Publié le Mercredi 31 décembre 2025 à 09h00.

La guerre comme sursaut au déclin des impérialismes occidentaux

Devant la volonté de « montée à la guerre » qui semble irriguer l’ensemble des pays capitalistes occidentaux et en particulier la France, nous avons demandé à Claude Serfati sa vision sur l’état actuel de la mondialisation et des dynamiques inter-impérialistes.

Une vision simple du monde après la deuxième guerre mondiale, en particulier après la chute de l’URSS en 1989, était que les États-Unis se posaient comme le gendarme planétaire. Cela n’empêchait pas des guerres de seconde zone, bien au contraire. Mais l’Union européenne semblait vivre éloignée de ces conflits. La guerre en Ukraine a été le premier révélateur de la montée à la guerre qui touche tous les pays et en particulier les impérialismes dominants.

 

Comment vois-tu le tableau général de la montée guerrière ? Y-a-t-il des liens entre les situations en Ukraine, en Palestine, au Soudan, en République démocratique du Congo (RDC) ?

L’accentuation du militarisme et des guerres dans le monde ne fait aucun doute. C’est même presque maintenant un lieu commun de constater que la guerre est au cœur même de la dynamique du capitalisme contemporain. Y a-t-il des liens entre la situation en Ukraine et d’autres guerres ? Oui et non. Oui, parce qu’elle participe de cette période historique que j’ai qualifiée de « moment 2008 », cette conjonction entre des crises financières qui forment une grande dépression, l’aiguisement des rivalités géopolitiques et militaires en raison du déclin des États-Unis et de la montée la Chine et puis surtout, surdéterminant tout ça, l’insoutenabilité écologique de la dynamique du capital. Cette conjonction a produit ce que j’appelle un « moment », une configuration particulière dans le cadre plus général de la dynamique du capitalisme. Ce moment 2008 est notamment caractérisé par un resserrement des liens entre la concurrence économique et les rivalités militaires entre grandes puissances. Toutes ces guerres s’inscrivent dans ce moment 2008.

Toutefois, chacune de ces guerres a sa propre détermination, sa propre dynamique : il y a à la fois un contexte mondial déterminant et une façon particulière dont ces guerres s’expriment. Dans cette particularité se concentre la situation mondiale, mais aussi des formes spécifiques, en lien avec la notion de développement inégal et combiné de Trotsky. La guerre en Ukraine est une guerre typiquement impérialiste et néocoloniale, d’un État contre un autre État pour l’appropriation des ressources, pour le contrôle politique, pour le contrôle idéologique, etc. Le fait que ça se déroule dans le cadre de rivalités inter-impérialistes avec les États-Unis n’enlève rien à la spécificité de cette guerre. En Palestine, au Soudan et en République démocratique du Congo (RDC), je dirais qu’elles reflètent toutes une composante de cette nouvelle conjoncture historique, celle de la multipolarité capitaliste hiérarchisée. Cres trois termes expriment le fait que les États-Unis ont perdu l’hégémonie totale qu’ils avaient acquis après la disparition de l’URSS, tous les pays dominants sont des pays capitalistes et enfin les rapports de force entre les puissances établissent cette hiérarchie. On voit émerger des acteurs aspirant à jouer un rôle régional  ou subcontinental. Ainsi, la guerre génocidaire d’Israël s’inscrit dans un contexte d’aspiration régionale de domination d’Israël, sur le Moyen-Orient.

 

Mon sentiment est que dans le cadre de ce que tu appelles le moment 2008, il y a une volonté des différents impérialismes de renforcer leur domination au point de ne plus laisser quoi que ce soit éclater, chaque impérialisme veut que sa zone d’influence soit entièrement sous contrôle.

C’est ça. Les rivalités inter-impérialistes d’avant 1914 étaient relativement confinées à une poignée de grandes puissances. Aujourd’hui, certes un petit nombre de grandes puissances domine, mais il y a aussi un étirement de la hiérarchisation, le développement inégal est combiné sur le plan « économique », en un siècle, a produit une hiérarchie, qui n’est pas réductible à une opposition entre quelques pays du nord et la majorité des pays du sud.

