Publié le Dimanche 30 janvier 2011 à 19h51.

Comprendre la crise ivoirienne

Histoire du « mirage » ivoirien

L’histoire ancienne de la Côte d’Ivoire remonte au moins au début de l’ère chrétienne et voit se succéder chefferies et royaumes divers. À l’époque moderne, les premiers Européens à se rendre dans la région sont les Portugais qui lui donnent son nom actuel. Le commerce de l’ivoire, des fusils et la traite des noirs se mettent vite en place. Les Français arrivent en 1637 et s’installent surtout sur la côte, avant d’en faire une colonie en 1893. Ils doivent cependant faire face à des résistances locales importantes comme celle du marabout Samory Touré.

Bien qu’inclus dans l’Afrique occidentale française (AOF), les populations de la Côte d’Ivoire sont alors considérées comme de simples sujets sans droits de représentation contrairement aux habitantEs des Quatre communes du Sénégal qui disposent de la citoyenneté française. Ce n’est qu’à partir de 1946 que les IvoirienNEs obtiennent la citoyenneté française et, en 1958, la loi cadre permet le transfert de nombreux pouvoirs de la métropole vers les autorités locales. Le pays accède à l’indépendance le 7 août 1960 avec à sa tête Félix Houphouët-Boigny. Issu d’une famille de haut rang propriétaire de riches plantations, ce dernier a commencé sa carrière politique en 1944 en fondant le Syndicat agricole africain et est l’un des fondateurs du Rassemblement démocratique africain (RDA) qui recouvre l’ensemble de l’AOF (à l’exception de la Mauritanie). Après la Seconde Guerre mondiale, Houphouët est élu à la première assemblée constituante. Il représente par la suite la Côte d’Ivoire à l’Assemblée nationale française de 1946 à 1959, se consacrant essentiellement aux organisations politiques inter-territoriales au sein de l’AOF. Il est également ministre de la République trois ans durant. Il devient Premier ministre de la Côte d’Ivoire en avril 1959 et est élu président en 1960. Constamment réélu à partir de 1965, son parti, le PDCI-RDA, occupe alors tous les sièges de l’Assemblée nationale. Les 30 premières années de son « règne » sont souvent présentées comme une période faste, celle du « miracle ivoirien ». Le système colonial a irrémédiablement transformé les divers espaces autochtones de commerce et d’échanges et réorienté l’économie vers l’exportation de produits agricoles non transformés et l’importation de produits européens manufacturés. Dès le début des années 1960, le pays axe sa politique de développement sur l’expansion des exportations de matières premières et la substitution aux importations reposant sur quelques industries. Tout en accordant à l’État un rôle central, le pouvoir favorise également très activement les investissements privés et les capitaux étrangers. Le pays affiche alors des taux de croissance record, et connaît un développement économique et social prometteur. D’environ 4 millions en 1960, la population atteint les 12 millions d’habitants en 1980. Cette augmentation est due à l’amélioration des conditions de vie mais aussi à l’immigration, encouragée par Houphouët-Boigny. De nombreux Maliens, Burkinabés et Sénégalais s’installent dans le pays en quête d’une vie meilleure, fournissant une main-d’œuvre bon marché à l’économie rentière de plantation et contribuant à la production de richesses dont ils ne seront par contre que très peu à bénéficier largement. Les fruits de ce travail sont en effet entièrement détournés à la fois par la classe dirigeante nationale et par ses alliés internationaux aux premiers rangs desquels la France dont les entreprises forment l’essentiel du tissu économique et rapatrient 90 % de leurs bénéfices. Peu diversifiée, l’économie souffre structurellement d’une forte dépendance extérieure et de déséquilibres importants entre ses différents secteurs d’activités. Et lorsque les termes de l’échange lui sont défavorables, elle vacille et s’effondre. La chute des cours des produits agricoles de base survenue à la fin des années 1970 a ainsi provoqué une dépression d’autant plus grave qu’à la faveur du « boum du café et du cacao », la Côte d’Ivoire s’était engagée dans une politique monétaire et fiscale expansionniste appuyée sur les revenus des exportations en forte croissance. L’augmentation de l’endettement extérieur a alors été immédiate autant que la montée de l’inflation. Confronté à une croissance économique fortement ralentie, le pays s’engage dans un Programme d’ajustement structurel (PAS). Au début des années 1990, quand le vieil Houphouët-Boigny meurt, le pays en est à son quatrième PAS qui n’a pas plus de succès que les précédents. La crise a profondément érodé les bases socio-économiques du régime. Une période d’instabilité politique s’ouvre alors, ponctuée par un coup d’État (1999) et une rébellion (2002) militaires laissant un pays déchiré et exsangue, et qui a abouti à l’impasse constitutionnelle que l’on connaît actuellement.  Groupe de travail « Afriques » du NPA

