Publié le Samedi 5 mars 2011 à 11h07.

Chroniques de la révolution tunisienne (suites...)

Venezuela à la Kasbah

Tunis, le 25 février 2011

Tandis que nous écrivons ces lignes, vers 23 heures, l'hélicoptère militaire – « notre irritant ami vert », comme l'appelle Ainara – revient survoler le toit de notre maison. Il y a deux heures, une amie nous a appelé depuis le centre ville pour nous dire que la police était en train de tirer à balles réelles sur les manifestants dans l'Avenue Bourguiba; nous avons clairement entendu une rafale au travers de l'appareil. L'hôpital Charles Nicole nous a en effet confirmé, par téléphone, qu'il y a 15 blessés, dont quatre par balles (*). À Kasserine également la journée s'est terminée par de violents affrontements, des incendies et des blessés par balles. Dans la Kasbah occupée, par contre, en ce moment c'est le calme qui règne.

Ce fut une journée intense, émouvante, très froide et aveuglément ensoleillée. Dans le nouveau monde arabe insurgé, conscient de son unité, la Libye, l'Égypte, le Yémen, le Bahreïn, la Tunisie et l'Irak ont continué leurs batailles, avec des différences d'intensité et de résultats. Pendant ce temps, celui qui bombarde le Pakistan, alors même qu'il bombarde ce pays, parle de démocratie. Et les défenseurs des droits humains au Venezuela, pendant qu'ils défendent l'être humain au Venezuela, font l'éloge du tyran libyen.

— C'est le monde à l'envers – dit Rami, militant de gauche, très triste. Les criminels qui envahissent les pays se prononcent en faveur du peuple libyen et les exportateurs de médecins et de solidarité se prononcent en faveur de son bourreau.

C'est une phrase qui démontre une certaine ingénuité, mais c'est avec cette ingénuité que l'Amérique latine qui invoque le « Libertador » (Simon Bolivar, héros de la lutte d'indépendance, NdT) aurait pu faire de grandes choses dans le monde arabe. Ici, à la Kasbah, les choses sont très claires et tout le monde doit le savoir. Elles sont nombreuses, très nombreuses, les pancartes qui proclament le rejet de quelque forme que ce soit d'ingérence extérieure: « Non à un gouvernement soumis à l'étranger »; « Non à l'intervention française et états-unienne »; « Non à la liberté et à la démocratie d'importation »; « Tunisie libre de tout complot extérieur ».

Mais elles sont également très claires les références dans la Kasbah à cette impulsion qui, au delà des différences sociales, tissent une nouvelle conscience panarabe et anticoloniale autour de l'idée de démocratie. De nombreuses pancartes montrent un montage photographique où se succèdent les portraits de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi rayés par des croix et suivis d'un espace vide avec un point d'interrogation: « Qui sera le suivant? ».

Quiconque en ce moment ose soutenir n'importe quel dictateur de la région, que ce soit depuis l'Europe, les États-Unis ou l'Amérique latine, obtiendra la réprobation la plus absolue et définitive de tous les arabes, de la Mauritanie au Golfe Persique. Telle est l'impulsion très « vénézuélienne » qui a réveillé ces gens et dont il faut tenir compte, comme facteur global, placé au dessus de n'importe quelle analyse nationale. De fait, un jeune, qui n'est pas encore au courant, passe en portant un t-shirt à l'effigie de Hugo Chávez avec le slogan: « Révolution et démocratie ».

Au Venezuela, 9 années ont passé entre les morts du « Caracazo » (le soulèvement populaire à Caracas en 1989 contre la vie chère, NdT) et la révolution démocratique qui a rendu leur dignité aux Vénézuéliens. Espérons qu'ici ce sera moins, mais nous sommes parfois surpris par la ressemblance. Dans la Kasbah, toutes les revendications se réduisent pratiquement à une seule, qui inclut toutes les autres: « Assemblée constituante ».