Il existe une dynamique mondiale du capitalisme qui s’est imposée depuis quelques décennies et qui a, pour des raisons géopolitiques et autres, diversifié les capitalismes, les a rendus concurrents et en même temps complices. Précisément, sur la Palestine, Israël a des ambitions qui n’ont posé pratiquement aucun problème aux monarchies pétrolières : le commerce avec l’Égypte a explosé depuis le 7 octobre, il s’est maintenu avec l’Arabie saoudite et même avec la Turquie. On connaît le rôle de la Turquie dans son affirmation anti-israélienne mais le commerce du gaz a continué à fonctionner, la Turquie servant de passages au gaz d’Azerbaïdjan destiné à Israël. C’est une caractéristique parfois négligée de l’impérialisme contemporain : les impérialismes ou les aspirants impérialismes sont en même temps complices. Ce sont deux dimensions de l’impérialisme. L’impérialisme n’est pas une théorie des relations internationales qui voit les pays capitalistes s’opposer, c’est fondamentalement une théorie qui parle de l’antagonisme capital-travail au sein des pays pour extraire le maximum de plus-value aux prolétaires. Cette quête incessante de plus-value produit cette extension mondiale du capitalisme, dans laquelle si les classes dirigeants nationales demeurent rivales, elles sont aussi complices contre les opprimé·es et les exploité·es de chaque pays.

C’est ce qui s’est passé en Israël dans la guerre génocidaire. Comme certains l’ont rappelé, Éric Fassin et Laurent Baronian par exemple, il y a un consentement au génocide de la part des monarchies. Ce consentement s’est arrêté momentanément lorsqu’Israël a bombardé le Qatar parce que par cet acte terroriste, Israël signifiait que le Qatar devait se soumettre à la domination régionale d’Israël, ce qui était bien sûr inacceptable pour le Qatar et les autres pays arabes, mais également pour Trump, soucieux de ne pas couper les ponts avec l’Arabie saoudite et le Qatar. Je précise cela pour bien montrer le cadre régional de la guerre d’Israël, pour les raisons que tu donnes et auxquelles je souscris, mais aussi en raison de rivalités entre pays aspirant à dominer leur région. Certains marxistes reprennent le terme de sous-impérialisme pour qualifier ces pays mais c’est un autre débat.

Concernant le Soudan, les fractions militaires locales sont soutenues par les « puissances régionales ». Les Émirats — vers lesquels transite une grande partie de l’or qui est extrait au Soudan et qui bénéficie également aux élites locales — et l’Égypte, qui aimerait bien récupérer cet or, soutiennent des fractions rivales. D’autres pays (l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Iran, la Russie) sont également présents. Tous ces pays se sont mis d’accord — avant de se combattre — pour écraser la révolution populaire de 2018 qui avait renversé Al-Bachir, le dictateur historique du pays. 

En RDC, on voit vraiment à quel point les guerres pour les ressources naturelles — en particulier celles indispensables à l’économie du numérique et à l’armement — ne sont pas extérieures à la mondialisation du capital, qu’elles lui sont quasiment intégrées organiquement. Il faudra suivre les ambitions de Trump, qui sous couvert d’un traité de paix entre la RDC et le Rwanda, poursuit le pillage de coltan extrait en RDC mais qui transite vers les États-Unis par le Rwanda. La situation en RDC offre l’aspect traditionnel de déchirements d’un pays (6 millions de morts en moins de trente ans dus aux guerres) sous le joug à la fois des puissances coloniales et des chaînes de production mondiale construites par les grands groupes, relayé par les seigneurs locaux. Kagame par exemple joue un rôle très important, il est devenu le chouchou des impérialismes européens (comme le Maroc) et Trump compte bien marginaliser l’UE qui a signé un accord sur les ressources minérales avec le Rwanda en 2024. On voit là encore que la multipolarité capitaliste implique la participation de petites puissances adossées aux grands pays occidentaux, à la Chine et à la Russie. 