Bruit de bottes ou poker menteur ?

Depuis le calamiteux scrutin présidentiel en Côte d’Ivoire, menaces et médiations extérieures se succèdent pour tenter d’obtenir le retrait de Gbagbo au profit de Ouattara. Après la visite de pas moins de cinq autres chefs ou anciens chefs d’État africains, la médiation de Raila Odinga, Premier ministre kenyan, à nouveau missionné par l’Union africaine (UA), vient d’échouer. Le contenu des discussions reste secret, mais il semble que Gbagbo se soit vu proposer l’impunité, un exil doré, voire la participation de certains de ses proches au pouvoir, pour reconnaître Ouattara vainqueur (résultat probable des élections, mais difficilement vérifiable), ce que ce dernier exige comme préalable à toute discussion. Un partage de l’exécutif (présidence pour l’un et primature pour l’autre), solution qui a prévalu au Kenya et au Zimbabwe après les violences post-électorales, ne semble envisagé par personne, ni les protagonistes ni leurs soutiens extérieurs. Quant à l’hypothèse de revoter dans les bureaux litigieux, comme le demande la société civile, ou de réorganiser totalement les élections, ce que prévoit théoriquement la Constitution, elle a été soigneusement ignorée. Depuis la reconnaissance de la victoire de Ouattara par les États-Unis, suivis par la France, l’Union européenne (UE), et les différentes institutions africaines, le camp Ouattara fait de la surenchère tandis que celui de Gbagbo joue la montre, soufflant le chaud et le froid, rendant tous deux inaudibles les appels à l’apaisement lancés par certains milieux (religieux, intellectuels, ONG...). Les USA puis l’UE ont commencé par décider un gel des avoirs privés et des visas pour certains membres du régime Gbagbo, mesure sans grande portée. Les pressions se sont ensuite exercées sur les pays africains de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), où les discussions ont été très vives, pour que le contrôle du compte ivoirien à la Banque centrale de cette zone CFA, soit retiré à Gbagbo. Il s’agit d’une tentative pour asphyxier financièrement l’État ivoirien, susciter le mécontentement des fonctionnaires, et surtout le retournement des militaires, dont les officiers sont pour l’instant restés fidèles à Gbagbo malgré diverses sollicitations. Mais des moyens de contourner la Banque centrale existent pour le régime en place. Enfin, Ouattara et Soro, dont la rébellion contrôle toujours le nord du pays, ne cessent d’appeler à un renfort militaire extérieur pour déloger Gbagbo. La France et les USA ne peuvent se permettre d’intervenir unilatéralement et ne peuvent compter sur une résolution du Conseil de sécurité, pour cause de vétos chinois et russe. Ils s’efforcent d’obtenir une opération africaine, appuyés en cela par le président nigérian Goodluck Jonathan qui dirige la Communauté économique des États d’Afrique de l’ouest (Cédéao). Réunis le 18 janvier à Bamako (Mali), les chefs d’état-major des pays de cette institution ont affirmé être techniquement prêts pour une telle intervention, mais la réalité paraît plus nuancée. Gbagbo peut compter sur le soutien militaire de l’Angola, allié de longue date, auprès duquel il se réarme en ce moment, et sur la neutralité de certains chefs d’États africains, aux motivations diverses. Certains se refusent à couper complètement les ponts avec lui ; d’autres, tout aussi mal élus, voire plus, redoutent un précédent qui pourrait compromettre à l’avenir leur maintien au pouvoir ; enfin des craintes légitimes existent quant aux représailles probables contre les très nombreux ressortissants étrangers présents sur le sol ivoirien. La répression orchestrée par les forces fidèles à Gbagbo a déjà fait plus de 250 morts parmi les militants pro-Ouattara réels ou supposés, selon l’ONU, qui reste en revanche silencieuse sur les exactions commises en zone rebelle contre les Ivoiriens pro-Gbagbo, lesquels viennent pourtant grossir les rangs des 25 000 Ivoiriens déjà exilés au Libéria. L’ONU, dont les forces sur place sont harcelées par les partisans de Gbagbo, a décidé l’envoi de 2 000 nouveaux casques bleus sur place, en plus des 8 500 déjà présents, et des 900 militaires français. Les semaines (jours ?) qui viennent diront s’il s’agit bien de maintenir la paix, ou d’emboîter le pas à une intervention militaire au profit de Ouattara... Robin Guébois