Aujourd'hui, pas moins de 100.000 personnes l'ont exigée, serrées entre le Ministère des finances et le siège du Premier ministre, déployées comme de la mousse sur toute l'esplanade, jusqu'aux escaliers du Palais municipal. Jamais, lors de la première occupation de la Kasbah, il n'y eu autant de monde: seul le 14 janvier avait peut-être rassemblé une telle multitude. Il y a des personnes de tous les âges, de toutes les conditions, des femmes voilées, des femmes aux cheveux libres, des étudiantes, des intellectuels, des barbus, des villageois, des enfants. C'est surprenant, une fois de plus, la manière dont ils se sont approprié des concepts très compliqués et le raffinement avec lequel il les abordent dans leurs conversations. J'écoute, par exemple, une discussion entre une jeune femme grande et un peu pédante, un jeune étudiant, un juriste et une petite femme voilée, très vivace, à la voix rauque à force de crier.

La pédante défend un point de vue qui prévaut de manière relativement générale au sein des partis du gouvernement provisoire et d'un secteur du syndicat UGTT: l'idée selon laquelle il n'y a pas assez de conscience politique parmi le peuple que pour l'exposer au danger d'une assemblée constituante.

— Nous courrons le risque de nous retrouver avec une majorité réactionnaire et une constitution pire que celle d'aujourd'hui.

La femme voilée vivace s'exalte, proteste, dit qu'il existe beaucoup plus de conscience qu'on ne le croit et que, de plus, elle s'acquiert en marchant, dans la lutte quotidienne.

Le jeune étudiant n'apprécie visiblement pas cette femme un peu criarde, mais il n'a pas d'autre choix que de lui donner raison. Il dit que cette hiérarchie dans les niveaux de conscience n'a traditionnellement servi que pour que, de la même manière que dans l'échelle sociale il y a les capitalistes et les basses classes, dans les systèmes politiques il y a des dirigeants établis et des pauvres diables ignorants qu'il faut orienter et diriger.

— Il y a un déficit de conscience qui rend inviable la révolution – insiste la pédante.

L'étudiant se tourne alors vers la personne qui est la plus proche de lui et lui demande:

— Savez-vous ce qu'est une assemblée constituante?

— L'acte fondateur d'une nouvelle légitimité – répond l'inconnu. Une réunion de personnes élues par le peuple et chargée de rédiger une nouvelle constitution.

— Tu vois? – réplique le jeune à la pédante. Il y a conscience ou pas?

À la suite intervient le juriste pour expliquer la différence entre un régime présidentiel et un régime parlementaire. De nombreuses voix citent des exemples particulièrement abominables du premier, comme la France ou les États-Unis et discutent ensuite sur les priorités, processus de réforme et la nouvelle loi électorale. Je les laisse tandis qu'ils invectivent tous – y compris la femme voilée vivace – un homme grand et aux tempes grises, très sérieux, qui insiste sur le fait que la seule forme politique spécifiquement arabe fut le « califat ».

La place redevient l'une des plus belles places du monde. Il est bon qu'il y ait des écrans, mais il est bon également qu'il y ait des murs sur lesquels laisser une trace. Combien de temps cela durera-t-il cette fois-ci? Ils ne peuvent pas rester ici éternellement et on ne peut pas les expulser. Ils ne peuvent pas partir et ne peuvent pas gagner. Ils sont nombreux, ils seront plus nombreux encore, mais ils se heurtent à la limite de leur propre spontanéité, qu'ils défendent contre n'importe quelle intromission institutionnelle.

De son côté, la direction de l'UGTT, l'unique force qui pourrait faire pencher la balance, ne veut rien savoir de la protestation dans la Kasbah et opte pour la consolidation des acquis, accepter le gouvernement de transition et travailler à long terme. Ils invoquent pour cela le réalisme. Mais ce sont eux qui tracent les limites de ce réalisme alors qu'ils ont le pouvoir d'en déterminer les contours.

Demain est organisée une manifestation devant le siège central du syndical afin d'exiger la démission de son secrétaire général. On parle déjà d'un Congrès extraordinnaire afin d'élire une nouvelle direction. Le véritable réalisme c'est de s'ajuster à la réalité, mais la réalité elle-même peut être changée.