 

Et pour ce qui concerne le Venezuela, le Chili et l’Argentine, on voit des liens entre impérialisme, extrême droite, possibilité de dictature.

Oui, je pense qu’il y a cette volonté de faire émerger l’extrême droite, des régimes fascistes ou néofascistes, disons en tout cas dictatoriaux. Trump peut pardonner l’ancien président du Honduras, son narcotrafic et en même temps déclarer vouloir renverser Maduro au Venezuela qu’il considère responsable du narcotrafic. Il existe chez Trump une volonté d’en finir définitivement avec les décennies 1960-1970 marquées par tentatives du « développementalisme ». Cependant, les bourgeoisies nationales et les gouvernements, même ceux dits progressistes, ont participé à leur propre asphyxie, politique et économique, en encourageant l’extractivisme. Concernant le Venezuela, la tentative de Trump de renverser Maduro contredit la rhétorique de sa campagne électorale, déstabilise une large partie de sa base électorale et inquiète peut-être une partie des intérêts des classes dominantes pour qui cette aventure divertit l’attention du point central pour les États-Unis : la rivalité économique et militaire avec la Chine. Trump a été soutenu par les classes dominantes, au-delà de sa médiocre personnalité, parce que toutes les politiques menées depuis Obama en 2008, Obama 2, Trump 1 et Biden 1 pour contenir la Chine ont échoué, donc il fallait « changer de braquet ». Or, non seulement, la situation des salariés qui l’ont élu ne semble pas s’améliorer, mais il se lance dans des opérations militaires prétendument contre les narcotrafiquants et en réalité pour un changement de régime au Venezuela. Sa base électorale n’avait pas compris cela et des signes de mécontentement apparaissent. L’objectif, au-delà du Venezuela, est le soutien à l’extrême droite en Amérique latine, mais ça se fait quand même au prix de contradictions énormes, y compris militaires. Ce n’est pas simple à réussir, et il faudra suivre dans quelle mesure ces objectifs affaiblissent les États-Unis face à la Chine, retardent l’offensive étatsunienne contre l’Europe notamment l’Allemagne, etc.

 

En Amérique latine, il y a quand même un conflit avec la Chine.

Oui, mais Bolsonaro, tout en adoptant un langage dur contre la Chine, n’a pas pu empêcher l’influence économique de la Chine d’augmenter. Certes Milei pourrait aller plus loin que Bolsonaro, mais l’Argentine est un pays notoirement moins important que le Brésil au niveau de l’Amérique latine et du Sud. Et surtout, derrière la rhétorique antichinoise, la moitié des exportations de bœuf, un produit d’exportation essentiel pour l’Argentine, est acheté par la Chine…

Pour revenir à Trump, ses voltefaces confirment qu’il n’est pas le maître des horloges du monde. Dans son pays, à l’image de Louis Bonaparte, Donald Trump « voudrait apparaître comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes de la société »1. Il s’efforce donc de répondre aux sollicitations de telle ou telle sous-fraction soit militaire, soit politique, à Miami ou ailleurs, soit économique, qui veut en finir avec Maduro et aller plus loin en Amérique latine. Cependant, les États-Unis ne sont plus la puissance rayonnante qui peut aujourd’hui organiser un coup d’État aussi facilement que ceux contre Mossadegh en Iran, ou contre le Venezuela en 1954. Cela ne rend pas Trump moins dangereux dans ses aventures, au contraire.

 

Si on essaie de se déplacer vers l’Europe, comment vois-tu l’ampleur des investissements et des objectifs que se fixent les puissances européennes et en particulier le plan allemand ?

