Publié le Lundi 21 juin 2021 à 14h20.

Au Chili, de la conjoncture électorale à la reprise de l’initiative populaire

Inaugurée par la révolte populaire d’octobre 2019, la crise du système de domination se poursuit, mais son issue continue à être toujours très incertaine. Les résultats des différents scrutins électoraux (élections des députés de la Convention constitutionnelle, des gouverneurs, des maires et des conseils municipaux), convoqués pour le week-end des 16 et 17 mai 2021, le montrent clairement. Et il y a des antécédents qui sont, sans aucun doute, évidents.

Au niveau des membres de la convention constituante, l’aile droite, regroupée dans la liste Vamos por Chile (En avant pour le Chili), n’a obtenu que 37 des 155 sièges disponibles. Mais le sort des autres partis traditionnels, comme la Démocratie chrétienne (deux élus) ou le Parti radical (un seul élu), n’a pas été très différent. Seul le Parti socialiste, qui faisait partie de la Lista del Apruebo (Approbation), a échappé à cette tendance, atteignant 15 représentants.

Pour sa part, la gauche qui se proclame progressiste – la liste Apruebo Dignidad (Approbation dignité) – a élu 28 membres du congrès, parmi lesquels les 9 sièges obtenus par Révolution démocratique, les 7 du Parti communiste et les 6 de la Convergence sociale.

Après déduction des 17 sièges correspondant aux peuples autochtones, les 48 sièges restants reviennent à un éventail large et hétérogène de candidats indépendants, parmi lesquels se distinguent les 22 membres du congrès élus par la Liste du peuple.

C’est donc une grande fragmentation qui ne permet à personne de se réjouir à l’avance du futur texte de la Constitution, qui devra être approuvé par un plébiscite à une date indéterminée, mais 60 jours après qu’il aura été remis par la Convention constitutionnelle.

Classes dirigeantes malmenées

La droite, sans doute le groupe le plus durement touché par cet événement, n’a pas atteint le tiers des membres du congrès nécessaire pour bloquer les réformes que le mouvement populaire réclame depuis des années : garantie des droits civiques, sociaux et politiques, redistribution des richesses, nationalisation des ressources naturelles, protection de l’environnement, plurinationalité, etc.

Cependant, depuis longtemps, cette droite n’est plus la seule à représenter les intérêts des classes dominantes, et la défense du cadre institutionnel du système de domination actuel sera également assumée par certains membres des listes Apruebo et Apruebo Dignidad. De plus, nombre des actuels membres « indépendants » de la Convention ont des trajectoires politiques qui nous permettent de supposer qu’ils seront prêts à contribuer par leurs votes au blocage des réformes les plus radicales.

Il serait donc naïf de supposer que la somme du nombre d’élu∙es à la Convention, issus des listes Apruebo, Apruebo Dignidad, Independientes et Pueblos Originarios (soit 118), nous conduira inexorablement à la transformation profonde du système institutionnel actuel. Sans aucun doute les classes dirigeantes ont-elles été fortement malmenées, mais elles ont démontré historiquement – et sans aller plus loin, dans un passé récent, en faisant adopter l’accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution le 15 novembre 2019 – leur grande capacité de réaction et leur communauté d’intérêts dans la défense de leurs privilèges. L’ennemi est affaibli, mais en aucun cas vaincu.

Régionales et municipales plus nuancées

Si l’on examine les résultats des autres élections qui ont eu lieu en même temps, le scénario apparaît bien plus nuancé.

Lors des élections des gouverneurs régionaux, le pacte Chile Vamos a une nouvelle fois obtenu un résultat électoral défavorable (19,4% des voix), mais il a placé 9 candidats au second tour de cette élection dans 16 régions. Même si les sondages ne leur sont pas favorables, cela montre qu’ils bénéficient encore d’un important soutien électoral. Quant aux candidatures de ceux qui ont administré le système depuis le début des années 1990, ils n’ont pas obtenu des résultats aussi mauvais que ceux pour l’élection de la Convention constitutionnelle. La liste Unidad Constituyente (Unité Constituante), qui a rassemblé le Parti démocrate chrétien, le Parti socialiste et le Parti pour la démocratie, a obtenu 25,9 % des suffrages, obtenant au premier tour deux gouverneurs (Aysén et Magellan) et a réussi à en placer, avec de grandes chances d’être élus, 11 de plus au second tour.

