Déjà dix jours que les barrages sont dressés dans toute la Guyane. Une semaine que la principale centrale syndicale, l’UTG, a déposé son mot d’ordre de grève générale.
Le 28 mars, 30 000 personnes ont marché dans les rues de Cayenne et de Saint-Laurent. À l’heure où nous écrivons, des milliers de personnes se rassemblent à Kourou pour marcher vers le centre spatial. Même sur le Haut-Maroni, les Amérindiens ont mis des banderoles sur leurs pirogues et ont descendu le fleuve pour se joindre aux rassemblements à Maripasoula. Qu’est-ce qui explique cette mobilisation historique et pacifique ?
Les fruits pourris de l’État français
Vue de France, la Guyane a l’image d’un Far West amazonien où règnent la violence et le désordre. Et cette mobilisation est parfois présentée comme le caprice d’enfants gâtés qui bénéficieraient déjà largement de la générosité française, à travers les allocations et les primes des fonctionnaires. Cette vision passe à côté des enjeux majeurs représentés par « l’outre-mer français ».
Deuxième empire maritime au monde, seul État à exercer sa souveraineté sur tous les continents et tous les océans, la France doit aux « confettis » de son empire colonial de rester dans le club des grandes puissances. Leur contribution est déterminante au niveau géostratégique, scientifique, militaire, mais aussi du point de vue des ressources de la mer qui devraient prendre une place considérable dans le siècle qui vient.
La Guyane est la plus vaste des dernières colonies françaises, et potentiellement la plus riche. De la taille du Portugal, hôte de l’Agence spatiale européenne à Kourou, voisine du « géant brésilien » qui s’impose comme puissance régionale, ses ressources sont encore faiblement exploitées. La biodiversité de la forêt, qui couvre 90 % du territoire, attire multinationales et laboratoires pharmaceutiques, tandis que le pétrole, l’or et les autres minerais pourraient financer un développement endogène qui sortirait la population de la dépendance vis-à-vis de la métropole.
C’est cet espoir qu’a su cristalliser le mouvement actuel. Toutes les couches sociales et classes d’âge y sont représentées, dans une société en pleine croissance démographique. Les moins de 30 ans sont majoritaires mais un jeune sur deux se trouve aujourd’hui au chômage. L’État préfère laisser vivoter la population grâce aux allocations, au RSA et aux jobs non déclarés, plutôt qu’allouer les moyens nécessaires à l’éducation et à la formation des jeunes générations. On achète la paix sociale au prix de « l’assistanat ». La richesses ostentatoire jouxte ainsi la grande pauvreté, selon un modèle que l’on peut qualifier d’économie de transfert : l’argent public, arrivé de France sous forme des minimas sociaux et des salaires majorés des fonctionnaires... y retourne sous la forme de consommation.
Une mobilisation qui continue et qui va laisser des traces
« Bloublou fini ! » : plus de mensonges ! « Nou gon ké sa ! » : on n’en peut plus ! L’objectif est d’en finir avec le contre-développement structurel. L’insécurité est dans tous les esprits et fait tristement la une des médias semaine après semaine. Une partie de la jeunesse est sur le bord de la route, cherche son quotidien de manière parallèle, est tentée par l’autodestruction. L’insécurité est la partie visible de l’iceberg. Le chômage plombe la société, l’école est incapable de remplir son rôle, parce qu’elle n’arrive pas à accueillir dans des conditions correctes l’ensemble des jeunes, et parce qu’elle fabrique massivement de l’échec scolaire. Depuis l’école primaire – dont seulement 1 élève sur 4 sort avec les compétences de base en français et en maths, au lycée – qui ne permet qu’au même quart d’une classe d’âge d’accéder au baccalauréat, à l’université – où le taux d’échec en première année est massif dans de nombreuses filières. Le système français est inadapté aux réalités culturelles, linguistiques, climatiques et économiques du pays.
Le mouvement a été impulsé par des collectifs citoyens contre l’insécurité, en relation avec des secteurs socioprofessionnels (du Medef aux toutes petites entreprises...). Les 500 frères, qui rassemblent à l’origine les habitués d’une salle de musculation d’un quartier populaire cayennais, ont marqué les esprits par leur sens de la mise en scène et leur détermination. Les premières revendications n’étaient donc pas spécialement progressistes : plus de moyens pour la police, plus de répression, l’extradition des détenus d’origine étrangère, et le paiement des subventions et aides dues aux agriculteurs, aux pêcheurs et à d’autres secteurs. Cependant, tout mouvement social en Guyane pose rapidement les questions de fond qui traversent le pays : le chômage, le manque d’infrastructures, le monopole de l’État sur la terre, l’inadaptation des lois françaises et la nécessité de changer les relations avec la « métropole »...
Le MDES (mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale) rassemble des militantEs expérimentés qui portent la mémoire des grands mouvements sociaux des années 1990-2000. L’entrée en grève reconductible du syndicat UTG de l’éclairage, qui tient le barrage devant le Centre spatial guyanais avec un collectif d’usagers et de salariés de l’hôpital, a donné une base de classe au mouvement, amplifié par la grève générale. Depuis quelques jours, sur les barrages, sur Radio Péyi et sur les réseaux sociaux qui jouent un rôle déterminant, l’évolution statutaire est au centre des débats. Si la France ne veut pas financer le développement de la Guyane, qu’au moins elle la laisse s’administrer elle-même !
L’avenir du mouvement n’est pas encore écrit, mais tout le monde en Guyane sent qu’une page est en train de se tourner, que la société porte un nouveau regard sur elle-même, que la tentation xénophobe peut être contrée par une vision solidaire et plus égalitaire.
Cette voie, ouverte par la mobilisation sociale du plus grand nombre, par leur détermination, leur radicalité, c’est aussi ce que nous voulons porter dans cette campagne présidentielle avec la candidature de Philippe Poutou.
De Guyane, Vincent Touchaleaume