Publié le Jeudi 31 juillet 2025 à 09h00.

Après le « No Kings day », État de la résistance aux Etats-Unis

Une grande et belle résistance populaire se répand peu à peu vers certains lieux du pouvoir politique1, y compris les tribunaux fédéraux, mais elle est encore loin d’être suffisante en ampleur mais aussi a pris du retard. C’est la principale leçon à tirer des 100 premiers jours de l’administration Trump. Mais nous ne sommes qu’au début d’une longue bataille qui connaîtra des hauts et des bas.

Les rassemblements No Kings (Pas de rois) du 14 juin ont été à la fois insolents et inspirants. On estime à cinq millions le nombre de personnes qui y ont participé, non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les villes plus petites, ce qui est important, car l’assaut de Trump et MAGA menace d’étouffer la vie rurale et urbaine américaine.

Un reportage explosif du Tempest Collective, « The Battle of Los Angeles » (La bataille de Los Angeles), retrace les débuts de la défense et de la résistance des immigrés dans cette ville. Au même moment, le régime Trump renforce son appareil répressif. Les menaces se multiplient contre les forces de gauche et les mouvements sociaux, et de nouveaux déploiements de la Garde nationale et de troupes militaires pourraient avoir lieu en toute illégalité par ailleurs pour réprimer les manifestations et la défense des communautés immigrées dans un climat de terreur raciste. Insuffler suffisamment la peur peut conduire à l’auto-expulsion.

À tout cela il faut ajouter des actes de sadisme et de cruauté, tels que l’interdiction par l’État des soins liés à l’affirmation du genre pour les jeunes, qui ont désormais été autorisés par la Cour suprême des États-Unis.

On peut souvent avoir l’impression que les marches et les rassemblements de protestation, les pétitions, les manifestations devant les mairies ou toutes les autres possibilités d’action militante (sans détenir les leviers du pouvoir) sont inutiles, car ceux qui sont au sommet n’écoutent pas. Mais ils veulent que les gens pensent qu’ils n’écoutent pas.

Sans la colère et le dégoût populaires qui bouillonnent en profondeur, il n’y aurait pas autant de décisions de justice ralentissant les violations grotesques de la loi par l’administration, le refus de quelques entreprises comme COSTCO de supprimer leurs programmes DEI (inclusif) restants, ou la bataille (pour l’instant trop timide) contre la volonté de Trump de transformer des universités comme Harvard en université Trump.

Nous discutons dans d’autres articles de la réponse pour le moins faiblarde des directions universitaires aux attaques de Trump, comme la « capitulation prématurée » de l’université du Michigan et l’atmosphère policière qui règne sur ce campus. Et tandis que Harvard, avec sa démonstration de résistance, est devenue la coqueluche des médias de gauche mainstream, l’université a préventivement vidé son Centre d’études sur le Moyen-Orient et purgé la direction de personnel enseignant. C’est une tentative de montrer patte blanche ignorée par Trump et sa bande car il cherche ouvertement à détruire Harvard pour en faire un exemple.

Comme l’a souligné notamment le Chronicle of Higher Education, il est très dangereux de faire des compromis sur la diversité, l’équité et l’inclusion (comme Harvard qui est d’accord avec Trump en annonçant qu’il y a des « excès »). La DEI consiste essentiellement à supprimer les obstacles à l’égalité, tandis que l’approche de Trump consiste à normaliser les inégalités comme étant naturelles et acceptables.

En résumé, les manifestations organisées jusqu’à présent sont loin d’être suffisantes pour répondre à l’urgence sociale et politique à laquelle nous sommes confrontés, mais elles contribuent à montrer que l’activisme a son importance. Les courageux étudiants de Columbia qui, lors de la remise des diplômes, ont défié le nouveau président par intérim de l’université en scandant « Free Mahmoud », ont donné un exemple qui résonne dans tout le pays et dans le monde entier. La question des droits des Palestiniens, qui était ignorée depuis des décennies, a éclaté au grand jour au sein de la gauche –  il s’agit d’un grand pas en avant, même si la direction nationale du Parti démocrate refuse toujours d’aborder la question.

En explorant ici l’état de la résistance et ses perspectives, nous ne surestimons pas ses réalisations ni ne négligeons ses lacunes. La mobilisation n’a pas permis d’écarter le dirigeant de la Maison Blanche, ni l’imbécile au nom illustre chargé de démanteler les services de santé pour faire revenir la rougeole, la polio et d’autres épidémies infantiles2.

La résistance n’a pas empêché jusqu’à présent la destruction génocidaire et la famine de Gaza sous les coups d’Israël et des États-Unis, ni la complicité des deux partis du Congrès américain. Mais elle a brisé le quasi-black-out médiatique sur l’horreur en Palestine et a augmenté  l’indignation et la colère publiques face à la stratégie de blocus et de famine d’Israël.

