La guerre menée par Poutine contre l’Ukraine n’est pas seulement une guerre d’agression de la Russie contre son voisin, mais l’expression d’un renforcement des tensions internationales, des rivalités inter-impérialistes, et de la fuite en avant militariste. S’il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel serein, les événements actuels doivent alerter toutes celles et tous ceux qui refusent de voir le monde basculer dans la barbarie, et qui veulent se donner les moyens, intellectuels et militants, d’agir pour renverser la vapeur.
Nous ne sommes évidemment pas de ceux qui réduisent la guerre en Ukraine à un « conflit inter-impérialiste », négligeant le caractère profondément asymétrique de la guerre et rejetant de facto le peuple ukrainien dans le camp de l’impérialisme étatsunien. Nous ne nous situons pas à équidistance de l’Ukraine et de la Russie, nous sommes solidaires du peuple ukrainien, de ses droits, de sa résistance, et considérons que sa demande d’être armé pour faire face à l’armée russe est légitime. Ce qui ne nous empêche pas de refuser tout alignement sur l’impérialisme des États-Unis et de ses alliés européens, qui ne sont pas un « moindre mal » par rapport à la Russie de Poutine — pas plus que cette dernière ne serait un « moindre mal » face à l’OTAN. Car nous sommes et demeurons, fondamentalement, anti-impérialistes.
L’impérialisme comme forme prise par le capitalisme
Pour comprendre ce qui se joue actuellement, il est ainsi utile de se replonger — même brièvement — dans les débats du mouvement ouvrier à la fin du 19e et au début du 20e siècle, qui se sont notamment incarnés dans les analyses et prises de position de Lénine. Lorsqu’il publie en 1916 son texte L’Impérialisme : stade suprême du capitalisme, il entreprend de synthétiser les — vifs — débats qui se sont déroulés au sein du mouvement ouvrier, concernant l’analyse des mutations du système capitaliste et son entrée dans une phase caractérisée comme étant celle de « l’impérialisme », une ère d’internationalisation accélérée du capital, de conquête territoriale et de guerres. L’un des éléments clés avancés par Lénine dans ce riche et dense ouvrage est le suivant : « Si les capitalistes se partagent le monde, ce n’est pas en raison de leur scélératesse particulière, mais parce que le degré de concentration déjà atteint les oblige à s’engager dans cette voie afin de réaliser des bénéfices1 ».
Pour Lénine, l’ère impérialiste — qui s’ouvre dans la dernière partie du 19e siècle — est donc celle de l’achèvement du partage du monde entre des puissances capitalistes mues par la nécessité de faire circuler leurs capitaux, l’ère de l’accélération de l’internationalisation du capital et de l’unification à marche forcée du marché capitaliste mondial. Un « stade » particulièrement brutal : « Le capitalisme s’est transformé en un système universel d’oppression coloniale et d’asphyxie financière de l’immense majorité de la population du globe par une poignée de pays “avancés2”. » Le partage du monde tel qu’il s’opère entre la fin du 19e et le début du 20e siècle, avec une accélération fulgurante des conquêtes territoriales, n’a pas pour seule conséquence des guerres coloniales, mais prépare en réalité les futures confrontations inter-impérialistes, qui déboucheront sur la grande boucherie de la Première Guerre mondiale.
Nouvelle guerre froide
Le monde a changé depuis l’époque de Lénine, et les théories de l’impérialisme ont été — et continueront d’être — actualisées et débattues. Il n’en demeure pas moins que l’analyse qu’il a produite au début du 20e siècle demeure d’une brûlante actualité, en ceci qu’elle permet de comprendre que l’impérialisme n’est pas « seulement » une tendance guerrière des pays capitalistes les plus puissants, mais une forme prise par le système capitaliste pour des motifs liés à sa conservation, son développement et sa reproduction. Autre élément décisif : l’analyse du capitalisme en termes d’impérialisme permet de saisir les contradictions internes au système international, et les logiques de rivalités, voire de conflits ouverts, entre grandes puissances, quand bien même elles se situeraient toutes dans le cadre du capitalisme et de l’économie de marché. Les théories de l’impérialisme et leurs actualisations permettent ainsi de comprendre pourquoi, malgré l’unification internationale du système capitaliste, autrement appelée « mondialisation », les intérêts des grandes puissances capitalistes ne peuvent être fusionnés dans un « empire » mondial, stabilisé et pérenne.
La « nouvelle guerre froide3 » à laquelle nous assistons depuis la fin du 20e siècle, dans la foulée de la chute de l’URSS, se caractérise principalement par la volonté des USA de s’imposer comme l’unique « hyper-puissance », avec comme premier objectif d’empêcher la Russie de se poser en rival comme avait pu l’être l’URSS, et de contenir la montée en puissance de la Chine. En retour, la Russie, après s’être progressivement remise de la calamiteuse décennie 1990, a commencé à affirmer son refus de la marginalité et ses ambitions impériales. Cette nouvelle guerre froide a connu diverses étapes militaires, de la guerre au Kosovo à l’offensive contre l’Ukraine en passant par l’occupation de l’Irak ou l’intervention russe en Syrie, mais aussi politico-diplomatiques (élargissement de l’OTAN, constitutions d’alliances régionales, etc.) et, bien évidemment, économiques (accords signés et/ou rompus, sanctions diverses, « guerre » des tarifs douaniers, etc.). Et si les États-Unis ont vu leurs volontés hégémoniques régulièrement contrariées, soit par l’échec de leurs expéditions militaires (Irak, Afghanistan), soit par une paralysie face aux expéditions russes (Géorgie, Syrie), ils demeurent — de loin — la première puissance impérialiste mondiale.
