Depuis plusieurs mois, des mobilisations secouent l’Europe, en particulier les pays du Sud du continent. Tout est à nous ! y a déjà consacré un dossier il y a quelques semaines (n°198 sorti le 6 juin), ainsi que de nombreux articles. Contre la terrible loi de la troïka — Union européenne, BCE et Fonds monétaire international — les peuples portugais et italiens sont descendus dans la rue par dizaines de milliers samedi 19 octobre. Et ce samedi 26 octobre, à l’appel du mouvement « Que la troïka aille se faire voir », les Portugais ont encore largement manifesté dans les rues de Lisbonne pour protester contre la politique de rigueur menée dans tout le pays. Des rassemblements se déroulaient également à Porto et dans une douzaine d’autres villes du pays, à l’appel du mouvement citoyen. « Il y a une issue : gouvernement à la rue » pouvait-on lire sur certaines banderoles et affiches brandies par la foule réunie à Lisbonne.
Les raisons de la colère ?De nouvelles mesures d’austérité annoncées pour l’année prochaine, dans le cadre du programme de rigueur négocié par le Portugal avec la troïka, en échange d’un prêt de 78 milliards d’euros accordé en mai 2011. Il y a deux semaines, le gouvernement avait présenté un projet de budget prévoyant de nouvelles économies et des recettes supplémentaires de 3,9 milliards d’euros, l’objectif étant de ramener le déficit public à 4 % du PIB en 2014. Une « petite musique » que l’on connaît bien dans toute l’Europe...
Contre les élites européennes et les gouvernements qui, comme ici, orchestrent les coupes budgétaires et la régression sociale, la mobilisation continue, au Portugal et ailleurs ! L’objet de ce nouveau dossier est de donner quelques éclairages internationaux venus d’Italie, de l’État espagnol et de Grèce.
Italie : journées cruciales
Des dizaines de milliers de travailleurs, de jeunes, de gens issus de l’immigration, de militants des mouvements pour la défense de l’environnement ont pacifiquement manifesté dans les rues de Rome durant deux journées extraordinaires de mobilisation, les 18 et 19 octobre.Automne 2013, encore un automne de crise, de licenciements, de pauvreté... Un automne qui n’a pas encore vu de grève appelée par les trois principaux syndicats (Cgil, Cisl et Uil), des syndicats qui ont seulement décidé d’une petite grève de quatre heures...Le vendredi 18 octobre, la grève générale décidée par les syndicats alternatifs (Usb, Cub et Cobas) a eu des bons résultats, surtout dans les secteurs de la santé et des transports. Plusieurs villes ont été bloquées. La participation à la manifestation de Rome a dépassé les prévisions. Il y avait beaucoup de travailleurs du secteur public et privé, des immigrés... À Milan, il y avait un millier de participants, dont des travailleurs du transport issus de l’immigration.
La « trêve sociale » enfin briséeLe lendemain, la manifestation du samedi 19 octobre a été un succès extraordinaire. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé pendant plusieurs heures dans un climat de tension et un état de siège voulu par les autorités et alimenté par des médias qui pariaient sur une réédition de la journée du 15 octobre 2011. Dans la rue, il y avait les mouvements organisés dans les réseaux pour le droit au logement et dans les comités qui militent pour l’environnement (No Tav, No Muos...). La manifestation s’est déroulé sans incident, ce qui a montré la véritable unité politique des manifestants et des organisateurs. Il y bien eu des moment de tensions : quand les militants de Casapound (un centre social néo-fasciste) ont cherché à attaquer le cortège, sous le regard indifférent de la police ; quand les forces de l’ordre ont chargé une partie des manifestants près du ministère de l’Économie, l’un des principaux responsables du massacre social. Les personnes arrêtés ont été libérées quelques jours après. Après le cortège s’est formée une acampada (un rassemblement) qui a duré plusieurs jours. La « trêve sociale » a donc été finalement brisée. Des dizaines et dizaines de milliers de participants sont descendus dans la rue sans le soutien des appareils syndicaux ou politiques. Dernier grand rassemblement militant, le 15 octobre 2011 avait peut-être été plus massif, mais il y avait eu à l’époque le soutien de la Fiom (syndicat des métallurgistes) et de l’Arci (un réseau d’associations progressistes).
