Entretien. Intellectuel militant originaire du Liban, Gilbert Achcar est enseignant à la School of Oriental and African Studies de Londres. Auteur du livre Le peuple veut - Une exploration radicale du soulèvement arabe (1), nous revenons avec lui sur le processus révolutionnaire qui secoue l’Égypte et dont les premières conséquences politiques sont nombreuses.La situation actuelle en Égypte peut-elle être comparée au scénario de l’avant Morsi, il y a plus d’un an, lorsque l’armée assurait une transition politique avant l’élection présidentielle ? Est-ce un retour en arrière pour les Égyptiens ?En un sens, l’Égypte est plutôt revenue à la situation de février 2011, lorsque sur fond de mobilisation populaire contre Hosni Moubarak, l’armée est intervenue pour le déloger du pouvoir.Ce scénario se répète donc avec néanmoins une différence majeure. En février 2011, Hosni Moubarak avait le pouvoir et les Frères musulmans étaient dans la rue, tandis qu’aujourd’hui, les Frères musulmans étaient au pouvoir et, dans une large mesure, les partisans de l’ancien régime sont dans la rue.Lors de cette première mobilisation populaire, des Égyptiens de tous horizons politiques, de l’extrême gauche jusqu’aux salafistes, s’étaient mobilisés dans un mouvement assez désuni dans le fond. Est-ce le cas aujourd’hui ?Comme en janvier 2011, nous sommes face à un ensemble très hétérogène de forces politiques. En 2011, les manifestants se sont réunis autour de leur hostilité commune à Hosni Moubarak, et le mouvement était composé de Frères musulmans, de salafistes mais également de l’opposition de gauche et des libéraux.Aujourd’hui, dans la mobilisation populaire contre Morsi et dans le soutien à l’action de l’armée, on trouve également l’opposition de gauche, les libéraux, et même des salafistes, avec des sympathisants de l’ancien régime de Moubarak.Cette alliance n’est-elle donc que de circonstance ?Elle pourra sans doute tenir sur le court terme. Les libéraux et la gauche misent sur une facilitation par les militaires de leur arrivée au pouvoir. Mais pourront-ils s’entendre après ?Sur le plan social, ils sont aux antipodes les uns des autres. Sur ce plan, les libéraux n’ont rien à reprocher à Mohamed Morsi — ils ne sont opposés qu’aux agissements politiques des Frères musulmans, comme le noyautage des institutions — tandis la gauche lui reproche le fait de poursuivre les politiques socio-économiques d’inspiration néolibérale de l’ancien régime.La situation semble donc bloquée. Que peut-il se passer désormais ?Il y a certainement, en ce moment, des négociations en cours entre l’armée et les Frères musulmans, menées par les États-Unis avec l’entremise du Qatar.Ces négociations pourraient aboutir à une coalition très large de gouvernement. Les Frères musulmans sont un parti conservateur dominé par des membres de la classe moyenne, avec de nombreux capitalistes dans ses rangs. Il est difficile d’imaginer qu’ils cherchent la confrontation avec l’armée. Aujourd’hui, ils mobilisent plutôt dans l’optique d’une négociation, non pas pour revenir à la situation d’avant le 30 juin, mais pour essayer de sauver leur honneur et obtenir un compromis acceptable dans la perspective des prochaines élections parlementaire et présidentielle.Ils se lanceront alors dans ce processus électoral qui pourrait déboucher, au bout du compte, sur la mise en place d’un gouvernement de coalition. Mais tout cela se fait dans le cadre de différences politiques mal exprimées et confirme que ce qui a commencé en décembre 2010 est un processus révolutionnaire de longue durée qui pourra s’étaler sur plusieurs années. La stabilisation de l’Égypte ne se profile vraiment pas à l’horizon aujourd’hui.Qu’en est-il des salafistes ? Quel rôle ont-ils joué dans cette mobilisation populaire ?La plus grosse organisation salafiste, financée par les Saoudiens, a appuyé le coup d’État de l’armée. Ils reprochent aux Frères musulmans d’avoir eux-mêmes provoqué leur destitution.Cette deuxième révolution égyptienne pourrait-elle être contagieuse et influencer certains pays voisins tels que la Tunisie, l’Arabie Saoudite ou encore Bahreïn ?En Tunisie, la révolution est loin d’être achevée et le pays est en bouillonnement permanent depuis décembre 2010. Il y a quelques jours, un mouvement de jeunes s’est créé, à l’image du collectif Tamarod (« rébellion » en arabe), qui a été à l’origine de la mobilisation du 30 juin en Égypte.En Tunisie comme ailleurs dans la région, nous ne sommes qu’au début d’un processus de longue durée. C’est pour cette raison que l’expression « Printemps arabe », qui évoque un épisode de quelques mois tout au plus, n’a jamais été appropriée. Tout comme la Révolution française, qui ne s’est pas faite en un jour, le processus révolutionnaire arabe s’étendra sur plusieurs années, voire plusieurs décennies. Nous en sommes à la troisième année d’ébullition révolutionnaire dans le monde arabe, et cette ébullition n’est pas prête de s’arrêter.Pour ce qui est de l’Arabie Saoudite, c’est l’ultime bastion de la Réaction régionale. Le jour où les habitants du royaume se soulèveront contre la dynastie, le dernier maillon du système régional parrainé par Washington aura sauté. L’Arabie Saoudite, pays le plus intégriste, le plus antidémocratique, et le plus réactionnaire du monde, principal propagateur d’intégrisme islamique, bailleur de fonds des Frères musulmans hier et des mouvements salafistes aujourd’hui, est le principal allié arabe des États-Unis.Ces derniers sont aujourd’hui au plus bas de leur influence dans la région. Ils risquent même de se trouver paralysés face à un soulèvement dans le royaume saoudien, dont ils ont été les protecteurs attitrés jusqu’à présent.1- Le Peuple veut - Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad, éditions Actes Sud, 2013, 24,80 euros
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