Publié le Mercredi 3 mars 2021 à 09h31.

Erdoğan veut que l'opposition paie le prix de son opération militaire ratée

En Turquie, bien qu'il y ait souvent des controverses assez dures et des affrontements entre le parti au pouvoir et l'opposition, depuis longtemps l'opposition bourgeoise n'a jamais hésité à soutenir ouvertement les politiques expansionnistes et militaristes mises en œuvre par le gouvernement. Les choses seraient-elles en train de changer ?

 

Erdogan est activement impliqué dans des guerres à l'étranger en Syrie, en Libye et en Azerbaïdjan, engagé dans des démonstrations de puissance militaire pour les droits d'exploration gazière en Méditerranée orientale et, lorsqu'il a organisé des opérations militaires au Kurdistan irakien et au Rojava, les partis d'opposition au Parlement, à l'exception du HDP [gauche issue du mouvement kurde — NDLR], se sont là encore rangés derrière lui et l'ont soutenu.

 

« Qui assumera la responsabilité de l’échec ? »

Mais cette fois, les choses se sont passées différemment après l'attaque militaire de l'armée turque à Gâre en Irak où 13 otages turcs détenus par le PKK ont été tués. Pour la première fois, le président du principal parti d'opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, a ouvertement critiqué le gouvernement en demandant : « Qui assumera la responsabilité de l'échec de l'opération lancée pour sauver nos 13 citoyens ? Qui est responsable de ce travail ? » Des questions sur les raisons pour lesquelles le gouvernement n’a pas agi pendant cinq ans et demi pour sauver ces 13 otages qui seraient des agents des services de renseignements, de l’armée et de la police ont également été posées par d’autres partis d’opposition.

Alors que le coprésident du HDP, Mithat Sancar, a appelé à la formation d’une commission de vérité pour enquêter sur ce genre de massacres en rappelant de nombreux autres exemples, les députés du HDP ont aussi rappelé comment leurs tentatives de sauvetage de ces otages avaient été bloquées dans le passé. La réaction du gouvernement a été d’ouvrir des enquêtes contre ces députés. Au cours de la dernière semaine, alors que des rapports d’enquête sur neuf députés du HDP ont été remis, pour les expulser du Parlement, un mandat d'arrêt a été émis contre un autre député du HDP qui rapporte régulièrement des violations des droits humains et des enlèvements par les agences de renseignement.

Offensive contre la gauche et le mouvement kurde

Lors de la séance d'information sur l'opération de Gâre au Parlement, le ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu a nié les allégations selon lesquelles le gouvernement n'avait pas contacté les familles des 13 personnes pendant cinq ou six ans et a accusé l'opposition dans son discours, qu’il a débuté avec des anecdotes sur les funérailles afin de susciter l’émotion. Il a ouvertement attaqué les députés du HDP et l'Association des droits de l'homme à cause de leurs déclarations.

Afin de cacher son échec, le gouvernement s'est rapidement lancé dans une opération beaucoup plus agressive contre l'opposition, notamment envers le mouvement kurde. Presque tous les matins commencent par ds informations d'arrestations lors de perquisitions à domicile de militantEs de gauche ou du mouvement kurde. Depuis quelques années, les médias rendaient compte d’enlèvements de gülenistes [courant politico-religieux accusé d’avoir fomenté un putsch contre Erdogan — NDLR], mais récemment, ces types d'enlèvements ont commencé à cibler aussi la gauche et les militants kurdes. Un jeune militant de gauche a été kidnappé à Istanbul le 20 janvier et lorsqu'il a été libéré six jours plus tard, il a expliqué que ses ravisseurs l'avaient torturé pendant six jours. On ne sait pas si ces ravisseurs étaient des policiers ou des militants d'une sorte de groupe paramilitaire d'extrême droite ou un mélange des deux. Quelques jours plus tard, trois étudiants ont été enlevés par la police à Ankara et relâchés après plusieurs heures.

Agitation nationaliste

Alors que l'objectif principal de ces pressions est d'effrayer la gauche et de la paralyser, dans le même temps, le gouvernement tente de consolider et de mobiliser davantage sa base avec une agitation nationaliste et des réunions bondées en dépit de l’épidémie. Alors que l’économie du pays était déjà en crise avant même la pandémie, maintenant avec les pertes d’emplois créées par la crise, la situation est devenue désastreuse. Les prix des denrées alimentaires augmentent de façon exponentielle, et le gouvernement tente de remplir les estomacs vides de la classe ouvrière avec… une agitation de plus en plus nationaliste.

Erdoğan, en revanche, est conscient qu'il n'a pas un soutien de la population aussi fort que par le passé, et il veut remplacer le soutien populaire perdu par le contrôle de la rue, grâce à sa coalition avec le parti d'extrême droite MHP. Il est ainsi permis au chef d’un cercle mafieux-fasciste récemment libéré de prison de menacer ouvertement des politiciens, des journalistes et des militants. Parfois ces menaces se sont concrétisées. Ces derniers mois, plusieurs attaques violentes ont été lancées contre des politiciens de l'opposition, de gauche comme de droite. Tous ces cas ont été classés, au cours des enquêtes, comme « réactions de citoyens en colère ».

Traduction Henri Wilno