C'est sans doute cela qu'indiquent les tirs de la police et ce qu'ils veulent éviter. La tension revient.

« L'excès de peur tue la peur », déclarait aujourd'hui une pancarte à la Kasbah. La lutte continue un jour de plus.

* Ce samedi matin, on confirme une victime mortelle: Mohamed Al-Hannashi, 17 ans.

Tirs autour de la Kasbah. L'asile et l'intempérie

Tunis, le 26 février 2011

Les espaces comptent; ils se redéfinissent et se chargent de sens en opposition, dans un cadre changeant de tensions et de conflits. D'une certaine manière, la situation s'est inversée. Lors de la première occupation, la Kasbah était un lieu sauvage rempli de barbares d'Ibn Khaldoun et de villageois lumineux, exposés à l'extérieur, vulnérables, confus, tandis que l'avenue Bourguiba réunissait ceux qui avaient tout gagné et qui se sentaient sûrs d'eux dans les conversations de café. Les 100.000 personnes qui se sont rassemblées samedi ont sanctifié la Kasbah, l'ont transformée en une enceinte sacrée, comme les églises médiévales, asiles des rebelles et des persécutés qu'aucune violence ne peut profaner.

Là-bas, maintenant, tout est ordre, discipline, calme organisé. Mais autour de ce foyer quasi religieux, tout est incertain; les gens vont et viennent, c'est vrai, mais en changeant de statut en croisant les frontières. Dans la Kasbah, on est sain et sauf; dans l'Avenue Bourguiba, on se précipite dans la pénombre, une ébullition sans loi où la police, les milices, les provocateurs, les manifestants se battent dans une confusion mortelle. Sans qu'elle la touche, la violence a frôlé la Kasbah, toujours à ses portes, de haut en bas, pendant toute la journée. Tirs d'armes à feu sur la Bourguiba, à Bab Yidid, sur l'avenue de Paris, des tirs incessants qui ont tué au moins deux jeunes, des tirs qui semblaient vouloir toujours nous atteindre et qui – et c'est sans doute l'objectif – allument une braise d'obscurité dans le cœur des mobilisations.

Nous avons eu la sensation aujourd'hui de revenir aux premiers jours, après le 14 janvier. L'hélicoptère survole sans cesse nos têtes, des rumeurs sur un nouveau couvre-feu et les magasins qui ferment précipitament leurs persiennes métalliques. Pourquoi tire-t-on? Pourquoi tue-t-on? Qui donne les ordres? Est-ce les milices réfugiées en Libye qui reviennent pour imiter Kadhafi? Est-ce seulement un signe que le gouvernement a accepté la Kasbah comme interlocuteur et veut étroitement définir les limites des négociations? Une réponse mécanique à l'augmentation des pressions populaires? La stratégie d'une armée qui, pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie, aspire à jouer un rôle politique en s'appuyant sur le prestige qu'elle a gagné lors des journées de janvier?

C'est en tout les cas une journée d'acier pur: le plus froid de l'année, gris, effilé, avec des pluies torrientielles. Et cependant, Reda Redawi, l'avocat de Gafsa, est plus optimiste que jamais. Nous le retrouvons à la Kasbah vers 16 heures de l'après midi, tandis que la place garde le silence, ouvrant le pas au cortège funèbre du jeune de 17 ans, voisin du quartier, assassiné hier par une balle dans le cou. Il y a beaucoup de monde; beaucoup d'émotion et de douleur irritée. Mais aussi disciplinée. Reda nous confirme les déclarations de Sihem Ben Sedrine, porte-parole du Conseil national pour les Libertés et rédacteur en chef de Radio Kalima, données au journal « La Presse »: le gouvernement Ghannouchi va accepter la convocation d'une assemblée constituante. Au centre d'un groupe auquel s'assemble sans cesse plus de personnes – la Kasbah est un agora et une académie ces derniers jours – , Redawi explique l'imbroglio juridique dans lequel se trouve le pays:

— La légitimité révolutionnaire n'a pas d'institution et les institutions n'ont pas de légitimité, y compris par rapport à leurs propres lois. Selon la Constitution, le 15 mars prochain Fouad Mebaza, président intérimaire, achève son mandat sans avoir accompli l'engagement d'organiser des élections présidentielles. Le vide de pouvoir est un fait. La solution, que le gouvernement est sur le point d'accepter, c'est de préparer des élections pour une assemblée constituante et de négocier une loi électorale avec le Conseil de Défense de la Révolution qui doit se former dans les prochains jours et qui sera composé par les représentants des partis et des organisations de la société civile.