Point de vue…

Entretien avec Vassindou Cissé, ancien secrétaire de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) de l’université de Bouaké entre 1994 et 1996. Vivant en France depuis plusieurs années, il fait partie aujourd’hui des initiateurs du tout jeune Collectif pour une Côte d’Ivoire démocratique (CCID). Il y a de nombreuses controverses quant au résultat des élections et donc sur la légitimité politique de Gbagbo ou Ouattara comme président. Quel est ton point de vue sur la situation ?Nous sommes dans une situation d’imbroglio car le résultat des urnes est contesté de part et d’autre. Pourtant, il faut rappeler que la façon dont se sont déroulées les élections est le résultat d’une succession d’accords politiques conséquemment aux affrontements armés (auxquels la France a participé), entre les Forces nouvelles de Côte d’Ivoire et le pouvoir d’Abidjan en 2002 : Accra 1 (2002), Marcoussis (2003), Accra 2 (2003) et 3 (2004), Pretoria 1 et 2 (2005) et les accords politiques de Ouagadougou (2007). Ces accords ont impliqué Laurent Gbagbo lui-même, les différentes forces politiques de Côte d’Ivoire, l’État français, l’Union africaine, la Cédéao et l’ONU. L’organisation des élections de 2010 (avec les différentes instances créées dans ce processus comme la Commission électorale indépendante (CEI) sous l’égide de l’ONU est le résultat de ce processus. Laurent Gbagbo a commencé à le contester il y a quelque temps, disant que c’était aux Ivoiriens de régler leurs affaires et non à la Communauté internationale. Ce n’était que du discours parce qu’il sentait que le vent allait tourner pour lui dans les urnes. L’objectif de la création de la CEI était de rendre incontestable le résultat des élections, sans pour autant contester la légitimité du Conseil constitutionnel qui devait promulguer les résultats après le travail de la CEI. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé car le Conseil constitutionnel, après avoir fait obstacle à la proclamation des résultats en temps voulu (trois jours après le scrutin), pour tenter de discréditer la CEI, a contesté le résultat des élections en donnant la victoire à Gbagbo, arguant de fraudes dans certains bureaux de vote. Roland Dumas et Vergès, venant à la rescousse de Gbagbo, demandent un recomptage des voix aujourd’hui : c’est du vent ! Ils sont où les bulletins de vote ? Ils ne sont plus là trois ou quatre semaines après le vote, il ne reste que les procès verbaux ! L’Onuci1 a procédé à un nouveau décompte en tenant compte des réclamations de Gbagbo et en annulant des résultats lorsqu’il y avait accusation de fraude dans des bureaux de vote où Ouattara était déclaré vainqueur. Malgré ces annulations, Ouattara était toujours devant. Gbagbo était devant à l’issue du premier tour mais nombre de candidats du premier tour ont appelé à voter pour Ouattara au second : le report de voix sur lui a été très important.La France a des intérêts à défendre en Côte d’Ivoire, d’ailleurs, en 2002 les militaires français étaient intervenus pour cela et avaient tiré sur les Ivoiriens. Ensuite, la présence française s’est déguisée en intervention de l’ONU... Comment la France est-elle impliquée aujourd’hui dans la crise ivoirienne ? Les Français sont nombreux en Côte d’Ivoire (15 000). Aujourd’hui ils sont très protégés par l’armée française qui, par contre, ne fait rien pour protéger les Ivoiriens qui sont victimes de violence de la part de l’armée ou des milices. On a l’impression qu’une vie ivoirienne a moins de valeur pour eux que la vie d’un Français. Ils disent : « Si vous touchez à un Français, on intervient » mais quand c’est un Ivoirien, personne ne bouge... Aujourd’hui, à