Après presque un an sans grandes manifestations de l’opposition, les villes brésiliennes ont de nouveau été le théâtre de grandes mobilisations, tandis que l’exécutif fait l’objet d’une enquête du Sénat pour sa gestion de la pandémie.
Les rues ont changé leur tristesse monotone sous l’effet d’une avalanche d’indignation le week-end dernier (29-30 mai 2021). Après une longue période, l’opposition au gouvernement de Jair Bolsonaro s’est à nouveau mobilisée – malgré le risque d’infection par le coronavirus – à l’appel des centrales syndicales, des partis de gauche et des mouvements sociaux. Jusqu’à présent, les secteurs les plus radicaux de la droite monopolisaient les manifestations de rue, où les slogans complotistes abondaient et où les masques faisaient défaut.
Aux cris de «dehors le génocidaire» [Bolsonaro] et pour réclamer des vaccins et une aide économique pour les plus pauvres, des manifestations ont eu lieu dans plus de 180 municipalités de 24 Etats du pays le samedi 29, avec une participation beaucoup plus importante que celle prévue par les organisateurs. À São Paulo, on estime que plus de 80 000 personnes ont participé au rassemblement contre Bolsonaro. Ces protestations ont coïncidé avec l’avancée au Sénat d’une commission d’enquête sur la gestion de la pandémie par Bolsonaro et avec l’apparition de sondages montrant le plus bas soutien populaire du gouvernement jamais enregistré: 24 %, selon le dernier sondage Datafolha, par exemple, publié le 12 mai. Depuis le début de la pandémie, le nombre de décès dus au Covid-19 a atteint 470 000, et le taux de chômage avoisine les 15%.
En janvier, une étude conjointe de l’Université de São Paulo et de l’ONG Conectas Human Rights a conclu à l’existence d’une «stratégie institutionnelle visant à favoriser la propagation du coronavirus».
Pas d’autre option
Paulo Lima, connu sous le nom de Galo, est le visage le plus visible des Livreurs Antifascistes, un groupe de livreurs travaillant avec des plateformes comme Ifood et autres. Ces livreurs organisés existent depuis juin 2020, suite aux manifestations antifascistes [dans 11 Etats] et la grève des livreurs de cette année-là. Ce furent les dernières manifestations de rue de l’opposition. «Je fais partie des travailleurs qui, depuis le début de la pandémie, n’ont pas pu se mettre en quarantaine ou rester à la maison; je dois sortir pour travailler. J’ai toujours été de ceux qui disaient qu’il fallait sortir et protester, parce que cette phrase qui circule est vraie : “nous avons un gouvernement qui est plus mortel que le virus lui-même”», a-t-il déclaré à Brecha, au milieu d’une manifestation dans le centre de São Paulo.
Ce qui manque «c’est une nouvelle date», dit-il, car «ces manifestations doivent se poursuivre, faire partie d’un projet de lutte pour renverser Bolsonaro; cela qui ne peut se résumer à un seul jour.» «Notre lutte consiste à améliorer la vie des travailleurs et à tracasser la vie de la bourgeoisie, et si le gouvernement défend la bourgeoisie, comme celui-ci le fait, alors nous tourmenterons la vie du gouvernement», ajoute Lima.
Au milieu d’une avenue Paulista bondée [principale avenue de São Paulo], Elói Pietá – 76 ans – s’arrête pour se reposer sur un escalier. Pour lui, «c’est un jour historique […]. C’est un nouveau départ. Le nombre de morts ne cesse d’augmenter, les négationnistes ne tiennent compte d’aucune mesure de contrôle sanitaire et nous avons pour président une personne qui tue son peuple.»
Pour Pietá, ces manifestations ne sont que le début d’une réaction contre cette situation et un appel au Parlement pour qu’il prenne des mesures contre le président: «Les alliés du gouvernement au Congrès sont coresponsables de ce génocide et doivent être jugés comme tels. Ce que nous devons faire, ce sont de grandes manifestations pour que cette majorité parlementaire soit déchirée, pour que, au moins par crainte de la sanction des électeurs, elle cesse de soutenir cette politique de mort.» Pietá a été maire de Guarulhos [ville de la région métropolitaine de São Paulo] pour le Parti des travailleurs de 2001 à 2008. Il dit être dans la marche, malgré les risques qu’il court avec son âge, car «pour cela, les réseaux sociaux seuls ne suffisent pas, il faut montrer dans la rue que Bolsonaro doit partir».