Le Frente Amplio, quant à lui, a réussi à faire élire directement le gouverneur de Valparaíso et aspire à gagner au second tour à Tarapacá et Santiago. De même, sur ce terrain, les indépendants apparaissent beaucoup moins forts. Ils n’ont remporté aucun poste de gouverneur au premier tour et n’ont que trois candidats au second tour. Dans un cas (Atacama), il s’agit d’un ancien militant socialiste, dans un autre (Maule) d’un avocat spécialisé dans les questions de sécurité publique et, enfin (Bio Bío) d’un ancien militant de la Démocratie chrétienne.

De plus, si la représentation politique de l’élite traditionnelle est mise à mal dans les élections de la Convention et des gouverneurs, au niveau municipal – c’est-à-dire là où le pouvoir politique se construit dans les territoires – le scénario lui est beaucoup plus favorable. Selon les premiers chiffres disponibles, les partis de l’ancienne Concertación, regroupés en deux listes différentes (Unidad por el Apruebo, menée par le PS et Unidos por la Dignidad, menée par la DC), élisent 128 maires sur 345. Et parmi ces maires élus, c’est la Démocratie chrétienne qui reste le parti politique qui en compte le plus : 46. Quant à Chile Vamos, il parvient à élire des maires dans 88 municipalités.

Les autres listes – Chile Digno, Verde y Soberano (qui comprenait les communistes), Frente Amplio et Dignidad Ahora (le mouvement dirigé par la parlementaire Pamela Jiles) – n’ont réussi à élire que 24 maires. Et si les candidatures indépendantes ont à leur tour élu 105 maires, une partie importante de ces candidats sont issus de longues carrières politiques dans les partis traditionnels, tant de l’ancienne Concertación que de Chile Vamos.

Désaffection des électeurs

Il convient enfin de noter que le taux de participation à cette occasion a considérablement diminué par rapport au plébiscite d’octobre 2020. En effet, seulement 43,35 % des inscrits ont participé. En outre, dans certaines communes populaires de la région métropolitaine, cette participation est inférieure à la moyenne nationale : La Pintana (36,3 %), San Bernardo (37,0 %), Independencia (37,9 %), Estación Central (38,2 %), El Bosque (38,7 %), Recoleta (commune dirigée par le pré-candidat du PC à la présidence, 40,0 %), Lo Espejo (40,9 %), Conchalí (41,1 %). La situation de pandémie qui affecte le pays, la multiplicité des élections convoquées en même temps, le manque de clarté quant aux propositions qui sous-tendent chaque élection et une tendance systématique à la désaffiliation institutionnelle qui s’éternise depuis les élections présidentielles de 2000, expliquent, dans une large mesure, ce manque d’intérêt pour le processus.

Il est important de noter qu’aucun groupe ou analyste radical (moi y compris) ne peut attribuer cet abstentionnisme à l’agitation politique menée par la frange des militants sociaux et politiques qui ont choisi de s’exclure de ce processus. Pas du tout. Si une partie importante de la population a des doutes et des suspicions à l’égard de l’élite politique traditionnelle, elle en a aussi à l’égard des groupes révolutionnaires qui ont appelé au boycott.

Cela nous oblige à réfléchir non seulement à la situation électorale, mais plus largement à la situation politique et aux rapports de forces actuels. Il est clair que l’adversaire, les classes dirigeantes et leurs représentants politiques, est très affaibli. Mais il n’est pas moins vrai que cet affaiblissement concerne aussi le camp des acteurs sociaux et politiques révolutionnaires.

