Publié le Lundi 20 novembre 2017 à 09h48.

Brésil : La crise du PT ouvre la voie à une situation convulsive et polarisée

La situation politique brésilienne est devenue, dans le contexte de la crise des gouvernements dits progressistes d’Amérique Latine, extrêmement complexe. Cet article essaie d’apporter des clés de compréhension des bases structurelles et des intérêts en jeu dans cette situation.

Loin du fameux « mirage » de la croissance brésilienne qui était comparable à celle de la Chine dans les années 1970, une faiblesse structurelle en termes d’accumulation capitaliste a vu le jour depuis les années 1980 – qu’on a d’ailleurs appelées « la décennie perdue » –, pendant laquelle se sont combinées explosion de la dette publique et hyperinflation. Cette faiblesse, visible par une désindustrialisation relative et une baisse de la productivité de l’économie, a été compensée momentanément grâce à des niches de spécialisation dans la production.

Celles-ci étaient liées à la combinaison entre le rôle des grandes entreprises mondialisées (« global players ») encouragées par l’Etat et les avantages naturels du pays. Le Brésil s’est alors inséré dans le marché mondial de manière subordonnée, en tant que grand pourvoyeur de matières premières et de biens de faible apport technologique, le tout soutenu par le boom de l’économie chinoise. Cette spécialisation qui recentrait l’économie sur les matières premières, combinée à la précarité des conditions de travail, a alors rendu possible une expansion du marché du travail et une relative diminution de l’extrême pauvreté. Paradoxalement, c’est aussi ce qui a affaibli l’économie pour faire face aux scénarios internationaux plus complexes.

Du fait de l’importance géographique, démographique et économique du Brésil, le néolibéralisme des années 1990 mis en place sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso a permis, malgré une désindustrialisation relative, de mettre en place une série de politiques étatiques qui ont jeté les bases du développement de « champions nationaux ». Avec l’aide des banques publiques, des avantages octroyés dans le cadre du processus de privatisation, et la prestation de service des entreprises restées publiques, l’Etat a permis à un secteur du capital national de maintenir son contrôle majoritaire sur de grands monopoles, même si cela s’est fait en association avec le capital étranger. Dans le même temps, d’autres secteurs comme les télécommunications ont été presque intégralement vendus au capital impérialiste.

 

Lula et les « global players » brésiliens

S’appuyant sur le cycle exceptionnel de croissance économique lié à la bulle immobilière états-unienne et au boom des produits manufacturés obtenu grâce à l’expansion chinoise, le gouvernement Lula a déployé le projet d’un pays basé sur les « global players » brésiliens émergents, sur l’expansion du travail précaire et de la consommation basée sur un crédit à faible taux, et sur le clientélisme étatique, établissant une synergie entre la montée des exportations et la dynamisation du marché intérieur.

Comme résultat de ce processus, l’hégémonie solitaire dont bénéficiait le capital financier dans les années 1990 a commencé à être partagée avec des secteurs émergents de l’industrie, des services, des mines et du commerce agricole, tous soutenus par les banques publiques et les entreprises d’Etat. Des millions de personnes qui vivaient sous le chômage et la misère absolue ont commencé à accéder dans une certaine mesure à la consommation. Dans ce cadre, le Brésil a réussi à acquérir certaines marges de manœuvre en tant qu’acteur sur la scène internationale, avec les autres BRICS (Russie, Inde, Chine, Afrique de Sud), profitant d’un moment pendant lequel les Etats-Unis étaient concentrés sur les problèmes auxquels ils faisaient face au Moyen Orient. 

Sur ces bases s’est formée une situation paradoxale : alors que des secteurs monopolistes de la bourgeoisie brésilienne ont pu émerger avec un certain degré « d’autonomie » pour négocier de meilleures conditions d’association avec le capital étranger, le Brésil vivait dans le même temps la plus grande pénétration du capital impérialiste de toute son histoire. Sous Lula a été votée la loi qui privilégiait le capital natif dans l’exploration du « pré-sal » (gisements pétroliers pré-salifères qui recèlent des ressources gigantesques) ; une mesure de « protection nationale », donc, mais qui a permis tout de même au volume accumulé de capital impérialiste qui entrait dans le pays de faire un saut très important, passant de 168 milliards de dollars entre 1990 et 1999 à 242,5 milliards entre 2000 et 2009, soit une augmentation de 45 %. Ce paradoxe permet d’expliquer pourquoi, malgré l’avancée dans la pénétration du capital étranger, la part des entreprises sous contrôle étranger parmi les 500 plus grandes du pays a chuté de 44,7 % en 1999 à 41,5 % en 2009.

 

La fin du mythe du « découplage » des pays émergents

Tout ce mécanisme a néanmoins commencé à s’effondrer une fois que, contre les pronostics des théoriciens du découplage entre la crise mondiale et les pays émergents, les effets de crise économique mondiale ont commencé à se faire sentir au Brésil. Les manifestations massives de juin 2013 étaient déjà une expression du choc entre les aspirations croissantes générées par le cycle de croissance économique des années précédentes, et les limites d’un pays resté dépendant du capital financier international et qui n’a ainsi pu faire face à aucune de ses contradictions plus structurelles, comme le très mauvais état des services de santé, de transport et d’éducation.

A un moment où Lula avait dû se faire remplacer par Dilma Roussef (la loi brésilienne n’autorisant qu’une seule réélection), la situation s’est fortement dégradée. L’abondance de crédit s’est transformée en abondance de dette. Les promesses d’amélioration graduelle et à plus long terme des conditions de vie ont été remplacées par des mesures d’austérité et des réformes réactionnaires. La balance commerciale structurellement déficitaire, qui avait été camouflée pendant la décennie passée par le boom des matières premières et par les exportations vers la Chine, a recommencé à se faire sentir. Le travail précaire a cédé la place au chômage. Les représentés ne s’identifiaient plus aux représentants. Les secteurs moyens de la société ont exprimé leur mécontentement sous une forme plus ou moins active et ont constitué le « bouillon de culture » d’une large « crise organique » (pour reprendre le concept de Gramsci, lui-même entendu comme « crise d’hégémonie »), dans laquelle les classes dominantes échouent dans la « grande entreprise » dont elles avaient le projet après la dictature militaire et l’offensive néolibérale, sans que cela n’ait conduit au surgissement d’un nouveau projet qui puisse le remplacer.

 

De juin 2013 au coup d’Etat institutionnel

Le premier symptôme de cette crise a certainement été les mobilisations déclenchées en juin 2013. Il y a d’abord eu la jeunesse qui est descendue dans les rues de toutes les villes du pays pour réclamer la baisse des tarifs de transport et exiger des services publics de qualité dans un pays qui se vantait d’être une puissance régionale en ascension. La jeunesse mobilisée a alors pointé du doigt la contradiction flagrante entre cette situation et les milliards dépensés dans la préparation de la Coupe du monde de football de 2014. 

Ces mobilisations marquaient d’abord et avant tout la crise du PT en tant que direction historique des mouvements sociaux au Brésil et la rupture de masse en cours avec ce parti. Elles marquaient aussi le retour de la classe ouvrière sur la scène politique avec une importante vague de grèves, même si le caractère général de ces manifestations a été très hétérogène et politiquement confus. Elles ont surtout montré à la bourgeoisie que le PT ne disposait plus de son pouvoir historique de contention.

Dilma a été chassée du pouvoir car elle dépendait du financement illégal des « acteurs mondiaux » brésiliens pour maintenir sa structure électorale et assurer la gouvernabilité, au moment où la pression de sa base liée aux syndicats et aux mouvements sociaux devenait un obstacle pour avancer dans le plan d’ajustement et les réformes imposés par la crise.1 A sa place a été mis le numéro deux de son gouvernement, Michel Temer, qui, bien que s’appuyant sur une base sociale plus à droite et défendant une plus grande subordination envers l’impérialisme, maintenait essentiellement les mêmes liens de dépendance que le PT vis-à-vis des « global players » brésiliens.

Pour reconstituer les investissements étrangers et remplir les coffres publics, Temer a essayé de mettre en œuvre une réforme fiscale drastique mettant à sec le financement des besoins les plus essentiels, comme ce fut le cas des réformes libérales les plus réactionnaires imposées dans les années 1990. Dans le sillage d’une crise économique qui se traduit déjà par une chute de 8 % du PIB et une augmentation rapide et massive du chômage, avec plus de 15 millions de chômeurs (15 % de la population active), les actions du gouvernement putschiste ont mené à une polarisation politique et sociale croissante.

D’un côté, elles ont renforcé une extrême droite représentée par le député Jair Bolsonaro, une droite fascisante qui défend ouvertement l’héritage de la dictature militaire. De l’autre, les syndicats et les mouvements sociaux qui se sont opposés au putsch et aux réformes libérales imposées ensuite par Temer se sont aussi renforcés.

 

Michel Temer ou l’arroseur arrosé

Dilma et le PT avaient été renversés par un front large incluant le pouvoir judiciaire, les partis d’opposition, des secteurs de la base de soutien du gouvernement PT s’étant retournés contre lui et les grands médias. Ce coup d’Etat institutionnel s’est appuyé sur l’implication du PT dans le scandale de corruption de l’entreprise pétrolière nationale, tout en préservant les autres partis qui avaient pris part dans cette même affaire. Un an après, une fraction du bloc putschiste constitué autour du nouveau président Michel Temer, et dirigée par le pouvoir judiciaire, a utilisé une nouvelle affaire, celle concernant le géant agro-alimentaire JBS-Friboi, pour tenter un coup d’Etat dans le coup d’Etat, contre ses alliés de la veille.

JBS-Friboi, après avoir racheté la société nord-américaine Swift Food Company, est devenue le plus gros acteur du secteur frigorifique dans le monde. Mais il ne s’agit pas du seul géant du capitalisme brésilien à s’être vu impliqué dans des affaires de corruption. L’entreprise Vale do Rio Doce, après son acquisition de la société Canadienne INCO et de la société australienne AMCI Holdings, est devenue la deuxième plus grande compagnie minière au monde. Embraer est le quatrième fabriquant d’avions. Petrobras, suite aux découvertes d’énormes quantités de pétrole brut sous la zone appelée « Pre Sal », est devenue la sixième plus grande entreprise dans ce secteur. En 2007, les vingt plus grosses multinationales brésiliennes accumulaient un chiffre d’affaires à l’étranger de plus de 30 milliards de dollars, détenaient 56 milliards de dollars en actifs répartis partout dans le monde, et employaient 77 000 travailleurs en dehors du pays.

Certaines de ces entreprises ont vu leurs dirigeants ou cadres exécutifs incarcérés suite à l’opération anti-corruption dénommée « Lava Jato ». Le développement de cette opération a été accompagné ces dernières années d’une escalade de protestations venant de fractions du capital impérialiste, à propos des avantages accordés au capital d’origine brésilienne. Mais étrangement, « Lava Jato » n’a jamais enquêté sur la participation d’entreprises impérialistes dans les différents scandales de corruption.

La fonction stratégique de l’opération « Lava Jato » était d’ouvrir la voie aux monopoles impérialistes pour gagner des parts de marché face à leurs concurrents locaux, de reconfigurer le rapport entre l’Etat brésilien et les entreprises privées, et dans le même temps d’aider à installer un régime politique ayant une légitimité suffisante pour mettre en œuvre des réformes structurelles transférant une grande partie du PIB des travailleurs vers le capital.

 

Des brèches pour l’intervention de la classe ouvrière

La manifestation à Brasilia contre la loi qui imposait un plafonnement des dépenses budgétaires en novembre 2016, les grèves des 15 mars et 28 avril 2017 (l’action la plus importante de la classe ouvrière depuis des décennies), puis la marche qui a transformé Brasilia en un théâtre de guerre le 24 mai, ont exprimé la continuité d’un mouvement de masse de résistance aux réformes libérales du gouvernement, alimenté par la colère populaire croissante due au chômage et à la baisse du pouvoir d’achat.

La classe ouvrière et les syndicats sont ainsi entrés sur la scène politique avec leurs propres méthodes de lutte, comme cela n’avait plus été vu depuis les années 1980. Si la réforme du code du travail a pu être approuvée au parlement, celle des retraites, considérée comme la mère de toutes les réformes et si impopulaire qu’elle est source de mécontentement même au sein de la base sociale qui a soutenu le coup d’Etat, reste à imposer. 