Les États-Unis, super-puissance
Les USA sont ainsi de loin la première puissance militaire, avec un budget de 732 milliards de dollars (près de 40 % des dépenses mondiales), contre 260 milliards pour la Chine et 65 milliards pour la Russie. Ils sont aussi la première puissance économique, avec 25 000 milliards de dollars de PIB, soit plus d’1/5 du PIB mondial, contre 20 000 milliards pour la Chine (laquelle est 4,5 fois plus peuplée), 5 000 milliards pour le Japon, 4 000 milliards pour l’Allemagne et… un peu moins de 2 000 milliards pour la Russie4 ; si la Californie était un État indépendant, elle aurait été en 2021 la 6e puissance économique mondiale, au niveau de la France et du Royaume-Uni. Les USA sont en outre dotés d’un réseau d’alliés (Israël, Japon, Arabie saoudite, Colombie, Égypte, etc.) qui leur permettent d’avoir une assise partout dans le monde, et d’accords commerciaux avec de nombreux pays, voire des régions entières de la planète. Il ne faut pas, en outre, oublier le rôle central du dollar, devise dans laquelle sont réalisées la plupart des transactions financières et une grande partie du commerce mondial, et première monnaie de réserve : selon le FMI, en 2021, le dollar pesait 59% des réserves de change, contre 20% pour l’euro, 5,8% pour le yen— et moins de 2% pour toutes les autres monnaies, dont le yuan.
Si la Chine et la Russie sont considérées par les USA comme des rivales, il n’en va évidemment pas de même pour l’Union européenne, partenaire commercial et diplomatique des États-Unis, subalternisée militairement dans l’OTAN, et incapable, du moins jusqu’aux récents événements en Ukraine, de formuler une quelconque politique étrangère réellement commune et donc de formaliser d’hypothétiques ambitions impériales. À un point tel que des essayistes réactionnaires en viennent à déplorer l’absence d’un véritable impérialisme européen5. La constitution d’un bloc contre la Russie à l’occasion de l’offensive contre l’Ukraine, avec prises de position communes, adoption de sanctions et envoi d’armes, est à bien des égards une première. Mais cela témoigne avant tout d’un positionnement partagé face à une expédition militaire à quelques pas de ses frontières, et non de l’avènement d’un (proto-)impérialisme de l’UE. Cela ne signifie nullement, bien entendu, que les pays européens, à commencer par la France et la Grande-Bretagne, ne mèneraient pas des politiques impérialistes, ni que l’on n’assisterait pas à un phénomène de militarisation de l’UE6, mais que les contradictions internes à l’UE et son absence de réelle politique étrangère commune l’empêchent d’être une puissance impérialiste à part entière, et la maintiennent dans le giron des USA.
Un dossier pour tenter de comprendre… et pour agir
Ces grandes coordonnées ne sont évidemment pas figées, et l’offensive russe contre l’Ukraine — ainsi que la réaction de l’OTAN — participe(nt) d’une reconfiguration des équilibres internationaux entre les divers blocs (USA, Chine, Russie). On ne peut ainsi comprendre le regain des interventions militaires russes (Géorgie, Syrie, Ukraine) qu’au regard des échecs de l’impérialisme étatsunien en Irak et en Afghanistan, véritables opportunités pour les ambitions d’un Poutine qui ne se contente pas de vouloir défendre un « pré-carré » russe, mais bien de l’étendre. De même, les fortes crispations actuelles autour de Taïwan sont à voir au prisme de l’affirmation des ambitions chinoises et étatsuniennes dans la région Asie-Pacifique, et non comme un conflit se limitant à des questions de souveraineté7.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous proposons de revenir dans ce dossier sur certaines des grandes tendances à l’œuvre à l’échelle internationale : militarisation, accroissement des tensions, cristallisation des rivalités entre blocs dans certaines régions, de l’Afrique à l’Eurasie8, etc. Afin non seulement de comprendre, au-delà de la légitime révolte que suscitent les guerres, les dynamiques sous-jacentes à ces dernières, mais aussi de s’armer pour les affronter, en rejetant toute forme de campisme ou de pseudo-géopolitique à courte vue. Afin d’actualiser notre anti-impérialisme, qui ne se limite pas, même si cela en est une partie essentielle, à la nécessaire opposition aux expéditions militaires menées par les grandes puissances, mais qui est aussi un combat articulant antimilitarisme, lutte contre les politiques prédatrices des multinationales et des États qui les appuient, solidarité concrète avec les peuples victimes des politiques coloniales et néocoloniales, et mobilisation contre les racismes— qui participent d’un même système unifié de domination, d’exploitation et d’oppression.
- 1. V. I. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), V).
- 2. Idem, Préface aux éditions allemande et française (1920).
- 3. Pour reprendre la formule de Gilbert Achcar.
- 4. Selon les dernières estimations du FMI.
- 5. Lire par exemple Arthur Chevallier, « Pour survivre, l’Union européenne doit devenir impérialiste », le Point, 14 juin 2022.
- 6. Lire à ce propos, dans ce dossier, l’article de Claude Serfati.
- 7. Voir l’article de Pierre Rousset pp. 21-24.
- 8. Articles de Paul Martial pp. 32-35 et Pierre Rousset.