Membre de la génération 68, Pietá est enthousiaste de la diversité des manifestations actuelles: «Elles sont meilleures et plus importantes que celles des années soixante. C’est une manifestation très plurielle, ce n’est pas l’expression des partis politiques, quel que soit le nombre de partis. Elle est l’expression d’une grande pluralité.»
Les supporters organisés
Au sein de cette diversité se trouvent les fans de football [ce fut déjà le cas en juin 2020, car les milieux populaires étaient frappés de manière disproportionnée par la pandémie]. Tenant une banderole sur laquelle on peut lire «La démocratie du Corinthians contre le génocide» [Corinthians est le second club de football brésilien le plus suivi au Brésil après Flamengo], Carlos Eduardo Strilicherk explique à Brecha les origines d’une idée dont la figure la plus connue était le légendaire médecin et milieu de terrain Sócrates [qui joua de 1978 à 1984 avec les Corinthians]. En pleine dictature, il fut la référence d’un mouvement qui a démocratisé la prise de décision au sein du club Corinthians. «Cette idée de démocratie nous a marqués jusqu’à aujourd’hui et nous oblige à être à l’avant-garde et à inspirer les autres clubs. Nous sommes des supporters présents dans les tribunes, nous allons à chaque match, mais notre combat est politique», dit-il.
Les expressions politiques ne font toujours pas l’unanimité au sein des Gaviões da Fiel, le plus grand groupe organisé des Corinthians: «Il y a des secteurs au sein de nos propres supporters qui disent que le football ne doit pas se mêler de la politique. Cependant, ces secteurs participent à l’élection du nouveau président du club par un vote démocratique, ce qui peut sembler assez paradoxal», pense Carlos Eduardo Strilicherk. Il affirme que la vie au Brésil se dégrade de jour en jour: «Aujourd’hui, vous voyez des gens qui ont faim aux feux de signalisation, dans la rue. C’est la réalité. Je suis dans la rue depuis juin de l’année dernière pour travailler. Je prends des risques tous les jours, pourquoi ne prendrais-je pas des risques pour protester si nous le faisons en prenant soin de nous au maximum? Nous nous battons pour notre pain quotidien, pourquoi ne devrions-nous pas nous battre contre les politiques meurtrières du gouvernement?» Et il conclut: «Voici le Santos Antifascista [le Santos Futebol Clube est basé dans la ville de Santos dans l’Etat de São Paulo], voici le Bonde do Che de São Paulo. Notre message est un message de paix. Contre la faim, dans les campagnes de collecte de paniers que nous menons, nous jouons dans la même équipe. Notre rivalité dure 90 minutes. Après ça, c’est un autre combat.»
Quelques pas plus loin se trouvent les Porcomunas, un groupe de supporters de Palmeiras [club de São Paulo]. Marcos Gama, l’un des fondateurs du groupe, nous a déclaré: «Les supporters sont avec le peuple et ils souffrent aussi de tout ce qui se passe. C’est pourquoi nous sommes descendus dans la rue, parce que personne ne pouvait supporter de rester chez soi à regarder ce désastre. Les mouvements populaires que nous observons en Amérique latine fonctionnent et nous pensons que cela peut aussi être la voie à suivre pour le Brésil: beaucoup de pression populaire.»
Pour Júlia, qui est également membre du collectif, le gouvernement «travaille en faveur du virus depuis plus d’un an et demi.» Cela implique qu’il n’a pas fourni les conditions matérielles permettant aux travailleurs de rester chez eux et d’éviter la contagion, ni acheté les vaccins nécessaires à temps et en nombre suffisant. «Les gens sont déjà dans les rues pour essayer de survivre et ils en meurent, alors c’est bien qu’ils soient aussi dans les rues pour se battre.»
Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 4 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre