Publié le Lundi 24 avril 2017 à 10h52.

Guyane : Paroles de lutte sur les barrages

Entretien. Sur le barrage bloquant le rectorat (depuis le 23 mars, celui-ci est bloqué et fermé), nous avons rencontré deux actrices du mouvement de lutte en Guyane commencé le 23 mars : Alexia Asselos, 16 ans, représentante des lycéens dans le Kolektif Pou Lagwyann Dékolé (KPLD), et Michelle Coueta, professeur des écoles et secrétaire générale du Syndicat des travailleurs de l’éducation guyanais-Union des travailleurs guyanais, syndicat anticapitaliste et anticolonialiste (STEG-UTG).

Alexia, quel est ton rôle dans le KPLD ?

Je suis une des représentantes des lycéens avec Georges qui est le représentant du pôle éducation et Mathilde pour les étudiants. J’apporte les idées et les revendications des lycéens, qui souvent se recoupent avec les revendications des enseignants, comme la construction scolaire, l’adaptation des programmes aux réalités guyanaises, la mise en valeur des langues maternelles de Guyane, etc.

Pourquoi êtes-vous venues toutes les deux sur le barrage du rectorat ?

Alexia Asselos : Suite à une réunion avec le recteur, le préfet et des élus de la CTG (collectivité territoriale de Guyane), nous n’avons pas eu de réponses satisfaisantes à nos revendications. Comme les établissements se fermaient les uns après les autres, le jeudi 23 mars au matin, on s’est dit : « On va sur le barrage. » On a commencé à trois, avec un camion... et le soleil !

Michelle Coueta : C’est suite à l’appel d’un membre du bureau du STEG. Il nous a appris que les étudiants montaient le barrage à l’entrée du rectorat et de l’université. Pour nous, c’était évident d’être là, car même s’il ne gêne pas la circulation, il est très symbolique. En 1996, les lycéens avaient lutté pendant plusieurs semaines pour avoir ce rectorat (auparavant, l’académie de Guyane dépendait des Antilles...), et en 2013 les étudiants ont lutté (avec une grève de cinq semaines) pour avoir une université de pleine exercice.

A.A. : Oui, certains disent que notre barrage est inutile car il ne bloque pas la circulation, mais il est très symbolique. On veut rebaptiser le rond-point situé juste en face « Novembre 1996-Novembre 2013 » car ce sont des victoires des lycéens et des étudiants.

Quel est votre rôle sur le barrage ?

A.A. : Je fais un peu de tout : événementiel, communication avec les médias, préparation des repas... Je suis polyvalente, comme tout le monde, en fait. Au début, on n’était pas trop organisé, puis on a créé différents pôles pour que la vie soit plus fluide : le pôle communication, pôle logistique pour s’organiser. Par exemple, le pôle événementiel propose des animations sur le barrage comme des conférences-débats (l’identité guyanaise, l’esclavage en Guyane, la violence chez les jeunes, la culture guyanaise, etc.), des concerts avec des artistes locaux traditionnels ou plus récents, et, enfin, la grande marche des étudiants « Propulser une jeunesse déterminée » du jeudi 13 avril qui est partie du rond-point Suzini (complètement bloqué par les transporteurs) rassemblant 250 jeunes : cinq fois plus de personnes que dans les rassemblements des anti-barrages de la veille. Et nous avons terminé par un grand concert sur le rond-point.

M.C. : La première semaine, j’étais aussi assez polyvalente. Maintenant je suis surtout présente au moment des assemblées générales pour représenter le STEG-UTG.

Racontez-moi votre journée du 28 mars...

M.C. : Est-ce qu’on peut raconter quelque chose comme ça ? C’était tellement fort, cette union, cette unité. Ce jour-là, la Guyane n’a fait qu’une face à l’État français ! On a montré notre dé-ter-mi-na-tion, c’était une journée historique. Ce qui m’a rendu la plus fière, c’est que ce jour-là, pas un seul rétroviseur n’a été retourné, peut être une petite herbe écrasée (dans le jardin devant la préfecture où s’est terminée la grande marche).

A.A. : Mon 28 mars était mon baptême car je n’avais jamais fait de marche avant, et c’était super car je tenais la banderole où il y avait écrit « Nous sommes la Guyane » et « Plus de moyens pour l’éducation ». Je criais les chants comme « Lagwyan lévé lévé » et les slogans des 500 frères : « Première sommation, ceci n’est pas un exercice »... J’étais très impliquée et c’était historique, car nous étions 40 000 et nous sommes restés pacifiques, unis et déterminés.

Et où étiez vous quand, le mardi 4 avril, nous avons marché à 10 000 dans l’allée qui mène au Centre spatial guyanais (CSG) ?

A.A. : On a organisé un bus au départ du barrage. On s’est organisé en petits groupes pour ne pas se perdre et on a entendu que le KPLD était reçu en délégation pour rencontrer le directeur du CSG. Et en repartant, on a appris que le KPLD ne voulait plus ressortir du CSG (51 membres du Kolektif sont resté dans le CGS pour faire pression sur la France pendant 24 heures).

Que pensez-vous des 500 frères et du rôle qu’ils jouent ?

A.A. : J’ai un avis assez mitigé en fait. S’ils n’existaient pas, on n’en serait pas là aujourd’hui, et le mouvement n’aurait pas eu autant d’impact. Mais je pense qu’on leur donne un peu trop d’importance dans le mouvement. On ne parle que d’eux dans les médias.

M.C. : Moi, je reconnais leurs actions, ils ont eu raison : il fallait faire quelque chose de fort pour réveiller les autorités et la population. Mais à présent, ils ont un côté « star » qui m’interpelle. Dès qu’ils arrivent quelque part, on fait des photos, des selfies avec toute la famille et ce côté-là me dérange. Cependant, ils ont toujours leur utilité car ils savent se faire respecter, et sont allés jusqu’à protéger le numéro deux de la sécurité en Guyane lors des heurts devant la préfecture le 7 avril dernier (une partie des GuyanaisES présents ont voulu pénétrer dans la préfecture car le préfet avait refusé le rencontrer le KPLD, et les gendarmes ont envoyé des gaz lacrymogènes sur des femmes et des enfants). Bon, ils sont dans un bon esprit : se faire entendre, se faire voir mais sans violence.

De façon générale, que pensez-vous du mouvement ?

A.A. : C’est un mouvement historique comme tout le monde le pense. On n’a jamais vu un tel mouvement. Tout le peuple guyanais et tous les secteurs d’activité sont mobilisés. C’est vraiment magique. Aujourd’hui on constate un essoufflement, avec quelques divisions, notamment dans le KPLD (le patron du Medef-Guyane et certaines TPME ont quitté le KPLD).

M.C. : Pour moi ce mouvement est légitime ! À présent, il faut trouver des moyens pour rester mobilisés et déterminés mais sans « se mordre la queue ». Attention, je ne suis pas d’accord avec les « socioprofessionnels » (les petits patrons). Il nous faut trouver des modes d’actions pour « faire mal à l’État » sans se faire mal à soi-même. Et le pôle stratégique du KPLD doit toujours rester près de la population et communiquer sur leurs intentions et actions à venir.

Pendant le mouvement, la question d’un nouveau statut spécial pour donner plus d’autonomie législative à la Guyane s’est posée. Qu’en pensez-vous ?

A.A. : La question se pose, elle est très présente, mais je crois que c’est trop tôt, car nous avons trop de retard structurel et économique. Nos revendications veulent surtout rattraper ce retard. On se posera la question dans 20 ans. Mais là je pense que c’est trop tôt...

M.C. : Cette question est importante. Quel statut ? Celui proposé par l’article 74 comme lors du référendum de janvier 2010 ? À cette époque, les GuyanaisES devaient se prononcer sur une plus grande autonomie législative ou au contraire rester dans la République française 1 : avec plus de 51 % d’abstention, c’est le non qui a été choisi à 70 %... On ne sait pas sous quelle forme, mais la question du statut doit être posée parce qu’il n’est pas normal qu’on ne puisse pas gérer nos ressources : l’or, le bois, le foncier (90 % du foncier appartient en domaine privé à l’État), les ressources maritimes, peut-être le pétrole... Nous avons des richesses et cela nous permettrait d’arrêter de dépendre de la France à chaque fois que l’on veut construire ou exploiter nos richesses. Nous avons assez de « têtes » dans le pays pour que cela se fasse. Cette question se posera à nouveau forcément, on ne sait pas quel sera l’élément déclencheur, mais il faudra y répondre !

Et la suite ?

A.A. : D’un côté, je pense qu’il faut rester sur les barrages et il y a une pression à cause des élections. Les gens se disent que ça va changer, et on attend de savoir ce qui va se passer, quelles actions on va mener.

M.C. : Le STEG-UTG va suivre les -décisions du KPLD.

Propos recueillis par Leila Soula