Publié le Vendredi 1 juin 2012 à 12h48.

Égypte : coup dur pour les révolutionnaires

Lundi 28 mai, des milliers de personnes sont descendues dans les rues du pays pour manifester leur colère à l’annonce des résultats d’un premier tour très serré sur lequel pèsent de forts soupçons de fraude. Mais, bien que divisées, les forces révolutionnaires obtiennent près de la moitié des voix. Ce sera donc le Frère et le militaire. Après une campagne historique marquée par de multiples rebondissements, l’arrivée en tête du candidat de la puissante confrérie et du dernier Premier ministre du dictateur déchu semble marquer le retour à un schéma éculé : les islamistes contre l’armée. Les Frères musulmans (FM), principale organisation politique du pays, contre le énième avatar du Conseil suprême des forces armées (CSFA), composante essentielle du pouvoir depuis plus de 50 ans. De fait, le second tour de la première élection présidentielle libre de l’histoire de l’Égypte sera le nouveau terrain de la bataille que se livrent les deux principales forces organisées du pays pour le contrôle des institutions.

D’aucuns verront dans ce résultat l’aspiration du peuple égyptien à un retour à l’ordre, religieux et social d’un côté, sécuritaire et économique de l’autre, dans un contexte de désorganisation et de crise économique profonde, et de transition démocratique incertaine. Mais les apparences du processus institutionnel ne doivent pas tromper sur l’avancement du processus révolutionnaire. L’arrivée de Morsy en tête, moqué comme la « roue de secours » de la confrérie1, a été présentée comme une surprise par nombre d’observateurs. C’est en fait la démonstration de la puissance de l’appareil des FM. Mais une des principales leçons de ce premier tour est que cette puissance est en nette perte de vitesse : alors que les FM avaient obtenu quasiment la majorité absolue aux législatives, ils n’ont cette fois fait que 25 %. Ce qui signifie que, en dehors des zones où ils sont hégémoniques, leur influence a significativement reculé, en particulier dans les grandes villes ouvrières. Leur discrédit est le fruit de griefs dont l’accumulation s’est accentuée depuis leur rapprochement du pouvoir : de leurs tractations avec le CSFA en plein soulèvement révolutionnaire, jusqu’à leurs grossières tentatives de s’accaparer le processus constitutionnel - censé être achevé en juin mais toujours bloqué –, on trouve comme fil conducteur leur incapacité profonde à répondre aux attentes tant sociales que démocratiques du mouvement révolutionnaire.

En face de lui, Ahmed Shafiq, le fouloul (résidu) le plus haï par les révolutionnaires, a su regrouper, en s’appuyant sur les réseaux de l’ancien régime, les votes des couches favorisées de la société égyptienne qui sentent leur position menacée par la révolution, ainsi que ceux d’une partie de la communauté copte, inquiète de la montée des islamistes. Au détriment d’Amr Moussa, l’ancien président de la Ligue arabe, favori de tous les sondages, et qui en cherchant à ménager la chèvre et le chou (brandissant le retour à l’ordre face au danger islamiste, tout en rendant hommage aux martyrs de la révolution), n’obtient finalement que 10 % des voix. La victoire de Shafiq signifierait un recul considérable pour les acquis encore fragiles de la révolution et une menace directe pour les révolutionnaires. Bloc révolutionnaireLa grande surprise de ce scrutin vient du nassérien de gauche Hamdeen Sabbahi, opposant historique à Moubarak (qui l’emprisonna plusieurs fois), qui avec 23 % des voix vient se placer juste derrière Shafiq2. En axant son discours sur la justice sociale et l’approfondissement des acquis démocratiques de la révolution, Sabbahi a supplanté l’influence des islamistes dans une partie significative des couches populaires, terminant en tête au Caire, à Alexandrie, Suez, etc. Aboul Fotouh a lui obtenu 17 % des voix, finissant 4e. Ancien dirigeant des FM, dont il fut exclu en 2011 avant d’être adoubé publiquement par El-Baradeï, celui que l’on présente comme un islamiste modéré a gagné le soutien aussi bien de libéraux, de militants de gauche (dont certains camarades de l’Alliance populaire), de figures de la révolution comme le blogueur Waël Ghonim, que des salafistes (Al-Nour).

Ces deux derniers constituent l’essentiel d’un « bloc révolutionnaire3 » qui représente presque la moitié des voix. Sabbahi, qui a bâti sa campagne sur la mise en avant des questions sociales, endossant la représentation de la voie « ni fouloul, ni islamiste », se trouve maintenant investi d’une mission par nombre des ses votants ; il devrait jouer un rôle non négligeable dans un champ politique en formation, alors que l’expression politique des révolutionnaires fait encore cruellement défaut. Les nombreux mouvements de grève qui traversent le pays et les mobilisations qui ne manqueront pas d’éclater jusqu’au second tour prévu les 16 et 17 juin montrent que la révolution n’est pas prête à s’en remettre à des institutions encore sous la coupe du CSFA.

Romain Hingant1. Khairat El-Shater, leader charismatique et stratège de l’organisation, avait vu sa candidature invalidée.2. Des soupçons de fraude pèsent sur 900 000 votants, soldats et militaires (qui n’ont normalement pas le droit de vote). Très favorables à Shafiq, ils ont certainement eu un rôle décisif au détriment de Sabbahi. 3. Auquel on doit ajouter Abu Ezz El-Hariri, le candidat de l’Alliance populaire, ainsi que Khaled Ali, l’avocat spécialisé dans la défense des droits des travailleurs.