Le 17 novembre 1973 est l'une des dates clés de l'histoire contemporaine grecque et des luttes politiques et sociales du pays : se situant dans le prolongement des innombrables actes de résistance au régime fascisant de la dictature de colonels (1967-1974) mis en place sur instigation de la CIA, des centaines d'étudiantEs avaient occupé l'Université Polytechnique d'Athènes (dans le quartier d'Exarcheia) et popularisé leur action en appelant à la chute des colonels. Ceux-ci ont alors lancé l'armée contre les étudiantEs, l'image du tank défonçant le portail de l'université étant connue de tous les Grecs depuis cette sinistre date.
Bilan de la répression : au moins 24 morts —des chiffres circulent avec des dizaines de victimes—, des centaines de blesséEs et d'arrestations. Un an plus tard, la dictature, de plus en plus déstabilisée, tombait, en envoyant l'armée grecque occuper l'ile de Chypre et lui faisant subir une terrible défaite face à l'armée turque, ce qui a débouché sur le partage de l'île en deux zones depuis lors séparées par des murs.
Depuis la fin de la dictature, le 17 novembre est une journée de mobilisation de la jeunesse scolarisée, les jours précédents ayant souvent été précédés d'initiatives commémoratives (débats, concerts…) dont le sens n'a jamais été perdu malgré les ans. Et bien sûr, chaque 17 novembre ont lieu dans tout le pays des manifestations commémorant la lutte de celles et ceux de Polytechnique, et condamnant vivement les États-Unis (à Athènes, la manif se finit devant l'ambassade US qu'on aperçoit parfois derrière les centaines de casques de MAT— CRS), l'OTAN et les politiques anti-ouvrières et anti-jeunes combattues par le mot d'ordre « Pain, éducation, liberté ».
Trois raisons supplémentaires pour une commémoration massive cette année
Hormis le fait que les années précédentes les mobilisations ont été très limitées en nombre par le Covid et les diverses interdictions prétextes, s'ajoutaient cette année trois faits pour donner encore plus envie d'aller aux manifs ou, au moins pour les familles de la région athénienne, d'aller déposer un œillet devant le monument et la grille d'entrée posée à ses côtés pour rappeler la barbarie de la junte :
- le flicage de grande ampleur mené par le gouvernement Mitsotakis, rappelant à certainEs le climat de la dictature. Le scandale des écoutes, dont tout montre qu'elles sont le fait du Premier ministre, a pris une dimension qui aurait contraint n'importe quel gouvernement un tant soit peu démocratique à démissionner. On en est arrivé à se demander s'il n'aurait pas en réalité réussi à truquer les élections internes qui avaient il y a quelques années fait de lui, fils d'un politicien dont l'action avait à l'époque servi à ouvrir la voie au coup d’État de 1967, le nouveau chef de la droite face au favori Meïmarakis. Contre ces écoutes mais plus largement contre le recours à une violente répression comme seule réponse aux revendications, la colère populaire éclate de plus en plus fort ;
- ces derniers mois, une sale musique révisionniste se fait entendre : la révolte de Polytechnique serait un mythe, d'une part elle aurait été insignifiante et n'aurait eu aucun effet sur la chute de la junte, et d'autre part, il n'y aurait eu aucun mort à Polytechnique, c'est la gauche qui a inventé tout cela… Cette propagande, portée depuis bientôt 50 ans par les seuls fascistes, a désormais trouvé un relai dans la droite gouvernementale, que ce soit par le biais du fasciste recyclé ministre du Développement affirmant que s'il y a eu des morts, c'était tout à fait en dehors de Polytechnique, ou par le biais du vice-ministre de l'Éducation, reprenant sans pudeur ces mensonges. Face à cette offensive disposant de médias liés à la droite, les témoignages militants restent bien sûr décisifs, comme celui que vient de donner sur le site de l'organisation anticapitaliste Anametrissi un des militantEs les plus connus et les plus respectés de la gauche révolutionnaire, notre camarade Yannis Felekis, infatigable constructeur de la IVe Internationale en Grèce ;
- enfin, la désastreuse politique éducative du gouvernement ultra-libéral, de sélection sociale et de cadeaux à ses copains du privé, est activement combattue depuis 2019, et on a souvent évoqué ici les impressionnantes mobilisations étudiantes. Mais cette année, le pas supplémentaire dans la répression que constitue la création d'une « police universitaire » a été accueilli comme il se doit : une insupportable provocation, qui a entrainé et entraine de nombreuses luttes pour empêcher les prétoriens d'entrer dans les facs.