À 17 heures, après le passage du corps de Mohamed Al Hanachi au milieu de la foule, nous décidons de prendre un thé à deux pas de la Kasbah, dans la rue Sidi Ben Arus. Pendant que nous parlons avec Redawi, des nouvelles lui arrivent selon lesquelles les milices et la police attaquent la Kasbah. Et maintenant, alors que nous cherchons un recoin pour nous protéger du froid, nous entendons les premiers tirs. Et tout de suite d'autres rafales, chaque fois plus proches, depuis la Bourguiba et Bab Yidid. Nous sursautons, mais nous continuons à siroter le thé chaud. Soudain, depuis la rue Zeitoun, nous voyons se précipiter un groupe de jeunes qui portent un corps inanimé; il est complètement dégingandé sur la civière improvisée de bras, bien qu'aucune blessure sanglante ne soit visible. Tandis que nous les suivons vers la Kasbah, on nous dit qu'il s'agit d'une asphyxie consécutive aux gaz et on nous parle d'étranges projectiles qui s'ouvrent dans l'air en multiples nuées vénéneuses. Sur la place, les membres de l'équipe médicale reçoivent le corps dans la fourgonette de la protection civile, où nous voyons comment, après l'avoir examiné, ils le couvrent d'un drap.

Un des membres du poste sanitaire nous avertit, alarmé:

— Partez immédiatement d'ici.

Nous parcourons la ville en voiture jusqu'au Passage, en essayant de nous rapprocher de l'avenue Bourguiba. C'est impossible. Il y a une atmosphère très tendue. Les magasins sont fermés et des groupes de jeunes marchent à toute allure dans la direction opposée à la nôtre. Au loin, sur l'avenue de Paris, nous voyons s'élever des nuages de gaz et à nouveau le son de rafales nourries parviennent à nos oreilles. Quelques minutes plus tard, nous devons faire demi-tour et chercher refuge dans la voiture.

Qu'es-ce qui se passe? Nous faisons quelques appels téléphoniques et on nous informe confusément qu'il y a deux, trois et jusqu'à cinq morts. Des images enregistrées avec un téléphone portable nous confirment au moins deux victimes mortelles. La police – ou qui que ce soit – est en train de tirer pour tuer sur l'avenue Bourguiba, qui, à partir de demain, sera fermée – couvre-feu local – au trafic et aux piétons. De Kasserine et de Gafsa nous parviennent également des nouvelles sur des manifestations, des affrontements et des tirs.

Dans la Kasbah, cependant, tout est toujours tranquille. Elle s'est soudain transformée en un lieu légitime, sanctifié, sacré. C'est un lieu hautement politique. Là, c'est la révolution; dans le reste de la ville nous sommes toujours dans le vieux Tunis.

Ghannouchi tombe, la Kasbah reste debout

Tunis, le 27 février 2011

La pression populaire a obtenu une nouvelle victoire en Tunisie: à 15h30 de l'après-midi, Mohamed Ghannouchi, premier ministre de Ben Ali pendant quinze ans, premier ministre du gouvernement provisoire depuis le 15 janvier, a annoncé sa démission à la télévision d'État. La « sanctification » de la Kasbah, ensemble avec la tension qui frappait les rues, anticipait depuis vendredi déjà un changement que l'UGTT a immédiatement rejeté: le nouveau premier ministre, Beji Caïd Essebsi, 85 ans, avocat et ancien ministre de Bourguiba, a été nommé – selon la direction du syndicat – de manière précipitée, sans consultation préalable et pour cela il doit démissioner, ainsi que tout le gouvernement, pour laisser place à une assemblée constituante.