La résistance n’a pas mis fin à l’horreur des expulsions massives qui pèsent sur les communautés immigrées, avec des conséquences déchirantes, même si les mobilisations dans certaines villes et certains États  permis de ralentir significativement la dynamique et a contrarié les responsables des opérations policières. (Le danger de paralyser les secteurs de l’agriculture, de la construction et de l’hôtellerie a provoqué des débats fractionnels parmi les gangsters de Trump/MAGA.)

La mobilisation a aussi pressé les tribunaux pour contester l’enlèvement et l’extradition de Kilmar Ábrego Garcia vers un cachot salvadorien, ce qui a « choqué la conscience », comme l’a déclaré la juge du tribunal de district Paula Xinis, car il existe au moins des secteurs de la population qui ont une conscience suffisamment développée pour être choqués. Il a finalement été rapatrié aux États-Unis, même si le gouvernement avait porté contre lui de fausses accusations de « trafic » afin de le maintenir éloigné de sa famille et de maintenir les communautés immigrées dans une peur permanente.

La colère populaire continue également de faire la différence à mesure que des cas tout aussi horribles sont révélés, notamment l’expulsion de migrants vers des pays comme le Soudan du Sud.

Pourquoi ces limites ?

Cette indignation morale est absolument nécessaire, mais il est tout aussi essentiel de comprendre pourquoi il est difficile de faire dérailler le programme de la machine « Trump ».

Premièrement, il s’agit en grande partie d’un programme de la classe dirigeante, ou du moins d’une partie importante de la classe capitaliste américaine. Cela ressort clairement du projet de loi budgétaire de Trump, adopté à une voix près à la Chambre des représentants. (Il est à l’ordre du jour du Sénat au moment où nous écrivons ces lignes)3.

On peut se demander ce qui attire le capital dans un budget déficitaire massif qui engage fermement le pays sur la longue voie de la faillite, dans des guerres sur les tariofs qui menacent de faire sombrer le marché obligataire – et simultanément dans des coupes brutales qui plongeront des millions d’Américains dans la pauvreté sans soins de santé, y compris dans les bastions électoraux de Trump.

La presse économique, menée par le Wall Street Journal, dénonce avec virulence les droits de douane de Trump et ses revirements incohérents. Mais les réductions d’impôts permanentes pour les riches et les milliardaires flattent la cupidité de ces secteurs, tout comme l’appel idéologique à la « nécessité de la discipline budgétaire » pour réduire Medicare, Medicaid, l’aide alimentaire et les services essentiels à la population. Les réductions d’impôts pour les riches vont bien sûr faire exploser le déficit bien au-delà de ce qui peut être financé par les mesures grotesques et cruelles imposées à la majorité.

Quant au débat sur les droits de douane, il y a une certaine logique impérialiste dans l’argument selon lequel, pour que les États-Unis continuent à dominer le monde – ce qui n’est bien sûr pas notre programme socialiste, mais très certainement l’ambition capitaliste des États-Unis –, ils ont besoin d’industries nationales fiables dans des domaines tels que l’acier, l’aluminium, les puces informatiques et les semi-conducteurs.

Cela ne justifie guère par contre des droits de douane élevés sur les bananes d’Amérique centrale ou les avocats mexicains. Et compte tenu de la rivalité impérialiste centrale dans le monde entre les États-Unis et la Chine, il n’y a guère de motivation rationnelle pour imposer des droits de douane qui vont paralyser les alliés stratégiques les plus importants des États-Unis en Europe, en Australie et au Canada.

Pourtant, malgré l’incompétence et la confusion du nationalisme économique de Trump et les ravages causés par ce que l’économiste Paul Krugman appelle « l’attaque des zombies sadiques » dans le budget fédéral, le programme républicain bénéficie d’un certain soutien parmi l’élite, notamment en ce qui concerne l’indifférence à l’égard des dommages infligés aux communautés immigrées et pauvres, aux Palestinien·nes qui vivent et meurent sous le génocide, et aux enfants affamés du Sud global qui sont laissés à l’abandon par le démantèlement instantané de l’aide américaine.

Beaucoup de ces mêmes pays figurent par ailleurs  sur la liste élargie des pays soumis à l’interdiction de voyager imposée par Trump, peut-être comme monnaie d’échange pour qu’ils acceptent davantage de personnes qu’il prévoit d’expulser.

Deuxièmement, et c’est le plus important d’un point de vue stratégique, la résistance à Trump est un mouvement important, mais qui n’est pas encore profondément enraciné dans la classe. Nous considérons que la tâche centrale de la gauche est de construire le noyau d’un mouvement centré sur la classe ouvrière, nécessaire dans l’urgence actuelle et à long terme.

Pour être plus précis, il y a très certainement un grand nombre de travailleur·ses et de familles ouvrières qui participent aux rassemblements et aux marches de protestation, mais les organisations syndicales et la communauté afro-américaine sont généralement absentes. La manière de commencer à surmonter ces obstacles nécessite une discussion plus approfondie.

Nécessité d’un large mouvement de classe

Le soutien apporté à Kilmar Ábrego Garcia par son syndicat de la métallurgie, SMART Local 100, dans le Maryland, est une expression de la solidarité de classe. Le SEIU Californie s’est mobilisé pour défendre son président, David Huerta, arrêté et malmené alors qu’il tentait de protéger des travailleurs migrants. Ces exemples ne sont qu’un début.

Le syndicat United Auto Workers a soutenu les manifestations « Hands Off ! » du 19 mai, mais nous n’avons vu que peu ou pas d’efforts pour mobiliser ses membres. Au contraire, le président de l’UAW, Shawn Fain, qui a apporté le soutien du syndicat à Kamala Harris pour l’élection présidentielle de 2024 sans consultation des membres ni décision démocratique, a fait volte-face pour soutenir les droits de douane de Trump sur les voitures, rompant ainsi de manière destructrice la solidarité avec les travailleurs de l’automobile canadiens et mexicains. 

Tout aussi difficile est le fait que la lutte de la communauté noire contre le racisme infect des politiques de Trump – démantèlement de la fonction publique fédérale, annulation des décrets de réforme de la police, suppression forcée des programmes DEI non seulement au sein du gouvernement, mais aussi dans l’ensemble du monde universitaire et des entreprises américaines, et bien plus encore – est d’une importance cruciale pour la résistance, mais n’est pas suffisamment représentée dans les manifestations de protestation.

Lors des manifestations « Hands Off ! » des 5 et 19 avril, la participation des Afro-Américains semblait globalement faible. Cela reflète la faiblesse générale de l’implication des syndicats et probablement l’insuffisance des efforts de sensibilisation auprès de la communauté noire et des institutions confessionnelles. Le leadership dont fait preuve le révérend William Barber, de la New Poor Peoples Campaign, démontre le potentiel d’un mouvement de masse qui pourrait constituer une force de résistance diversifiée et plus puissante.

Il est compréhensible que la participation des communautés immigrées, menacées de détention arbitraire et d’expulsion sommaire, reste limitée tant qu’il n’y aura pas une résistance qualitativement plus importante capable de les protéger.

Aller de l’avant en temps de crise

Les attaques de l’extrême droite de Trump, qui se déroulent partout et sur tous les fronts, ont un effet de sidération.. Comment peut-on réagir chaque jour à de nouvelles atrocités, sans parler de ce qui, en temps « normal », constituerait de multiples infractions présidentielles passibles de destitution ?

En même temps, le potentiel d’une résistance plus puissante réside dans le fait même que Trump, l’extrême droite et les « zombies sadiques » s’attaquent à tous les secteurs de la classe ouvrière, même si ce n’est pas de manière uniforme et même si de nombreux·ses travailleur·ses ne s’en rendent pas encore compte.

La colère populaire va croître à mesure que le plein impact des atrocités des coupes budgétaires, des idioties tarifaires et de l’austérité commencera à frapper des millions de personnes, y compris beaucoup qui n’ont pas encore reconnu qu’elles seraient parmi les victimes visées. La possibilité d’une « stagflation » est une réalité tangible.

Une sorte d’explosion politique se profile aux États-Unis — même si la question reste ouverte de savoir si elle prendra la forme d’une résistance plus puissante, de réponses fragmentées ou peut-être de mobilisations réactionnaires et racistes – et sera influencée en partie par la manière dont le mouvement actuel et la gauche feront face à la crise qui s’aggrave.

Nous avons déclaré dès le début que la colère et le dégoût populaires « remontent » vers les tribunaux et les institutions de la classe dirigeante. Si cela est positif en soi, cela ne signifie pas pour autant que les batailles décisives se livreront au sommet, ni que le mouvement peut se tourner vers l’appareil du Parti démocrate pour trouver des solutions.

Nous ne pouvons pas non plus attendre et espérer le résultat des élections de mi-mandat de 2026 (pour lesquelles les démocrates, dans leur arrogance triomphante habituelle, prédisent déjà la victoire sans dire ce qu’ils comptent faire ensuite).

À mesure que la crise s’intensifie, la voie à suivre doit être celle qui contribue à rassembler les secteurs et les luttes à la base autour d’une cause commune – en gros, un front uni de la classe ouvrière dans toute sa diversité. Nous ne prétendons pas, même avec beaucoup d’imagination, que la gauche socialiste aux États-Unis puisse y parvenir seule. Mais en nous appuyant sur le 14 juin, notre responsabilité centrale est de contribuer à cet effort en vue d’une résistance plus large et plus efficace. o

Publié le 23 juin 2025 sur le site web de Solidarity, section étatsunienne de la 4e Internationale. Les notes sont de la rédaction.

  • 1. A Big, Beautiful Popular Resistance en référence à la Big Beautiful Bill de Trump qui est un transfert massif d’argent public vers les plus riches.
  • 2. Robert Kennedy Jr.
  • 3. Il a été voté depuis.