Des manifestations très puissantes
Une semaine après le très grand succès de la grève générale du 9 novembre, le gouvernement espérait un « petit » 17 novembre. À cet effet, comme d''habitude il a voulu jouer sur la peur en déployant une armée de MAT (presque 6000 à Athènes) et en multipliant des hélicos avec projecteurs. À Salonique, le président de la fac, qui se réjouit que des flics puissent patrouiller dans « son » université, avait carrément fait fermer la fac, sinistre provocation contre la mémoire des luttes du peuple grec et tout simplement contre la démocratie. Les discours lénifiants sur le 17 novembre comme « fête de tous les Grecs » (de même, le 1er mai est depuis l'époque du dictateur Metaxas « la fête des fleurs ») et tout le cadre répressif n'auront servi à rien : de l'avis de beaucoup, les manifestations du 17 novembre ont été encore plus fournies que celles du 9 novembre. À Athènes, la police a compté 20 000 manifestantEs comme pour le 9, mais nos camarades de NAR annoncent entre 35 et 40 000. Les cortèges étudiants étaient incroyablement massifs, ceux de syndicats étaient souvent fournis, de même que ceux des organisations de la gauche révolutionnaire ou réformiste. Sans oublier des cortèges associatifs, comme celui des habitantEs d'Exarcheia, mobilisés contre un projet vicieux de station de métro sur la place du même nom… Et des manifs importantes ont eu lieu ailleurs, comme à Salonique, Patras, dans les villes universitaires de Crète...
Les mots d'ordre portaient bien sûr contre la politique de Mitsotakis, « Pain, éducation, liberté » étant plus que jamais un concentré des revendications sociales et démocratiques. Bien sûr, les mots d'ordre anti-impérialistes ont résonné très fort, ce qui se justifie face aux cadeaux faits à l'impérialisme US qui peut maintenant disposer d'une base maritime au nord-est de la Grèce, à Alexandroupolis, pas loin de l'entrée dans les détroits menant à la mer Noire. Refuser que la Grèce soit impliquée dans une future guerre inter-impérialiste, notamment par le biais de ces bases, est central. Mais on doit pourtant noter une faiblesse de la dimension anti-impérialiste de cette manif de 2022, liée au fait que sur la question de la sale guerre russe en cours en Ukraine, en dehors de quelques organisations sur des positions marxistes révolutionnaires, le « moins mauvais » qu'on constate dans la gauche radicale et révolutionnaire grecque est de dénoncer à la fois l'impérialisme US et l'invasion poutinienne de l'Ukraine. En effet, à un moment où le peuple et le territoire ukrainiens sont victimes d'un déluge de missiles visant à les punir de refuser d'être un peuple soumis, au moment où la paix, objet de nombreux slogans, est menacée par cette cynique agression impérialiste russe au cœur de l'Europe, le plus efficace des slogans anti-impérialistes aurait été quelque chose comme « Poutine, le meilleur agent au service de l'Otan, retire sans conditions tes sales pattes d’Ukraine »…
Quoi qu'il en soit — on voit que les débats sur la guerre en Ukraine sont indispensables dans la gauche grecque — la journée du 17 novembre a été un point fort de la mobilisation indispensable pour chasser la droite, une droite visiblement nostalgique de la Grèce des colonels, et contre laquelle il faut lutter sans nostalgie mais en tirant le meilleur des luttes héroïques du peuple grec. Pain, éducation, liberté !
Athènes, le 21 novembre 2022