Entretien. En 80 ans, les « Homes indiens » de Guyane ont accueilli près de 2 000 enfants dont une majorité issue des communautés natives américaines menacées de disparition : Wayanas, Tekos, Kali’na, Wayapi, Lokono, Paykweneh. Le 1er février avait lieu la présentation du rapport de l’IFJD (l’Institut francophone pour la Justice et la Démocratie-Louis Joinet) pour une commission de vérité et de réconciliation. Jean-Victor Castor, député de la première circonscription de Guyane pour le Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale (MDES) et membre du groupe de la Gauche démocrate et républicaine l’a présenté. Rencontre.
Vous militez aujourd’hui pour la création d’une commission de vérité et de réconciliation (CVR) sur les « Homes indiens » de Guyane entre 1935 et 2023. Est-ce que vous pouvez revenir sur ce que sont les Homes indiens de Guyane ?
Les Homes indiens sont des lieux où l’administration d’État et l’Église se sont rendus complices d’une opération qu’on a pu voir dans beaucoup pays, comme au Canada ou en Australie où il y avait des peuples autochtones. On a sorti les enfants de leurs familles ; on leur a même donné le statut d’orphelin pour les placer ensuite dans ces lieux, soi-disant pour la scolarité mais où en fait s’opérait une destruction de ce qu’ils étaient. Au travers de leur langue, la langue maternelle, leur culture et leurs us, enfin tout ce qui faisait qu’ils étaient autochtones pour les faire rentrer dans une forme d’assimilation. C’était une opération de pacification.
Voire d’acculturation… Certains parlent d’un « génocide culturel ». Est-ce un mot que tu reprends ?
Très clairement. C’est un génocide culturel, dans la mesure où c’était une opération de dépersonnalisation des individus, pour les faire sortir aussi de tout ce qui correspondait à leur civilisation, à leur communauté. Ce sont des pratiques très graves, qui sont condamnées à l’échelle internationale mais qui se sont poursuivies. Le dernier Home indien a fermé en 2023 dans la commune de Saint-Georges, qui est dans ma circonscription.
Cela a commencé dans les années 1930 ?
C’est lié à la période de la colonisation. Il faut se rappeler que quand les colons sont arrivés, ils sont arrivés avec les jésuites. Les Homes indiens sont une forme plus moderne de la pacification, mais qui a le même objectif que les jésuites. Il y a eu une période où on a dit : on n’est plus une colonie — on est passé du statut de la colonie, au statut de l’indigénat, ensuite à la départementalisation. L’idée maîtresse est de dépersonnaliser les gens, de les assimiler, de les acculturer. Les Homes sont assez révélateurs de cette doctrine.
L’Église catholique a évidemment une responsabilité dans cette entreprise d’acculturation. Et l’État français ? Laquelle ? Qu’est-ce qu’il y a eu de spécifique autour de la départementalisation en 1946 ?
À partir du moment où les parents s’y opposaient, c’étaient les gendarmes qui arrivaient. Les méthodes étaient dissuasives. Si les parents s’entêtaient à garder leurs enfants, on arrivait à des menaces, à des méthodes persuasives suffisamment fortes pour qu’in fine les parents acceptent que les enfants partent dans ces Homes. C’est la raison pour laquelle on a un gros souci aujourd’hui, souvent les parents sont un peu dans le déni parce qu’ils se sentent coupables.
La loi sur la laïcité de 1905 ne s’applique pas en Guyane, les cultes sont régis par une ordonnance royale datant du 19e siècle, ce qui explique les liens ou le financement des Homes…
Oui, jusqu’à maintenant en Guyane, les prêtres sont payés par la collectivité territoriale. Il y a eu des tentatives de mettre un coup d’arrêt à ça par l’ancien président du Conseil général, Alain Tien-Liong, mais finalement, même la justice a donné raison à l’Église. On est dans une situation, mais ce n’est pas la seule, assez particulière en Guyane : on a encore des résidus de toute cette période. C’est un combat qu’on doit poursuivre, qu’on doit continuer pour faire en sorte que les crimes, que les situations d’acculturation qui ont présidé à toutes ces politiques menées à l’époque coloniale, que même les vestiges de ces politiques disparaissent totalement. Cela nous ramène à des questions plus politiques : comment sortons-nous de la colonisation ? L’idée même de décoloniser la Guyane passe par tous ces aspects-là.
Est-ce-que les Homes guyanais sont représentatifs de la politique coloniale qu’a menée, jusqu’à très récemment, l’État français en Guyane ?
Quand on reprend tous les éléments historiques de la colonisation, on retrouve les mêmes méthodes. Les gens se battent, luttent contre ces outils de la colonisation et ensuite ça ressurgit d’une autre façon tant qu’on n’est pas devenu un État à part entière avec une certaine souveraineté. Demain, ce ne seront plus les Homes indiens, ce sera autre chose : l’utilisation des médias, de l’école, etc. Jusqu’à aujourd’hui, dans certaines classes, on n’apprend toujours pas l’histoire de la Guyane. Quand c’est fait c’est marginal, trop marginal. Les enfants continuent à apprendre l’histoire de la France, de l’Europe, de l’Occident, très peu la géographie de notre région. Tout est fait pour que ce soit la présence française qui prédomine, l’histoire de France qui prédomine, la culture et la langue françaises qui prédominent. Tout cela ne peut être séparé de ce qui s’est passé avec les Homes.
Vous êtes un certain nombre à demander l’ouverture d’une commission de vérité et réconciliation ? Quels sont ses objectifs ? Comment travaillerait-elle ?
L’idéal aurait été que tout le monde soit présent. Quand on regarde ce qui s’est passé en Afrique du Sud, au Rwanda, au Canada, il faut que tous les acteurs soient présents dans la commission de vérité et de réconciliation. Il faudrait que l’Église accepte, que l’État accepte et surtout que cela vienne aussi des personnes qui ont vécu cela, qu’elles soient les principaux acteurs : les autochtones aujourd’hui, mais pas seulement. Il y aussi les « Marrons » ou les Busi konde sama, les Afro-descendants, qu’on appelait Créoles avant, qui pour une part ont subi cela aussi. Les autochtones sont moteurs depuis plusieurs mois, plus d’un an, avec Alexis Tiouka qui était référent des autochtones, juriste, qui a vécu dans des Homes et a travaillé avec Hélène Ferrarini qui a écrit le livre1, puis ensuite avec Jean-Pierre Massias2, sur le principe de la commission de vérité et de réconciliation. Il faut vraiment que cela se passe comme ça.
On a observé que certains États ne souhaitent pas aller dans ce sens-là, parfois l’Église ne le souhaite pas non plus. Nous avons invité l’Église à venir à l’Assemblée nationale, et ils n’étaient pas présents. On ne désespère pas. On sait que dans certains pays, leur absence n’a pas empêché le processus de se réaliser, donc on fera sans eux, s’ils ne le souhaitent pas. Il faut qu’ils le sachent de toutes les façons. Le but, dans un premier temps, c’est vraiment qu’on puisse créer les conditions pour que la parole se libère. On a tellement formaté les gens, réduit à autre chose que ce qu’ils étaient que cela va prendre du temps. Ce sont des processus qui sont longs, qui doivent être imprégnés de beaucoup d’humilité et de modestie sur l’approche, la méthode de travail. On sait, à la lumière des retours d’expérience dans d’autres pays, que ce qui est important c’est de faire en sorte que cela diffuse au sein des populations et des communautés concernées. Qu’ils se sentent vraiment acteurs, qu’ils soient placés au centre du processus, que cela se fasse dans leur langue. En Guyane, cela aura une certaine originalité, car il y a six langues parlées chez les autochtones. Il faudra en tenir en compte, car quand vous parlez le teko, ce n’est pas le wayana, le wayana ce n’est pas le kali’na, qui n’est pas le palikur, etc.
Est-ce vous pensez que le mouvement social et politique anticolonial peut apporter à ce combat ?
Cet acte fondateur avec la commission de vérité et réconciliation, il faut le populariser. Il faut que cela sorte de la Guyane. On a besoin que cela ait un retentissement international. Il faut que la population française soit consciente de ce qui s’est passé, de la responsabilité de son État.
Est-ce qu’il y a une prochaine date ?
L’étape suivante, c’est de rassembler le maximum de signatures pour donner de la force politique à tout ça. Plus on aura de personnalités, d’éluEs, de chercheurEs qui vont donner de la visibilité à cette commission, plus ce sera intéressant. On pense que cela va pousser l’État et l’Église à s’y mettre. Les conditions de leur participation devront être déterminées pour que leurs voix ne dévoient pas l’idée même et le sens de ce travail.
Propos recueillis par Manon Boltansky
- 1. Hélène Ferrarini (préface Alexis Tiouka), Allons enfants de la Guyane. Éduquer, évangéliser, coloniser les Amérindiens dans la République, éditions Anacharsis, 2022, et aussi Hélène Ferrarini et Alexis Tiouka. Petit guerrier pour la paix. Les luttes amérindiennes racontées à la jeunesse (et à tous les curieux), Éditions Ibis rouge, 2017.
- 2. Professeur de droit public à, président de l’IFJD