Constituante et mobilisation

Les secteurs populaires n’ont pas proposé de programme commun avant la Convention constitutionnelle. Ceux qui ont accédé à cette instance et qui assument la représentation des secteurs populaires ne partagent qu’un seul diagnostic : « Voilà ce que nous ne voulons pas ». Mais ils ne partagent pas une plateforme constitutionnelle capable de devenir une option pour les travailleurs et le peuple. De ce fait – et indépendamment de la bonne volonté ou des convictions de ces élus – on peut aboutir à l’adoption (par consensus) d’un texte constitutionnel qui ne reflétera pas l’ensemble des attentes du camp populaire.

Dans un tel accord, la capacité d’adaptation et de négociation, que les membres de Chile Vamos, de l’ancienne Concertación et du Frente Amplio parviennent à développer, jouera un rôle important. Une capacité que nombre de leurs dirigeants a déjà soulignée avec empressement.

Pour se prémunir contre ces manœuvres il faut accompagner le processus constitutionnel d’une mobilisation systématique et permanente. C’est une condition fondamentale. Mais il est également essentiel que les secteurs populaires se réunissent et discutent des propositions constitutionnelles qui seront présentées à la Convention. Seule la formulation d’un programme de changements radicaux et un état de mobilisation permanente peuvent nous permettre de convertir cette instance en un champ d’accumulation effective de forces.

Il faut également reconnaître que le scénario conventionnel actuel est une expérience pour laquelle une partie importante des secteurs populaires a opté et nous ne pouvons pas rester indifférents à cet égard. Cela ne signifie pas valider chacun des processus électoraux auxquels nous sommes convoqués, et encore moins légitimer ceux qui prétendent devenir les représentants des plus humbles, comme ils l’ont fait par le passé.

Il s’agit de faire de ces événements électoraux un processus d’accumulation de forces qui nous permettra de nous transformer effectivement en une alternative de pouvoir. À ce stade, il est nécessaire d’articuler la participation à la Convention constitutionnelle (qui est déjà un fait politique), avec la mobilisation permanente et radicale. Mais il est essentiel de donner des objectifs clairs à cette mobilisation et il est également nécessaire de monter en puissance dans le développement des différentes formes de lutte.

Cela implique d’accompagner le débat constitutionnel par la mobilisation du peuple, pas seulement dans le but d’imposer un texte constitutionnel qui entérinera les attentes des secteurs populaires, mais pour approfondir la défaite des classes dirigeantes et, sur cette base, façonner un horizon de pouvoir dans lequel les travailleurs et le peuple deviennent maîtres de leur propre destin.

Cela nécessite que tant dans nos territoires (espace local) qu’au niveau sectoriel (syndical, étudiant, environnemental, féministe, etc.), nous soyons capables de faire avancer le projet du peuple. Il faut un « décalogue » qui rassemble à la fois les exigences qui se sont installées ces dernières années et les orientations économiques, sociales, politiques et culturelles à partir desquelles nous allons construire une nouvelle société.

Renforcer l’organisation populaire

Pour cela, il est nécessaire de renforcer l’organisation populaire, en tant qu’espace de débat et de discussion, et en tant qu’instance d’agitation et de mobilisation. La force du peuple ne peut être hypothéquée dans la Convention constitutionnelle. Il est nécessaire de convertir nos espaces d’organisation et de lutte en espaces délibératifs et, à partir de ceux-ci, transformer l’espace conventionnel en une Assemblée constituante, démocratique, libre et souveraine.

Les résultats de la conjoncture électorale actuelle sont une opportunité politique, tandis que la Convention constitutionnelle n’est pas une fin en soi. Mais à partir de la situation actuelle de faiblesse relative des classes dirigeantes, nous devons avancer vers la formation de ces instances de pouvoir populaire, qui nous permettront de déployer avec toute sa force et son énergie la tempête populaire qui doit transformer non seulement les institutions politiques mais aussi refonder la société chilienne à partir de ses fondements.

Quilpué, 17 mai 2021

Article paru dans Inprecor

 

Chronologie

2019

Au Chili, le coût de la vie est équivalent à celui d’un pays européen alors que la moitié des salariés gagnent environ 500 € par mois. Les familles ouvrières et de la classe moyenne sont surendettées, notamment pour payer les études des enfants. Ces familles ne peuvent offrir des études supérieures à leurs enfants car les universités publiques coûtent au moins 300 € par mois.

