Théodore Zeis travaille dans l’assistance juridique aux réfugiéEs. Il revient du « hotspot » de Mytilène, un camp aux conditions épouvantables, symbole de l’Europe forteresse.
Le point de départ des nouvelles politiques migratoires en Europe, en tant que politiques de sécurité nationale et humaine, en tant que mise en place de contrôle biopolitique, peut être fixé au Conseil européen de Tampere en 1999. C'est alors qu'a été décidée, entre autres, l'intensification de la coopération policière et douanière en matière pénale. Bien entendu, la convention de Schengen (1985) avait de semblables préoccupations. Mais ce qui a été décisif au niveau mondial s'est joué en 2000 : avec le Protocole de Palerme (Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée), la migration a été immédiatement liée à la criminalité, ce qui a conduit à la mise en place de cadres juridiques axés sur la limitation de l'immigration et le contrôle des entrées « illégales ». Ce protocole a mis en place un nouveau système d’exclusion, associé à une nouvelle représentation de « l’ennemi », qui stigmatisait les ressortissantEs des pays « tiers » comme vecteurs du crime organisé, du fondamentalisme islamique et du terrorisme. Il a légitimé le développement des mécanismes de sécurité de l’État, l’extension des pouvoirs de la police et la création de nouveaux systèmes d’information, mais aussi et surtout une forme de conscience collective contre les non-EuropéenEs.
Construction de la « crise des réfugiéEs »
Du coup, ce qui s'est passé dans l'Union Européenne en 2015 n'est pas le fruit du hasard : avec l’arrivée d’un million de personnes environ, la plupart à la frontière orientale de l’Europe, dans les îles grecques de la mer Égée près des frontières turques, les pouvoirs nationaux et européens et les medias ont parlé de la « crise des réfugiéEs ». La « panique morale » artificiellement créée a débouché sur la fermeture de la route vers le nord, sur l'accord UE -Turquie visant à un contrôle efficace des flux provenant de Turquie avec un système à 2 vitesses en vigueur dès le 20 mars 2015. Tout cela a transformé les îles de la mer Égée orientale en une zone tampon, piégeant dans les camps de ces îles dans des conditions désespérées les immigrant-e-s arrivés le lendemain du 20 mars 2015.
À cet égard, le camp de Moria, sur l'île de Lesbos, constitue un exemple tragique du développement de ce qu'on appelle aujourd'hui « Europe Forteresse ». C'est est un récit écrit dans les corps d’environ 10 000 personnes qui y vivent aujourd’hui le drame de l’attente vaine d’une inclusion dans le « premier monde » du marché et des droits humains.
10 000 personnes pour 3 000 places
Environ 10 000 demandeurEs d’asile – un tiers de la population totale de Mytilène, capitale de l’île – vivent dans un espace dont l’infrastructure peut accueillir 3 000 personnes. 52 % vivent dans des tentes à l’intérieur et autour du camp. Il y a 30 % de mineurEs et 22 % de femmes. La moitié de la population est composée de familles, 406 mineurEs sont non accompagnés et, au total, 47 % des migrantEs sont considérés comme « vulnérables ». Les autorités régionales de santé, après une récente inspection du site, ont constaté une considérable détérioration des conditions de vie, à la fois dans le camp en raison de la surpopulation dans des conteneurs et des tentes, mais aussi dans les environs (eaux usagées). La santé devient chaque jour plus précaire, en particulier pour les enfants mineurs, et on signale chaque semaine des tentatives de suicide et des actes auto-infligés par des adolescentEs. Récemment, le dernier médecin est parti, laissant des milliers de cas urgents sans surveillance.
L’état de tension avec la communauté locale conduit à de graves incidents racistes. Les autorités régionales, considérant la menace pour la santé publique, ont fixé un délai d’un mois pour améliorer les conditions de vie du camp, menaçant autrement de le fermer. Le ministère de l’Immigration envisage de transférer 2 000 personnes, considérées comme « vulnérables », du camp de Moria vers d’autres structures en cours de préparation dans diverses régions du pays. Par ailleurs, les procédures d’examen des demandes d’asile et de regroupement familial auprès de parents en Europe ne fonctionnent pas, car les services compétents ne sont pas en mesure de réagir dans des délais raisonnables, tandis que le cadre juridique tend à limiter le droit d’être entendu, en particulier au deuxième niveau d’examen et pour la soumission de nouvelles demandes à la suite d’une décision de rejet. Le nouveau ministre de l’Immigration est lui-même embarrassé : « Nous dépendons des flux… »
Reconstruire les réseaux de solidarité !
Au niveau européen, on ne voit apparaitre dans aucun pays la moindre perspective de changement de ce modèle de politique concernant l'asile, ni d'amélioration de la législation en vigueur. Dans le même temps on observe une stratégie de l'extrême droite pour détruire ce qui reste de solidarité sociale, c'est-à-dire de ce qui n'a pas été ravagé par l'austérité incessante et la crise économique.
Au contraire, on observe qu'au plan législatif, même ce qui a été voté par l'UE et a force de loi dans les procédures n'est pas respecté, en usant de « deals » bilatéraux semi-offciels, comme on le voit entre la Grèce et l'Allemagne : pour les cas en suspens de regroupements familiaux, on procède sous forme de « règlement bilatéral administratif semi-officiel » ! Ce choix signifie concrètement que sont préférés des traités internationaux « bâclés » (« fast track ») qui sont conclus par les deux parties par le biais d'échange de lettres, sans que cela exige la ratification par la voie parlementaire.
Face à toutes les politiques de retrait au niveau européen, nous avons besoin de toute urgence d’intensifier la reconstruction des réseaux de solidarité indépendants, d’abord dans l’Europe du Sud (Grèce, Italie, États espagnol), mais aussi dans tous les pays européens, comme est urgente l’élaboration de nouvelles propositions d’action politique contre le racisme et l’extrême droite !
Théodore Zeis