C'est le très contesté Abdelssalem Jrad, secrétaire général de l'UGTT qui parle, mais c'est la Kasbah qui commande. Les six morts de ces derniers jours, les assauts des milices, la fermeture de l'avenue Bourguiba, ont été la réponse à l'augmentation de la pression populaire; et sa victoire partielle, à son tour, a donné lieu à de nouvelles tentatives de déstabilisation. Vendredi, ils ont tué Mohamed Al Hanashi; hier Aymen Laakidi, Chahid el Mabrouk et Anis Jellafi; aujourd'hui Hamdi el Bahri et Abdelbasset el Ghéchaoui. Il y a des dizaines de blessés et également des prisonniers dont on ne sait plus rien. L'un d'eux, Haythez Hamzaoui, 17 ans, est désespérément recherché par son père. Venant de Keliba, c'est lui-même – nous dit-il – qui l'a encouragé à rejoindre les protestations dans la capitale et il a été arrêté avec d'autres jeunes tandis qu'il marchait dans la rue. Vendredi soir, sa présence était confirmée dans un commissariat, mais le lendemain matin, quand le père s'y présenta pour le chercher, il n'était plus là et personne n'a su ou n'a voulu lui dire où il avait été transféré.

En route vers la Kasbah, nous devons abandonner l'avenue de la Liberté parce que depuis Le Passage s'élèvent à nouveau des nuages de gaz au-dessus des lumières rouges des voitures de la police. On nous racontera ensuite que des civils armés ont semé la terreur à Lafayette. On nous montre également des projectiles monstrueux que les forces de l'ordre utilisent pour disperser les manifestants: made in USA, en 1984… Ils contiennent du chlorobenzilidène malonotrile, une substance lacrymogène qui, en grande quantité, peut provoquer un œdème pulmonaire, une pneumonie chimique et une crise cardiaque.

Lorsque nous atteignons la Kasbah, vers 16h30, une heure après l'annonce de la démission de Ghannouchi, nous sommes reçus par un mouvement fébrile de la foule; certains fuient dans la direction opposés à la nôtre; un dense attroupement se déplace rapidement vers le Ministère de la Défense, surveillé par des soldats. Il y a des gens qui courent, des remous, des bousculades. Pendant un moment, cela nous rappelle le 28 janvier, la violente évacuation de la première Kasbah. Mais ce n'est pas cela. On a surpris trois provocateurs armés, l'un d'entre eux a été maîtrisé et remis à l'armée. Il s'agit, semble-t-il, d'un membre de la police politique qui a été reconnu par un ancien détenu. Tout au long de l'après-midi, le service d'ordre auto-organisé démontrera son efficacité en désactivant les provocations et en arrêtant des provocateurs.

L'accès à l'enceinte boisée elle-même, entre le Ministère des Finances et le siège du Premier Ministre, est parfaitement contrôlé par des jeunes qui fouillent ceux qui veulent entrer. Ils avertissent régulièrement par haut-parleur du danger de sortir par les petites rues de la Médina, en direction de l'avenue Bourguiba, où des éléments armés sèment la terreur.

Mais la Kasbah, elle, est puissante et calme; plus belle que jamais, propre et bouillante, colonisée par les tentes irrégulières, les matelas, les drapeaux, les pancartes bruyantes. Elle n'est pas contente; elle continue à lutter. Elle continue à exiger la démission du gouvernement, la dissolution du parlement et l'élection d'une assemblée constituante; « Ghannouchi est parti, mais le gouvernement de la honte est toujours là ». Lorsque nous arrivons, après les premiers instants de tension, une chaîne humaine descend par l'esplanade du Palais Municipal, étendant son étreinte pour déclarer symboliquement sa volonté de fermer et de protéger la place. L'organisation s'est raffinée chaque jour. Dans la « jaima » où est installé le Comité d'information, également récepteur et distributeur de tabac et d'aliments, une pancarte déclare: « Les dons en argent sont interdits ». Les mégaphones diffusent les consignes de lutte, mais aussi les appels à la discipline et à la propreté. Une caméra transmet en temps réel les images de l'enceinte à travers Internet. Il faut désormais compter avec elle, avec la Kasbah: c'est l'agora, l'académie et maintenant aussi – avec une conscience énorme de son pouvoir – un centre de gouvernement. C'est, dans le meilleur sens du terme, une institution.