L’inégalité sociale limite l’accès aux soins. La couverture de l’assurance maladie est insuffisante et les mutuelles privées trop chères. En cas de maladie grave, il faut emprunter pour se faire soigner.

La moitié des retraités chiliens reçoivent une pension dérisoire. Un enseignant reçoit une retraite de 150€ par mois.

Partout dans le pays domine un sentiment d’inégalité.

En octobre, Sebastian Piñera augmente le prix du ticket de métro. Les étudiants appellent à ne pas payer et envahissent les rues de la capitale.

A partir du 18 octobre, plus d'un million de manifestants descendent quotidiennement dans les rues. Les manifestants protestent contre les inégalités sociales dans le domaine de l’éducation, de la santé et des retraites. Le pouvoir décrète l'État d’urgence.

La rage des citoyens enfle. Pour la première fois depuis la dictature, l’armée est déployée dans les rues. La police utilise systématiquement des tirs de balles en caoutchouc ou de chevrotine, des gaz lacrymogènes délétères asphyxiants et pulvérise de l’eau qui contient des produits chimiques et qui provoquent des brûlures. Ils font des tirs tendus rapprochés en visant les yeux. 240 personnes sont gravement blessées aux yeux. Les yeux crevés deviennent le symbole du mouvement.

En un mois, la crise sociale fait 30 morts tués par les forces de l'ordre, 2.000 blessés. 110 personnes sont torturées et certaines en meurent.

La colère ne cesse de grandir. Les Chiliens manifestent chaque jour pendant des semaines. Aux quatre coins du Chili, des réunions citoyennes s’organisent où les gens partagent leur vision d’une société plus juste.

Grève générale le 12 novembre.

Le centre de Santiago est pris d’assaut par les manifestants. Les manifestants réclament la démission du président Piñera et une meilleure redistribution des richesses.

Sebastian Piñera recule et demande pardon, annonçant des mesures sociales. Rien n’y fait, la population réclame une nouvelle Constitution et veut un référendum pour que le peuple décide seul sans l'avis du Parlement.

Accord des partis pour organiser un référendum en avril 2020 pour une nouvelle Constitution pour remplacer celle héritée de Pinochet.

2020

Le Chili est le troisième pays le plus inégalitaire de l’OCDE : 1 % des Chiliens détient 26,5 % du PIB national.

La Constitution de Pinochet stipule que la gestion de l’électricité, l’eau, la Santé, l'Éducation, les retraites doivent dépendre essentiellement du secteur privé.

Le 8 mars, 3 millions de chiliennes descendent dans les rues. Les mobilisations se développent grâce à la mobilisation féministe. Elles organisent des ballets de rue de masse qui ont un retentissement international : L’Etat oppresseur est un macho violeur ! Beaucoup de femmes vivant seules avec beaucoup d’enfants ont perdu leur travail à cause de la pandémie.

Avec l’épidémie et le confinement, la situation sociale devient critique pour beaucoup. Beaucoup de Chiliens manifestent malgré le confinement.

Le 18 mai, des émeutes de la faim explosent dans la capitale chilienne confinée. Les habitants dénoncent une grave crise sociale et le manque d’aides du gouvernement.

Le 9 octobre, plus de 30.000 personnes se rassemblent à Santiago du Chili pour célébrer l’anniversaire du grand soulèvement social de 2019. Les revendications n’ont pas changé.

Les Chiliens votent par référendum pour l’abandon de la Constitution en vigueur, héritée de la dictature d'Augusto Pinochet (1973-1990) qui a été le laboratoire du néolibéralisme.

2021

Les 15 et 16 mai, élections des députés de la Convention constitutionnelle, des gouverneurs, des maires et des conseils municipaux. Faible participation. 155 personnes sont élues pour rédiger une nouvelle constitution. Plus de la moitié des élues et des élus sont des indépendants, qui ne militent pas au sein d’un parti.