Le 19 octobre ouvre des perspectivesLa décision de créer une convergence entre les manifestations du vendredi et celle du samedi a été très positive. Elle montre la voie à suivre : l’unité de tous les mouvements sociaux en lutte contre l’austérité. La petite grève de quatre heures appelée par la Cgil, Cisl et Uil contre la loi budgétaire est une tentative des appareils syndicaux pour éviter qu’autour des secteurs les plus radicaux se regroupent les travailleurs gravement touchés par la crise et qui, ces dernières années, n’ont pas eu l’occasion de se mobiliser.Enfin, disons un mot sur la journée du 12 octobre « en défense de la Constitution ». Cette journée a vules rues de Rome traversées par un peuple de gauche déçu par le délabrement des forces du mouvement ouvrier, et qui chercherait donc un improbable compromis social. Les promoteurs de cette journée n’ont pas voulu de dialogue avec les initiatives du 18 et du 19, et dans certains cas, ils ont même participé au climat de criminalisation. Leur priorité est le dialogue avec le seul Parti démocrate (centre gauche), mais cela ne signifie pas que les milliers de personnes descendues dans la rue le 12 soient condamnés à cette vaine modération. Le mouvement du 19 octobre n’est pas à cette étape suffisant pour bouleverser la donne. Une relation pas encore bien installée avec le mouvement des travailleurs, et une méfiance justifiée envers les syndicats (méfiance qui peut aussi s’étendre vers les syndicats de classe) risquent d’alimenter de fausses divisions. Mais il est toujours possible d’affronter et de dépasser ces problèmes dans la mobilisation de masse plutôt que dans des discussions académiques. Le 19 octobre marque l’ouverture de cette possibilité.
De Turin, Gippo Mukendi Ngandu
État espagnol : l’anti-austérité, point central de la lutte des classes
Le cycle de luttes ouvert depuis le début de la crise connaît des formes mouvantes, reflet du divorce des organisations traditionnelles de la gauche, en particulier les syndicats, et de la classe ouvrière, ainsi que d’une situation de fragmentation sociale. Les syndicats majoritaires n’ont pas eu ces dernières années une stratégie claire de résistance face aux attaques. C’est ainsi qu’ont surgi de nouveaux phénomènes qui dessinent les possibles lignes de recomposition de la classe dans un sens historique. L’anticapitalisme militant a besoin de comprendre ces problèmes, limites et potentialités pour pouvoir jouer un rôle dans la période.
Contre le « réformisme passif »Ces évolutions (d’abord les syndicats qui ont appelé aux grèves générales, le Mouvement 15M, et aujourd’hui le mouvement des Mareas) reflètent et encouragent une attitude de résistance. Certes il n’y a pas de victoires, mais pas encore non plus de sentiment généralisé de défaite, et la dynamique de montées et baisses de luttes entretient encore un certain état d’esprit d’indignation. Cette colère sociale a comme principal adversaire le blocage institutionnel du Parti populaire (PP), qui agit comme un gouvernement « thatchériste », mais elle doit aussi faire face à l’orientation de Izquierda Unida (IU), qui se situe dans une perspective électoraliste et subordonnée à la logique de gestion avec le social-libéralisme (ainsi, en Andalousie, IU gouverne avec le PSOE, assumant les coupes budgétaires, devenant pour IU l’exemple à suivre pour tout l’État).L’absence de victoires importantes renforce ce sentiment de « réformisme défensif » et amène une partie importante des gens à penser que nous ne pouvons qu’aspirer à réduire les coupes sombres, pas plus. Nous, les anticapitalistes, nous avons donc besoin de nous implanter davantage et mieux dans les luttes, en transformant notre organisation pour permettre, avec d’autres, des victoires significatives des résistances contre l’austérité.
Des brèches peuvent être ouvertesCes deux derniers mois, la lutte pour l’éducation publique rassemble tous les secteurs qui refusent les politiques du gouvernement PP. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte contre la baisse des budgets dans ce secteur, mais elle constitue aussi une ligne de démarcation politique. Sa capacité à rassembler un large secteur, à politiser et cristalliser les débats, fait de la lutte pour la santé et l’éducation publique le symbole de la lutte des classes.De même, il y a eu durant des semaines une grève illimitée exemplaire dans les îles Baléares, avec un soutien impressionnant, grève qui n’a été défaite que par l’attitude passive des directions syndicales majoritaires qui ne s’en sont pas servies pour étendre le conflit en appelant à une grève générale dans toutes les îles afin d’obliger le gouvernement à négocier avec les enseignants. Sans cette nouvelle erreur des directions syndicales, nous aurions été dans une bien meilleure position pour appeler aux mobilisations pour l’enseignement qui se sont déroulées le 24 octobre. Cependant, cette grève et le soutien populaire massif montrent que des brèches peuvent être ouvertes à travers la pression sur les gouvernements régionaux.De plus, nous avons eu la semaine dernière trois jours de grève étudiante combinée avec une grève de toute l’éducation. Il y a eu d’énormes manifestations, dans lesquelles Izquierda Anticapitalista a joué un grand rôle dans bien des villes, surtout dans le mouvement étudiant où nous coordonnons mieux notre implantation. Nous avons aussi joué un rôle dans Marea Verde dans certaines provinces et régions.De même, nos camarades de Catalogne ont pu ouvrir une brèche dans le débat sur l’indépendance grâce à l’initiative du « Procés Constituent », combinant revendications sociales et nationales, en partant de l’indignation sociale suscitée par la restriction des budgets.L’anti-austérité est le point de départ des anticapitalistes pour être en lien avec les sentiments et les expériences de classe, ainsi que pour pousser fortement les résistances vers de possibles ruptures. La réussite de cette politique ouvrira des possibilités pour les révolutionnaires. Ne pas le comprendre ou ne pas nous impliquer dans ces tâches permettraient une recomposition d’un régime pourtant en crise.
