Publié le Dimanche 27 juin 2010 à 10h52.

Bloody Sunday Derry, 30 janvier 1972, un massacre d’État

Les conclusions de la commission d’enquête sur le Bloody Sunday ont enfin été révélées. Ainsi, les mensonges qui ont servi de ligne de défense à l’État britannique depuis 38 ans apparaissent enfin. Il a fallu 921 témoins et 5 000 pages de rapport pour établir une vérité déjà connue : aucune des quatorze personnes assassinées le 30 janvier 1972 à Derry, en Irlande, par les parachutistes britanniques ne représentait un danger potentiel et rien ne justifiait leur exécution. Cependant la responsabilité de l’État et de l’armée est écartée, alors qu’elle est pleinement engagée dans la préparation de l’opération, quel que soit le degré exact de préméditation, jusque dans le choix de couvrir et justifier les actes commis, pendant 38 ans. Mais il faut mesurer l’importance des déclarations de Lord Saville, en charge de la commission, pour les familles de ceux qui étaient jusque-là considérés comme responsables de leur propre mort et plus largement pour toute la population de Derry, qui les a accueillies avec un légitime sentiment de victoire. Divisions et répressionsAu terme de la guerre d’indépendance en 1921, les Irlandais obtiennent la constitution d’un dominion1 amputé des six comtés de l’Ulster, où une fraction importante de la population est dite « unioniste », au sens de fidèle à une unité maintenue avec le Royaume-Uni, et protestante. Cette indépendance très partielle divise la population au Sud, entraînant une guerre civile qui s’achève en 1923. La nature de l’État qui se met en place au Sud – notamment la place centrale qu’y occupe l’Église catholique – et les privilèges dont bénéficient les protestants au Nord face à une population catholique discriminée sur les plans économique et démocratique, maintiennent une division volontaire entre protestants et catholiques peu favorable à une fraternisation, au Nord, de deux prolétariats dont les conditions sont pourtant proches. À partir de 1968 émerge en Irlande du Nord un puissant mouvement des droits civiques qui exige l’égalité entre catholiques et protestants. Il s’oppose au gouvernement unioniste de l’Ulster. Le niveau d’affrontement s’accroît progressivement, la population catholique se trouvant menacée par les militants loyalistes2 et le RUC3. À Derry, des barricades s’élèvent et la ville est déclarée zone libre par ses habitants. Le gouvernement unioniste d’Irlande du Nord, Stormont, sous forte pression de l’extrême droite loyaliste, est incapable de satisfaire la moindre revendication de la population catholique et la situation lui échappe. L’État britannique décide donc d’envoyer des troupes en août 1969, censément pour protéger les catholiques et contraindre Stormont à trouver les moyens d’un accord avec le mouvement des droits civiques. Très vite, l’armée britannique apparaît pour ce qu’elle est : l’organe chargé de maintenir l’ordre unioniste lorsque la répression locale ne suffit pas. En août 1971, l’internement est réinstauré,  permettant à l’État britannique d’emprisonner sans procès, l’idée étant de se débarrasser des fauteurs de trouble, notamment les membres de l’IRA, pour résoudre la situation. Cette pratique soude en fait la population catholique et contribue à permettre à l’IRA de s’implanter dans les zones urbaines, dont elle était à peu près absente jusque-là. Cette fuite en avant produit Bloody Sunday. Stormont est en situation difficile, la rupture avec la population catholique est plus profonde que jamais, la communauté protestante ne voit pas sa loyauté récompensée, puisque le gouvernement ne résout ni les problèmes de sécurité ni les difficultés économiques. Dès lors, l’idée d’une offensive brutale et décisive contre la communauté catholique et en particulier la forteresse de Derry gagne du terrain. Le 30 janvier 1972, l’association des droits civiques organise une manifestation pacifique contre l’internement, modifiant même le parcours pour éviter tout risque d’affrontement sérieux. Mais lorsqu’une partie des manifestants se retrouve face à une barricade de l’armée britannique, les parachutistes font irruption dans la rue et tirent à vue sans sommation, tuant quatorze personnes. La fumée est à peine dissipée sur le Bogside (le quartier catholique de Derry) que l’armée est déjà en train d’élaborer la version officielle de l’État britannique, légitimée par un simulacre d’enquête conduite par Lord Widgery qui conclut que les parachutistes n’ont fait que riposter à des tirs de l’IRA et éliminer des porteurs d’explosifs. Or, aucune arme n’a été retrouvée sur les lieux pas plus que de traces d’explosifs sur les victimes, et aucun coup de feu décrit ne correspond aux coups de feu réellement tirés. Le massacre entraîne d’importantes mobilisations partout dans le monde, aliène encore un peu plus la communauté catholique du Nord au Royaume-Uni, renforce l’IRA et amène Londres à reprendre le contrôle direct de l’Irlande du Nord. Il a fallu 38 ans et une campagne intransigeante des familles des victimes et de leurs soutiens pour battre en brèche la version officielle. Reste maintenant, et c’est une autre affaire, à traduire les bourreaux en justice, en particulier ceux qui se situent au plus au niveau de l’État et de l’armée. Ingrid Hayes1. État autonome sur le plan de la politique intérieure mais demeurant au sein de l’Empire britannique. L’Irlande ne quitte le Commonwealth qu’en 1949.2. Favorables au maintien de l’Ulster au sein du Royaume-Uni. 3. Royal Ulster Constabulary, police d’Irlande du Nord de 1922 à 2001.