Des jours difficiles viendront encore, mais aujourd'hui – et ce n'est pas un slogan sur un mur – il y a bel et bien un Ministère du peuple. Et il a beaucoup de travail devant lui.

Nous avons gagné, non? La fin de la seconde Kasbah

Tunis, le 3 mars 2011

Ce dimanche, le premier ministre Mohamed Ghannouchi a démissionné et a été remplacé par le vieux Beji Caïd Essebsi. Lundi, ce furent les ministres de l'Industrie et des Finances, vestiges de l'ancien régime. Dans l'après midi, ce fut au tour de Nejib Chebbi et Ahmed Brahmi, représentants respectivement le parti Eltajdid et le PDP, les deux partis d'opposition légaux sous Ben Ali. Et mardi, deux autres ministres suivirent. C'est sans gouvernement que nous avons vécu pendant quatre jours, au cours desquels la terreur a serré ses griffes d'oiseau de proie autour de la Kasbah: des jeunes battus, menacés, pourchassés par la police et des voyous payés pour semer le chaos qui ont pris les petites rues de la Médina et des alentours de l'Avenue du Neuf Avril. Au même moment, l'espace s'est recomposé et la fracture de classe a tracé de nouvelles lignes géographiques. Tandis que la Kasbah était toujours protégée dans son enceinte sacrée, avec ses barbares lumineux et ses militants aguerris, la « majorité silencieuse » qui s'est tue pendant 23 ans, décidait de prendre la parole deux heures par jour, entre 17h et 19h, à l'occasion d'un sit-in organisé à la Coupole, la pompeuse Cité Olympique, afin de soutenir Ghannouchi, exiger la fin des mobilisations et défendre la « révolution » contre ceux qui veulent réellement la faire:

- Nous nous sentons opprimés par le prolétariat – dit un employé de banque tiré à quatre épingles.

Quoiqu'il en soit, la seconde occupation de la Kasbah n'est pas comme la première. Sanctifiée par la grande manifestation de vendredi passé, le secret de son invulnérabilité réside dans son haut niveau d'organisation et de participation articulée. Il y a toujours là, bien sûr, les jeunes brûlés de soleil d'Ibn Khaldoun, avec leurs pommettes passoliniennes et leur énergie villageoise, mais maintenant – nous dit Faten, de l'Union des étudiants de Gafsa – 80% des occupants appartiennent à des partis, des syndicats ou des organisations. La première Kasbah était « populaire », la seconde est « politique ». Chaque « jaima », avec un drapeau d'une localité tunisienne, a désigné un représentant à l'assemblée qui doit élire les portes-parole collectifs et qui rédige le premier communiqué commun. Dans ce dernier, on dénonce le nouveau remaniement ministériel et la répression féroce exercée – 7 morts jusqu'à présent – contre les citoyens; on énumère une fois de plus les revendications de la place: démission du gouvernement illégitime, dissolution du parlement et du sénat, élection d'une assemblée constituante, dissolution du RCD et de la police politique, procès contre tous les responsables impliqués dans des actes de torture, d'assassinat et de corruption et, enfin, suspension de la Constitution actuelle.

En même temps, les 24 organisations – ligues des droits humains, association d'avocats, partis politique et UGTT – qui font partie du Conseil National de Défense de la Révolution, négocient avec le président Mubazaa afin de l'obliger à reconnaître cette instance politique et établir un gouvernement de Salut National chargé de préparer une loi électorale et d'organiser les élections pour la Constituante.