Le plan « réarmer l’Europe » (rearm Europe), ce sont 800 milliards d’euros, dont seulement environ 150 milliards financés par la Commission européenne, qui devra donc pour l’essentiel emprunter cette somme sur les marchés financiers. L’essentiel est donc du ressort des budgets de chaque État-membre, l’objectif est selon moi d’abonder les systèmes militaires industriels nationaux. Il faut bien comprendre le cadre dans lequel se joue la militarisation accentuée et aggravée de l’Union européenne (UE). Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’intégration européenne d’armement, mais elle demeure limitée. Un autre fait marquant, c’est que l’Allemagne est en train de prendre la main. La montée en puissance militaire de ce pays marque l’échec de la stratégie de l’impérialisme français qui — en plus de la Françafrique, bien entendu, où la France est justement en déroute — a toujours poussé à la militarisation de l’Europe, sous le nom d’« autonomie stratégique européenne ». Les gouvernements et les industriels français de l’armement étaient en effet plus que confiants dans le fait que la France dirigerait la défense européenne en formation. À propos, ce n’est pas Macron qui a inventé la formule « autonomie stratégique de l’Europe », cela fait des décennies que la France suit cette stratégie d’être à la tête de la défense européenne. 

Or, la guerre en Ukraine a confirmé la réalité des choses. Le fait que l’Allemagne fasse la course en tête est déjà un phénomène marquant d’une militarisation de l’Allemagne bien sûr, mais surtout de sa montée en puissance au sein de l’UE dans le seul domaine où la France avait des espoirs. L’Allemagne n’est pas dans la situation de faillite financière et politique du capitalisme français. Les 1 000 milliards d’investissement de l’Allemagne vont certes accroître l’endettement et ébranler le sacro-saint principe constitutionnel de l’équilibre budgétaire, mais le capitalisme allemand pense pouvoir gérer cette évolution, bien qu’il soit lui aussi confronté à la crise économique.

L’Allemagne a donc décidé un plan de mille milliards, un plan qu’on pourrait appeler de « keynésianisme militaire », visant à relancer sa propre économie : le chancelier Merz a annoncé très clairement que ce seront 500 milliards qui iront au budget militaire afin qu’il atteigne l’engagement de l’OTAN de 3,5 % du PIB et 500 milliards qui financeront les infrastructures, nécessaires à l’économie numérique et l’IA, les infrastructures ferroviaires, etc. L’Allemagne, contrairement à la France, dispose d’atouts budgétaires et d’une puissante industrie manufacturière, y compris dans l’IA industrielle, qui lui sert de base pour produire des armes. La situation de la France est très différente. D’une part les ressources budgétaires de la France sont épuisées en raison des cadeaux fiscaux de Macron aux entreprises et ménages aisés. D’autre part, le délitement de la base industrielle consécutive aux priorités données depuis des décennies aux technologies et production militaires — ah ! le Rafale, joyau national ! — rend illusoire toute relance de l’industrie française. Le discours fallacieux des gouvernements de droite et de gauche a toujours été que l’industrie et les technologies militaires étaient un « moteur » de l’industrie et de l’innovation civile.  Résultat : aujourd’hui, les entreprises « civiles » doivent se tourner vers le seul secteur de l’armement, le seul secteur industriel « dynamique » (avec l’aéronautique) grâce aux énormes crédits militaires financés par l’argent du contribuable. Ainsi, Renault s’apprête à intégrer la fabrication de drones dans son plan stratégique, un symbole qui résume la trajectoire de l’industrie française. 

L’autre dimension des enjeux européens est l’évolution de la place de l’Allemagne dans l’Europe, du point de vue militaire, quand Merz annonce vouloir construire la première armée de terre européenne et la première industrie d’armement européenne. Ce sont les start-up de l’IA allemandes de l’armement qui dominent aujourd’hui en Europe, elles trouvent d’ailleurs un « marché » illimité en Ukraine. L’écosystème de Bavière dynamise aujourd’hui l’Europe du point de vue des technologies de l’IA destinées aux militaires et à la sécurité. L’Allemagne s’est même permis le luxe de marginaliser la France dans son projet de bouclier anti-missile européen — un bouclier anti-missile à l’image de l’Iron Dome israélien ou du Golden Dome que Trump veut construire pour les États-Unis —, alors que la France a dominé l’industrie spatiale européenne depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’Allemagne est aujourd’hui la première puissance européenne spatiale. Toutefois, l’Allemagne s’appuie sur sa puissance industrielle civile, elle n’a pas l’intention de limiter son rôle à celui de marchand de canon, à la façon dont Hollande l’a fait à propos du Rafale.

En France, on peut voir en négatif, avec les Fonderies de Bretagne (FDB), que la focalisation quasi exclusive sur l’armement, avec la disparition des secteurs industriels français, finit par poser des problèmes dans l’industrie d’armement elle-même. Ancienne filiale de Renault, FDB a été rachetée par Europlasma, un groupe financier opaque, d’ailleurs sanctionné par l’autorité des marchés financiers, dont le dirigeant promettait de reconvertir l’usine dans la production de corps d’obus qui devait représenter la moitié du chiffre d’affaires en 2025. À ce jour, pas une pièce n’est encore sortie de l’usine. L’odeur de l’argent militaire attire également les aventuriers de la finance.

 

Mais d’ailleurs dans la région Centre apparemment les boîtes du secteur  militaire achètent tous les terrains disponibles pour essayer d’augmenter leur production. Est-ce qu’il peut y avoir une surproduction dans ce secteur ?

Le risque de surproduction est inexistant car l’armement n’est pas un marché, ses productions sont achetées par l’État. Or, celui-ci aura doublé le budget des armées au cours des deux septennats de Macron. Il augmente de 13 % en 2026 par rapport à 2025, soit 6,7 milliards d’augmentation. 

En revanche il est possible que les PME, appâtées pour des raisons diverses par la manne militaire se retrouvent en difficulté. Elles sont en effet sous-traitantes des quelques grands groupes de l’armement qui captent l’essentiel des commandes. Ces grands groupes, distributeurs de généreux dividendes à leurs actionnaires, pressurent leurs fournisseurs au point de les fragiliser. L’autre problème est que le mépris du patronat français pour l’industrie et sa prédilection pour la finance a conduit à saborder la formation professionnelle. Les PME peinent à recruter, et leur personnel est parfois débauché par les grands groupes, confrontés à la même pénurie de main-d’œuvre qualifiée. La Direction générale de l’armement est d’ailleurs inquiète de cette situation alors qu’elle déverse des flots d’argent aux grands groupes.

Enfin, il est tout à fait possible que l’engouement pour l’armement s’accompagne de processus de spéculation immobilière, puisque de nombreuses entreprises cherchent à accroitre la dimension de leur site industriel. 

 

Comment s’inscrivent les déclarations du général Mandon sur la nécessité d’accepter de perdre ses enfants dans ce cadre ? C’est une volonté de la part de l’État de galvaniser autour de possibles campagnes militaires, justifier les investissements ?

En France, on est tellement habitués à dire que c’est le président qui décide de tout, qu’on a l’impression que les représentants de l’armée sont des seconds couteaux. Or, comme je l’ai documenté longuement dans l’État radicalisé, l’institution militaire se trouve en pouvoir de co-décision avec le président de la République. Dans les déclarations sur le service militaire, c’est le chef d’état-major Mandon qui s’est exprimé avant le Président, tout un symbole qui signifie « c’est l’armée qui fixe l’orientation » et Macron la met en œuvre avec ses annonces. Le Monde s’est fait l’écho du mécontentement de Macron sur les déclarations de son chef d’état-major. 

Tout ça est secondaire. Le chef d’état-major a rappelé que l’armée est chez elle dans la 5e République.  Lorsqu’elle prendra des mesures co- décidées avec le Président, les Français devront l’accepter. 

Il n’y a pas de sens caché dans la phrase de Mandon, il pense effectivement que la France doit faire la guerre.  En France, qui depuis de Gaulle a construit son positionnement international sur la puissance militaire autant que sur ses performances économiques, voilà un rappel utile de son chef : l’armée, ça sert à faire la guerre.  Conformément au régime bonapartiste de la 5e République, aucune discussion n’a lieu au Parlement sur ces enjeux.

