’Allemagne de l’Ouest et le sentiment d’être exclus et sans perspectives, il est clair que c’est avant tout la question sociale qui prépare le terrain pour les racistes. 

Dans toute cette atmosphère d’une progression de la droite et de l’extrême droite, les gouvernements des Bundesländer (États fédérés) sont en train d’étendre la répression policière et judiciaire. Ils préparent de nouvelles lois qui – par exemple – autorisent la police à des perquisitions même sans preuve d’un danger ; le soupçon de la police qu’un délit pourrait être préparé suffira.

Les mobilisations d’extrême droite et les contre-mobilisations

Dans ce contexte, les mobilisations d’extrême droite se multiplient, ainsi – heureusement – que celles des antiracistes et antifascistes. À Cologne, il n’a fallu, début juillet, qu’une semaine pour mobiliser 8 000 personnes qui, face à la passivité cynique des gouvernements de l’UE, réclamaient une aide effective aux réfugiéEs naufragés. Dix jours plus tard (le 17 juillet), le ministre de l’Intérieur Seehofer (CSU) devait venir à Düsseldorf pour défendre sa politique d’expulsions, mais lorsqu’il s’est avéré qu’une foule aussi importante qu’à Cologne serait dans les rues, il a annulé la visite (officiellement reportée pour des raisons techniques).

Depuis à peu près deux ans, la question de l’UE n’est plus au premier plan, mais pourrait redevenir une question très clivante en cas d’aggravation de la crise de la dette (en Grèce ou en Italie). Depuis 2015, ce sont en effet de loin les politiques migratoires (et donc la question de la fermeture des frontières) qui sont devenues la question clé pour tous les partis, mais aussi dans les débats de la gauche et de la gauche révolutionnaire. Le parti Die Linke maintient majoritairement sa position de défense des migrantEs. Mais ce n’est pas le cas pour Sahra Wagenknecht et Oskar Lafontaine, qui préparent la fondation (prévue pour le mois de septembre) d’un mouvement de rassemblement. Dans les rangs de leurs partisans il y a beaucoup de nationalistes (même de droite), et leur projet semble visiblement inspiré par Mélenchon et La France insoumise. D’ailleurs, comme la FI, ce projet est top-down, donc sans construction d’en bas. On lui donne très peu de chances de réussite, et le seul effet probable sera de diviser la gauche et non de la rassembler. Ce « mouvement » se prononce pour une réglementation des migrations, donc une concession de taille à l’AfD, espérant ainsi réduire l’influence de cette dernière. Une farce colossale. 

Heureusement la majorité du parti Die Linke, et la grande majorité de la gauche extraparlementaire et surtout des révolutionnaires (dont l’ISO), défendent les droits des migrantEs, et le disent haut et fort :

À bas Frontex ! Ouvrez les frontières ! Aidez les naufragés !

Halte aux expulsions !

Arrêt des exportations d’armes !

Révision de tous les traités de libre-échange qui ruinent les sociétés en Afrique et ailleurs !

Jakob Schäfer, membre de l’ISO (Internationale Sozialistische Organisation)