Depuis trois jours, on attend la déclaration présidentielle, sans cesse retardée, entre autres par la visite, ce mercredi, de José Luis Rodríguez Zapatero, garant des intérêts patronaux espagnols en Tunisie et représentant d'un rutilant modèle de « transition démocratique ». « L'UE, dit-il, « sera au côté des démocraties du monde arabe ». Dictatures ou démocraties, il s'agit surtout que l'Europe soit à la tête, comme le rappellait Ainara il y a quelques jours dans une percutante lettre de protestation.

La Kasbah est malgré tout optimiste, quelques heures avant le discours présidentiel, prévu pour 20h du soir. Il pleut doucement, mais la température est plus élevée que les jours précédents. Les tentes colorées hérissent leurs petites pyramides irrégulières sur cette place qui est redevenue pendant onze jours l'un des lieux les plus émouvants et beaux du monde. On s'y promène, on fume, on mange des oranges tandis qu'on attend impatiement le verdict. Dans la « jaima » d'information et dans celle de la Faculté des Sciences, on a installé des ordinateurs et des hauts-parleurs pour que les gens puissent suivre le discours sans qu'il soit nécessaire de chercher un bar dans les alentours. Dans quelques minutes, nous saurons si c'est la « majorité silencieuse » ou le peuple vociférant qui a remporté la manche.

Mubazaa, à la petite moustache franquiste, commence à parler au milieu de la tension, augmentée par les interruptions dues à la lenteur de la connexion. Le début est prometteur: il parle avec des trompettes rhétoriques de la « révolution de la dignité », de la « lutte des jeunes et de leurs martyrs » et de « l'aspiration du peuple tunisien à une véritable démocratie » qui rompe complètement avec le passé. Lorsqu'il prononce les deux mots magiques, « majlis taasisi », Assemblée Constituante, la multitude brise le silence par un cri de triomphe. Lorsqu'il annonce la date des élections – le 24 juillet – c'est un concert de sifflements et de huées. Le discours est bref et un peu brumeux: on n'annonce pas la dissolution du parlement et on ne précise pas quel gouvernement sera chargé d'élaborer la loi électorale; on ne cite pas non plus le Conseil National de Défense de la Révolution.

- Nous avons gagné, non? - demande Fatma, avec son tablier blanc d'infirmère visible sous son manteau marron.

Fatma a 21 ans et c'est une fleur. Petite et vivace comme la Gelsomina de « La Strada », ingénue, pure, sérieuse, passionnée, généreuse, elle donne envie de se pencher sur elle pour respirer son parfum. Elle est volontaire dans la tente du Croissant Rouge et cela fait quatre jours qu'elle ne dort pas, occupée à patrouiller dans les tentes, distribuant les médicaments et prenant la température des nombreuses victimes grippées du froid et de l'humidité. Son compagnon, Sami, infirmier diplômé, travaille comme brancardier, mais il s'est également ajouté comme auxiliaire médical. Fatma et Sami, comme tous les autres, passent de la joie à la confusion, de la déception à la tension. Au-delà de l'obscurité du discours, il y a quelque chose qui semble atroce, insuportable, incompatible en temps de révolution: ils ne peuvent pas attendre quatre mois et demi avant d'avoir cette « majlis taasisi » que, dans leur soif de justice urgente, ils avaient conçue comme une pluie d'or qui allait tomber sur la Kasbah. Quatre mois et demi? A attendre à la maison?

Une vague électrique parcours la place. Comme lorsque l'on nage en Méditerrannée et que l'on traverse diverses zones aux températures variables. Il y a des foyers festifs, d'autres perplexes, et y compris trois ou quatre personnes qui en viennent presque aux mains entre ceux qui considèrent que les demandes sont satisfaites et ceux qui soupçonnent un piège et optent pour prolonger l' « i'tisam ».

