Entretien. Khaled Ali, 42 ans, est avocat. En 2009, il fonde le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux. Il dirige le parti politique Pain et Liberté, organisation révolutionnaire rassemblant des jeunes et des travailleurs pour la réalisation des objectifs de la révolution entamée le 25 janvier 2011.Quelle est la situation politique en Égypte actuellement ?La situation pour les gens qui ont fait la révolution du 25 janvier est difficile. Ils sentent que l’État brise tous les espoirs et enfreint toutes les règles. Je ne pense pas que cette humeur déprimée va continuer car il va y avoir la farce des élections parlementaires. Les gens se rendront compte que les problèmes sont toujours là et vont se remettre à être actifs sur le terrain.Depuis deux ans, la situation politique empire. Les gens sont coincés entre l’armée et les Frères musulmans. La répression militaire de juin 2014 ne s’est pas seulement abattue contre les Frères musulmans mais aussi contre celles et ceux qui ont participé au 25 janvier 2011. C’est un retour en arrière.Pendant un an de régime des Frères musulmans, la vie était également dure et ils commençaient à reconstruire le même régime que Moubarak, à se servir des mêmes outils. Les Frères musulmans étaient impopulaires, mais la répression dirigée contre eux par l’armée en fait nous cible tous.En février dernier, il y a eu une vague de grèves en Égypte. Y a t-il des grèves actuellement ? À quelles difficultés font-elles face ?Le nombre de grèves se maintient, peut-être même qu’il s’accroît. La situation des travailleurEs empire avec le nouveau régime et le nouveau gouvernement. On voit une évolution négative entre Morsi et Sissi. Avec Sissi, ils mettent la pression sur les travailleurEs et s’assurent que les médias ne couvrent pas les grèves. Ce n’était pas ce qu’il se passait sous Morsi, où on pouvait voir à la télé des grévistes dans la rue demandant de meilleurs salaires.De plus, sous Morsi, la police essayait de maintenir le dialogue entre patrons et salariéEs. Aujourd’hui on voit que le niveau de violence policière contre les travailleurs a augmenté. On a vu l’armée prendre part à des conflits contre les ouvriers. Sous Sissi, la situation a empiré.Le mois dernier, il y a eu une forte répression des étudiantEs de l’université...Le mouvement étudiant subit une répression spécifique car le gouvernement a peur de ce mouvement, qu’il sorte de l’université, pénètre dans le reste de la société et gagne une audience. D’un côté, il est réprimé par l’État, et de l’autre, il y a les Frères musulmans et leur branche étudiante qui infiltrent le mouvement. Au dernier semestre, ils ont essayé de lancer une grève des cours, en interdisant aux étudiantEs de se rendre dans les classes.Cette image d’un mouvement étudiant manipulé par les Frères musulmans fait que la population se range du côté de l’armée quand la répression a lieu, pour laisser les étudiantEs aller en cours. Quand l’État se sert de la violence, de l’armée ou de la police, contre les étudiants membres des Frères musulmans, cela fait que les autres étudiantEs se solidarisent avec les Frères musulmans. Plus il y a de la violence, plus les étudiantEs sont solidaires des Frères musulmans. La situation actuelle va continuer dans les universités, tant que les Frères musulmans seront hégémoniques et refuseront de travailler avec d’autres. Il y a des militantEs qui ont été condamnés à 10 ou 15 ans de prison. Comment est-ce possible ? La majorité des prisonniers politiques sont-ils jugés ou détenus sans jugement ?Certains militantEs sont condamnés à des peines très lourdes, mais d’autres attendent leurs procès depuis un an et quatre mois. Ce qui importe dans ces procès, ce n’est pas le droit : ce sont des procès politiques. Les jugements dépendent de l’arbitraire des juges, qui peuvent décider par exemple de passer par un jugement civil ou administratif. Ils peuvent décider de retenir comme preuve fiable des rapports de police...Nous préférons les procès civils car au moins l’avocat a accès aux prévenuEs. C’est un de nos problèmes principaux avec les militantEs politiques. Un autre problème est que le jugement ne se fait pas sur des actes, mais au vu des positions politiques des militantEs par rapport à la situation. Aucun de ces procès n’est juste et équilibré.Comment vois-tu le futur ?La manière dont s’est déroulée la révolution, la violence, les prises de pouvoir successives, sont un processus normal. Le but de la révolution était de mettre à bas le régime et d’en construire un autre qui puisse régler les problèmes économiques et sociaux. La révolution se fait par vagues successives, passant parfois par des moments calmes. Le régime actuel essaie de se consolider en manipulant les émotions populaires, il est crucial de comprendre qu’on est dans une phase particulière de la révolution. Ça peut changer dans un ou deux ans.Il y a des chances que dans l’année qui vient, la révolution reprenne : les problèmes économiques, sociaux, de libertés démocratiques, de chômage, de liberté de la presse, de santé, sont toujours là. La situation internationale, notamment en Syrie avec Daesh, permet à Sissi d’apparaître dans les médias comme un sauveur, qui protège l’Égypte du terrorisme. Mais cela ne durera qu’un temps. Les problèmes de la société sont profonds. Sissi ne pourra pas cacher longtemps son échec sur les fronts économiques et sociaux.C’est le moment pour les partis politiques radicaux de s’entendre, de prendre le pouls de la société, d’être l’expression des besoins du peuple. Nous n’avons pas d’autre choix que cela, c’est la seule issue possible à la situation actuelle. Toutes les conditions objectives pour des mouvements sociaux sont remplies sous Sissi, la colère populaire ne demande qu’à s’enflammer. Nous devons être prêts. Propos recueillis par Thomas Gubert et traduit par Stan Miller
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