De Cadix, Jesús Rodríguez González (traduction Monica Casanova)
Grèce : résistance(s) sociale(s)
Si récemment on a beaucoup parlé des crimes en tout genre de Aube dorée et de ses liens avec la haute finance (on vient même de trouver chez un armateur, Pallis, des armes et un musée nazi !), l’essentiel — qui nourrit la vermine nazie — reste la misère sociale.Le chômage devrait bientôt frapper 30 % des travailleurs. Le gouvernement ose parler d’une baisse à 24 % en 2014, mais les experts européens confirment que la crise va durer, ajoutant que les Grecs doivent s’habituer à vivre ainsi ! Environ 900 000 personnes sur une population de 11 millions sont désormais au chômage depuis plus d’un an, sans aucune perspective. Et le gouvernement semble s’orienter vers la liberté totale de licencier, le déverrouillage intervenu ces derniers temps ne permettant pas de virer assez de travailleurs d’un coup, sauf à se déclarer en faillite.
Des écoles aux universités...Néanmoins, le quotidien est fait de nombreuses résistances, comme on le voit dans le secteur public : dans l’éducation, des luttes ont eu lieu dans les collèges et lycées, pour dire non aux suppressions de postes, aux mutations d’office. Mais la grève, trahie par la direction syndicale en mai, a eu du mal à durer cet automne, même si des lycéens sont entrés en lutte au côté des enseignants. Il y a aussi les gardiens d’école, mis de fait au chômage, revendiquant pourtant leur rôle face aux dégradations en tout genre : ils viennent de clore un marathon de protestation et même des députés de droite promettent de dénoncer le caractère inconstitutionnel de la mesure, ce qui pourrait ouvrir une porte contre toutes les mesures prises de la sorte ! Les facs sont aussi en ébullition : la même « disponibilité » frappe le personnel administratif, avec en réaction un mouvement de désobéissance qui dure : refus des directions de transmettre au ministère la liste des personnels. Le secteur est au bord de l’explosion !Bien sûr, d’autres secteurs sont en lutte, le gouvernement droite-Pasok s’apprêtant à mettre en disponibilité 30 000 agents ! Les hôpitaux sont en première ligne, avec calculs technocratiques de rendements par lit ! Ainsi, entre autres exemples, dans la ville martyre anti-nazie de Kalavryta (près de Patras), la population se bat contre la décision de fermer la section des soins pathologiques. Autre secteur important pour le pays, les personnels de l’archéologie se mobilisent contre le manque de crédits pour les fouilles, et contre le risque de privatisation du secteur.
Page noire de l’histoire grecqueDans le privé, de nombreuses luttes dispersées ont lieu. Ainsi, à Chalkis (île d’Eubée), les travailleurs de plusieurs boîtes viennent de s’affronter à la police en voulant occuper la préfecture. Venus de plusieurs entreprises importantes (cimenteries, meubles de bureau…), ils protestent contre les licenciements et contre une pratique du patronat moderne : faire travailler... sans rémunérer ! On a ici l’embryon d’une coordination locale, comme il devrait s’en développer partout !Deux luttes restent aussi des références : les employés de la radio télévision publique (ERT) mis à la porte au début de l’été, occupent toujours et diffusent ! Mais les menaces augmentent : neutralisation de leur accès à un satellite, demande de députés de droite de les expulser des locaux... La solidarité devient urgente ! La lutte des habitants de Skouries (nord du pays) contre une nouvelle mine d’or, réprimée comme une action terroriste, gagne aussi en soutien : libération de deux personnes emprisonnées depuis 6 mois, concert de solidarité à Salonique avec 35 000 participants...Face à cette résistance, un conseiller du Premier ministre Samaras vient de gaffer, déclarant que la politique de la troïka est une des pages noires de l’histoire grecque ! Gêne bruyante de la droite et du Pasok devant cette justification involontaire des luttes... Une nouvelle occasion pour le mouvement ouvrier d’étendre sa résistance, comme il l’a fait récemment en contraignant la direction de la confédération GSEE — pourtant proche du Pasok — à appeler à une grève générale de 24 heures ce jeudi 6 novembre.
D’Athènes, A. Sartzekis