Au milieu d'un attroupement serré se trouve une petite femme d'âge moyen. C'est Sihem Ben Sedrine, porte-parole du Conseil National pour les Libertés et membre du Conseil National de Défense de la Révolution, un des symboles de l'opposition au gouvernement de transition. Elle va parler dans la « jaima » de la Faculté des Sciences, devant une centaine de personnes et l'on nous dit que sa position reflètera celle des organisations politiques. Il est tout de suite évident qu'elle interprète le discours présidentiel comme un triomphe populaire. Elle dit se sentir fière des conquêtes obtenues grâce à la lutte du peuple tunisien et invite les occupants de la Kasbah a rester vigilants. « Dégage! » crie quelqu'un; une autre voix isolée l'interpelle; personne n'applaudit. Une femme, à mes côtés, dit que « Ben Sedrine est payée par les étatsuniens ».

Mais le sort est jeté. A la Kasbah arrivent sans cesse des groupes festifs portant des drapeaux qui se mélangent aux déconcertés et aux mécontents. Le résultat donne une espèce de tiédeur qui ne penche d'aucun côté. On est content, en effet, mais pas super content. Et si peu d'allégresse, après tant de jours de fatigues, semble peu révolutionnaire.

Près de la « jaima » d'information est arrivée une camionette d'Al-Jazeera et tandis que son correspondant réalise des interviews sur l'esplanade, nous voyons justement sur un écran installé à l'intérieur de la tente un reportage de la chaîne. C'est un long documentaire sur la relation entre l'armée et la politique en Tunisie, qui n'écarte pas un scénario à l'égyptienne et qui évoque les déclarations menaçantes de Nejib Chebbi, le ministre démissionnaire et dirigeant du PDP: selon lui, un vide du pouvoir pourrait conduire à un coup d'Etat militaire. Il nous revient une sorte de réminiscence de la « transition espagnole ».

A 11h45, malgré l'opposition initiale de Kasserine et Kairouan, l'assemblée de la Kasbah décide de « suspendre » l'occupation. Une jeune fille joyeuse répartit des petits gâteaux aux présents; on danse et on chante; quelques habitants de la capitale ramassent leurs draps et retournent chez eux. Au matin, les derniers barbares des régions intérieures abandonnent la place.

Ils ont gagné? Un ami du Parti du Travail Patriotique Démocratique, composante du Front du 14 Janvier, me dit qu'ils n'ont pas d'autre choix que d'être optimistes. On attend pour demain un décret-loi qui reconnaîtra le Conseil National de Défense de la Révolution et qui précisera les éléments juridiques qui déboucheront sur les élections. On a acquis, en tous les cas, le « majlis taasisi ».

Mais Zied, notre cher ami Zied, pleure à chaudes larmes. Ce n'est pas pour le caractère lointain, inatteignable de la main, du tant rêvé « majlis taasisi », ni pour l'obscurité du discours de Mubazaa. C'est que, pour la première fois de sa vie, il a été intensément heureux, intensément humain, intensément frère, et la nostalgie lui fait déjà plier les genoux dans une tristesse inconsolable. Venant de Sidi Bouzid, patrie de Mohamed Bouazizi et berceau de la révolution, c'est l'unique soutien de deux parents malades; il travaille de manière irrégulière et son avenir est aussi incertain qu'avant le 14 janvier. Il a eu au moins pendant quelques jours un peu de présent. Bronzé, cuivré et souriant, les yeux grands ouverts, il nous avait montré avec fierté, le premier jour, sa « petite maison jaune », une tente minuscule où il a dormi ces onze derniers jours. Il nous a toujours accompagné avec une douceur virile, respectueux, joyeux, protecteur, suprenant fils de paysans aussi libre de préjugés qu'un oiseau. Et quand, en ce moment, il pleure et pleure comme un homme, serré contre nous, nous comprenons qu'il ne nous a pas menti et qu'il a réellement – seulement – dix huit ans. Il n'a pas eu peur quand la police l'a frappé, ni froid quand la pluie tombait implacablement sur les tentes, ni de doutes quand on lui a demandé de résister. Mais la tristesse est un droit inaliénable des enfants qui ont grandi trop vite et qui ont eu pour la première fois de leur vie cette chose extraordinaire: une vie.

La seconde Kasbah est morte. Vive la Troisième!

Alma Allende.

 

Traduction française: Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be