Bien que les grèves nationales des 15 mars et 28 avril aient permis de développer largement le sentiment selon lequel c’est par la mobilisation indépendante qu’il est possible de freiner les attaques, le PT, la CUT et les principales centrales syndicales ont passé un mois à refuser de convoquer une nouvelle grève nationale. Ils se sont contentés d’organiser la marche à Brasilia, sachant pourtant que quelle que soit son importance, elle ne pourrait avoir la force suffisante pour chasser Temer et le Congrès corrompu et austéritaire. Ils refusent de se préparer à une grève générale politique, qui s’appuie sur des comités d’auto-défense jusqu’à la chute de Temer et puisse abroger les contre-réformes.

Face à la crise ouverte avec la nouvelle tentative de coup d’Etat de Lava Jato contre Temer, Lula, Dilma et les gouverneurs du PT cherchent une issue négociée et n’ont pas fermé la porte à la possibilité d’une élection indirecte, reniant jusqu’au droit démocratique le plus élémentaire qu’est le suffrage universel, avant de prendre finalement position pour l’organisation d’élections directes.

L’intervention des masses dans les brèches ouvertes au sommet a néanmoins suffi à mettre en garde les classes dominantes et l’establishment brésilien sur les risques d’une opération visant à déloger Temer du pouvoir, et le parlement a fini par refuser l’ouverture d’une enquête contre lui malgré les nombreuses preuves de sa participation directe à des affaires de corruption.

 

La gauche radicale à l’épreuve d’une situation complexe

Le PSOL (Parti Socialisme et Liberté) s’est installé comme l’opposition parlementaire au gouvernement du PT, puis au gouvernement Temer, en s’appuyant sur le capital politique de plus d’un million de voix obtenues par son candidat Marcelo Freixo aux dernières élections municipales à Rio de Janeiro. Il avait néanmoins défendu majoritairement la politique d’impeachment, alimentant ainsi les illusions selon lesquelles la crise pourrait se résoudre dans le cadre d’un Congrès putschiste, et non par l’action des masses, avec leurs propres méthodes de lutte. De même, la politique du « qu’ils s’en aillent tous » (Fora Todos) défendue par le PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié) ne permettait pas de combattre le coup d’Etat institutionnel.

Une politique révolutionnaire exigeait de batailler pour qu’émergent des comités de base contre les réformes, sur les lieux de travail et d’étude, impulsant l’auto-organisation pour que des milliers de travailleurs et de jeunes puissent prendre leurs luttes en mains, et préparant des piquets de grève et des comités d’autodéfense pour que la grève puisse triompher. Elle imposait de participer aux meetings convoqués par le Frente Povo sem Medo (« Front du Peuple Sans Peur », rassemblant des syndicats et des mouvements sociaux) contre les réformes et pour dégager Temer, mais comme une aile qui défende la mobilisation indépendante des masses. Elle exigeait aussi de mettre en garde sur le fait que les élections directes (à tous les postes électifs, pas seulement la présidence du pays) pouvaient ne servir qu’à remplacer le personnel politique actuel par un autre, disposant d’une plus grande légitimité pour  imposer les attaques antisociales. Il fallait donc se battre pour une nouvelle constituante, qui abroge toutes les réformes, s’attaque aux racines de la corruption et mette au centre les revendications ouvrières et populaires, avec un programme pour que les capitalistes payent la crise.

Dès lors, il ne s’agirait pas d’une Constituante du type de celle de 1988, négociée avec les militaires pour contenir les tendances révolutionnaires qui s’affrontaient à la dictature, mais d’un processus constituant qui libère les forces révolutionnaires contre les mesures réactionnaires du bloc putschiste et fasse passer les intérêts essentiels de la majorité exploitée et opprimée au centre de la scène politique ; et qui par conséquent mette à l’ordre du jour la rupture avec l’impérialisme, le non-paiement de la dette publique, la réforme agraire et l’expropriation des grands groupes de l’agro-business, la nationalisation sous contrôle des travailleurs des monopoles tels que Odebrecht et JBS-Friboi.

Daniela Cobet 

  • 1. Voir « Destitution de Dilma Rousseff : que se passe-t-il au Brésil ? », entretien avec Ricardo Antunes conduit par Raphael Sanz (Correio da Cidadania), revue l’Anticapitaliste n° 76 de mai 2016.