 

De ce point de vue, la conscription — qui est n’est pas d’ailleurs une conscription complète mais un service militaire facultatif — mon sentiment est que ça donne la possibilité à l’armée de recruter les jeunes les plus intéressés par la guerre.

Pour l’instant, pour Macron, c’est volontaire. C’est un compromis qui permet de réaliser ce que tu suspectes. Il est courant de considérer que la conscription a une double dimension : enrayer le militarisme grâce à la présence de « soldats-citoyens », mais également être un puissant facteur d’inculcation des valeurs militaristes. D’une part, une armée de conscrits ne suffit pas pour empêcher un coup d’État ou la guerre, on l’a vu en 1914, ou à enrayer le militarisme. Mais une armée composée de citoyens appelés peut être considérée par l’institution militaire comme plus indocile qu’un corps de professionnels. Le corps volontaire dont parle Macron vise peut-être à tenir les deux bouts, d’augmenter les effectifs pour aller mener des expéditions militaires sans prendre le risque d’une contestation populaire des soldats. Le souvenir des comités de soldats des années 1960 est sans doute encore présent chez les politiques et dans l’état-major. Il est possible que le terme « volontaire » exprime cette recherche d’un point d’équilibre.

Comment formulerais-tu, que ce soit en termes de revendications ou de dynamique militante, un travail antimilitariste, anti-guerre aujourd’hui ?

Je pense d’abord qu’il faut mettre en évidence le contexte mondial et les guerres, et préciser avant tout la place qu’y tient le militarisme français. La France est une des grandes puissances militaires, elle est déclinante, économiquement et militairement, mais elle est encore extrêmement puissante. Or, les thèses du « déclin » nourrissent toujours les idéologies du « sursaut » militariste, mais également l’idéologie qui annonce que ce « déclin » est provoqué par des « ennemis de l’intérieur », ce qui alimente la xénophobie et le racisme. 

Je pense que c’est effectivement sur la France qu’il faut porter son attention, et pas simplement sur la responsabilité de l’OTAN, des États-Unis, etc. Ensuite, la question militaire est liée aux choix de société qu’on veut. Donc la question du refus des crédits de la loi de programmation militaire me paraît essentielle — pas seulement parce que je suis économiste. Démonter l’argument que ça servirait à défendre la France est possible parce que, même chez les politiques, des doutes se sont manifestés au moment de la loi de programmation militaire pour dire qu’on augmentait beaucoup les dépenses mais qu’on n’était pas sûr que ça corresponde aux besoins opérationnels réels.

Ensuite, le gouvernement prétend que ces crédits militaires vont dynamiser l’économie française. J’ai rappelé que c’est une illusion. Il y a aussi la question des conséquences en termes de conscription, etc.

Ces axes me paraissent centraux, et puis à partir de cette double dimension que la France ne doit pas demeurer une puissance militariste mondiale, et ne peut pas prétendre avoir un modèle industriel, technologique de développement fondé sur l’armement, il y a pas mal de choses qu’on peut dérouler. Par exemple, rappeler que les armes ne sont pas une marchandise, donc se battre pour la socialisation ou la nationalisation — c’est-à-dire le contrôle salarié et syndical sur les productions d’armes. Puisque Macron était tellement adepte de conventions citoyennes, faisons en sorte que le débat s’ouvre en France sur le statut de la France dans le monde, quelle armée nous voulons, et quelles dépenses militaires nous voulons. C’est un vrai débat démocratique. o

 

Propos recueillis par Antoine Larrache, le 2 décembre 2025.

 

* Claude Serfati est chercheur associé à l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales) et membre du conseil scientifique d’ATTAC. Il est l’auteur de nombreux livres, dont L'État radicalisé. La France à l'ère de la mondialisation armée, La fabrique éditions en 2022 et Un monde en guerres, éditions Textuel en avril 2024.

  • 1. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852.