Abidjan, les gens qui ont voté Ouattara ont du ressenti négatif par rapport à l’ONU (dont beaucoup de soldats sont français dans le cadre des forces Licorne, ndlr) et à ceux qu’elle protège dans l’hôtel du Golf (là où est réfugié Ouattara) car ils voient bien qu’ils ne les protègent pas, eux. Si Gbagbo défendait ses intérêts, pourquoi, alors, la France ne le soutient-elle plus ?Aujourd’hui, les Français savent que Gbagbo a perdu les élections. Ce n’est sûrement pas par souci démocratique mais pour préserver une certaine stabilité politique qui correspond aussi à la défense des intérêts français à l’avenir. Mais si la France soutient Ouattara, c’est qu’il va aussi défendre ses intérêts ?Je pense que de toute façon, actuellement, quel que soit le président de la Côte d’Ivoire, il ne va pas se gêner pour défendre les intérêts de la France. Aucun des candidats à ces élections n’y était opposé. Ouattara ne va pas changer fondamentalement l’attitude de la Côte d’Ivoire vis-à-vis de la France. Mais, par contre, là, ce qui se passe c’est qu’il y a violation des droits de l’homme commises par Gbagbo. Les soldats français de l’ONU sont stationnés devant l’hôtel du Golf alors que ce n’est pas ceux-là qui craignent quelque chose ! La France les protège eux alors que c’est le peuple ivoirien qui meurt tous les jours ! Les chiffres officiels sur le nombre de morts sont faux, il y a eu des centaines de morts depuis début décembre et ces soldats ne font rien ! Tous les jours il y a des morts ! Dans cette situation, il y a deux priorités : protéger les Ivoiriens (ou leur donner les moyens de se défendre comme ils le demandent) et faire en sorte que leur choix politique soit respecté. Que faut-il faire pour soutenir le peuple ivoirien aujourd’hui ?Il faut faire connaître la vérité sur ce qu’il se passe, sur les exactions, les tueries, les violations des droits de l’homme et le climat de terreur aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Gbagbo ne quittera pas le pouvoir comme ça, il faut une pression. On pense aujourd’hui mettre en place une sorte de commission d’observation qui permettrait de mettre en lumière les exactions et les violations des droits de l’homme. Aujourd’hui, Gbagbo subit une pression financière qui va le mettre en difficulté pour payer ses milices, notamment. Dans deux mois, il ne pourra plus payer les militaires mais qu’est-ce que cela va donner ? D’autant que lorsque la Banque centrale des États d’Afrique de l’ouest (BCEAO) ou le FMI suspendent les flux financiers vers la Côte d’Ivoire, là encore c’est le peuple qui subit... Aujourd’hui quand tu appelles là-bas, tout le monde veut fuir et venir en France ! Il faut dénoncer ces crimes et soutenir le peuple ivoirien, cela n’implique pas de soutenir le programme politique de Ouattara mais de soutenir les droits démocratiques des Ivoiriens et de respecter leur choix. Je le dis comme je le pense, je ne suis pas sûr que Ouattara changera fondamentalement la vie du peuple ivoirien. Et en même temps, puisque lui a mis en avant dans son programme le droit à l’éducation et à la santé, je peux comprendre que les Ivoiriens aient voté pour lui. On peut se douter qu’il y a un risque qu’il brade tout à l’impérialisme, et pas uniquement français : aux Américains et aux Chinois aussi mais, s’il y a une possibilité que les Ivoiriens puissent se soigner gratuitement, avoir accès à l’éducation et surtout, voient leur choix respecté, cela donnera plus de forces pour se mobiliser contre l’impérialisme et les dérives des dirigeants africains. Propos recueillis par Jean-Marc Bourquin et Sarah Benichou le 7 janvier 20111. Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire.