À l’occasion du deuxième anniversaire du soulèvement algérien (hirak) le 22 février 2019, nous nous sommes entretenus avec Adel Abderrezak, universitaire et militant activiste du hirak.
Peux-tu revenir sur le déclenchement du hirak algérien il y a deux ans, ses singularités et ses proximités avec les autres soulèvements de la région depuis 2011 ?
Le hirak algérien est un mouvement populaire en réaction à une tentative d’imposer début 2019 un cinquième mandat présidentiel de Bouteflika malgré le refus déjà exprimé lors du quatrième mandat par le mouvement « Barakat » cinq ans auparavant. La particularité du cinquième mandat que le clan au pouvoir voulait imposer, c’est cette image pénible et si caricaturale à la fois d’un président malade, hémiplégique, incapable de parler et qui ne s’était pas adressé à la nation depuis six ans. Cette image violente d’un président très diminué a été le détonateur du mouvement. L’insupportable ne pouvait plus durer. Ce hirak est donc né d’un rejet massif et populaire de cette manipulation des consciences et cette privatisation du pouvoir d’État par un clan présidentiel au profil très mafieux d’où le mot « Issaba » (le « gang ») invoqué par le hirak.
Si on se détache des visions « complotistes » qui ont été avancées par le pouvoir et une certaine intelligentsia organique, hirak algérien, hirak marocain et « printemps arabes » participent au même processus, le rejet populaire de dictatures autoritaires et oppressives, portées et même protégées par les puissances impérialistes (USA, UE…) qui actionnent néolibéralisme et outils militarisés de la mondialisation pour imposer leur géopolitique de domination.
La singularité du hirak algérien est d’être un mouvement populaire de masse, pacifique, fraternel et radical dans ses revendications, centrées sur une révolution démocratique (un « dégagisme » radical et anti-systémique) conjuguée à des aspirations d’émancipation sociale. Ce mouvement populaire s’est protégé aussi bien de l’instrumentalisation impérialiste (d’où le sentiment anti-Macron très présent dans les manifs et la dénonciation de la firme Total très active dans le pillage de nos hydrocarbures et l’exploitation future du gaz de schiste), que de la manipulation des élites pro-pouvoir en rejetant toute forme de structuration et en restant réservé sur les logiques de leadership, de représentation politique ou de formulations programmatiques.
La durée du hirak après le retrait de Bouteflika est un phénomène important. Comment l’expliquer ?
Le hirak a pu durer et éviter les écueils de la manipulation et même de la répression. Le pouvoir a usé de tous les subterfuges pour briser ce mouvement. D’abord en essayant de se le réapproprier en prétendant se reconnaître dans le hirak « originel », en gros les six premiers mois, le reste devenant un hirak anti-patriote ! Le pouvoir a usé de répression en ciblant des activistes populaires, des jeunes et surtout des hirakistes très actifs sur les réseaux sociaux. Il a ciblé aussi quelques journalistes comme Khaled Drareni, symbole de la parole libre, mais aussi des politiques (Tabou, Nekkaz…) dont certains aux ambitions bien dévoilées. Il a usé du confinement imposé par le covid, qui a obligé le hirak à geler ses marches, pour empêcher toute expression du hirak dans les espaces publics. Tout ceci a provoqué reflux et même dépolitisation et résignation dans les milieux du hirak, mais la rage et la volonté d’en découdre avec le système se sont démultipliées. Le retour du hirak s’est fait par frémissements jusqu’à la grande marche de Kherrata le 16 février 2021, qui semble avoir contraint le pouvoir à lâcher du lest en annonçant une libération partielle des détenus et la dissolution du Parlement.
La conscience et la volonté citoyennes d’éradiquer le système autoritaire et oppresseur a permis au hirak de résister. L’aspiration à une parole libérée, à des libertés individuelles et politiques confortées, à une justice libre et indépendante ; tout cela a fait résister le hirak. Mais ce sont les conditions socio-économiques et une réalité de classe de plus en plus différenciée qui nourrissent la flamme du hirak. Les deux ans de résistance à toutes les manœuvres du pouvoir et ses généraux viennent de cette conscience populaire, et pas seulement élitiste, que le pouvoir est incapable d’apporter des solutions de fond au problème du chômage, à une économie déstructurée par sa compradorisation et par une précarisation insupportable. Il faut savoir que les politiques publiques restent marquées par les recettes néolibérales et coachées par les institutions néolibérales de la mondialisation capitaliste. « L’universalité » capitaliste continue à faire des dégâts.
Le pouvoir a profité du covid pour conforter ces choix de libéralisation de l’économie et il n’a encore rien fait pour endiguer la récession impactée par le covid dont les conséquences sont encore une fois payées par les travailleurs et les chômeurs : des milliers d’entreprises en faillite, et des travailleurs poussés au chômage technique si ce n’est aux licenciements, sans parler de milliers de familles sans ressources avec la crise de l’informel. Cette dégradation économique et sociale a remis en selle l’action syndicale et surtout les luttes ouvrières qui n’étaient pas connectées au hirak pendant un bon moment, affaiblissant sa dimension de classe. Les grèves et marches de Numilog (entreprise privée à Bougie), de ENIEM (entreprise publique à Tizi Ouzou) et de dizaines d’entreprises en panne de crédits publics ou subissant la flexibilité du travail et anti-syndicale dans le secteur privé, ont fait du bruit. Les manifestations des jeunes de Ouargla et Laghouat au Sud algérien ainsi que le retour aux protestations sur le logement, l’eau ou le gaz, expriment une colère populaire croissante face à un gouvernement paralysé par son impopularité et son illégitimité. Avec ces luttes, le monde ouvrier revient à la surface et la question sociale devient de fait une préoccupation intégrable dans le hirak.
Le recul du hirak n’a pas signifié la fin des mobilisations sociales, au contraire…
Le hirak est un mouvement populaire interclassiste, portées par des couches populaires déclassées ou travailleuses et des couches moyennes instruites ou commerçantes. Des éléments de la bourgeoisie « anti-oligarques » s’y retrouvent mais bien timidement et très accessoirement. Le pouvoir et ses généraux décideurs en ont conscience et tentent d’ouvrir des passerelles, par les postes politiques ou par les crédits, encore l’usage de la rente, attirant une certaine élite politique en mal d’existence partisane ou une frange de la jeunesse dont le « dégagisme » se réduit à remplacer les vieux sans revisiter les rapports sociaux. La sociologie du hirak et ses limites organisationnelles ne lui permettent pas d’être identifiée à une révolution politique et sociale, mais il porte les ingrédients d’une potentialité révolutionnaire qui se matérialiserait plus par l’auto-organisation du mouvement et l’entrée en scène des classes dominées qui seraient prêtes à en découdre avec l’exploitation sociale et le pouvoir oligarchique. La rupture révolutionnaire avec le système oppresseur algérien est latente mais pas irréversible.
Les acquis du hirak algérien restent précieux pour le mouvement social et pour une alternative radicale qui serait en phase avec les attentes populaires. La société s’est repolitisée après une résignation longtemps présente. Les jeunes ont retrouvé l’espoir d’une parole libérée et d’un destin collectivement constructible dans une Algérie émancipatrice. La mise en prison des symboles de la corruption mafieuse dont des chefs de gouvernement et des oligarques intouchables a vulnérabilisé les partisans du système et ses prédateurs encore invisibles.
La peur de la rue a installé des rapports de forces où la hantise du hirak est permanente chez les décideurs. De ce point de vue, le hirak est une force de frappe anti-systémique et un contre-pouvoir potentiel à un pouvoir délégitimé. Il a libéré l’action des femmes algériennes dans une société patriarcale violente permettant à des femmes de s’organiser en groupes féministes et lutter contre les féminicides et la dévalorisation sociale des femmes. Il a révélé une génération étudiante et de jeunes fortement politisée et radicalisée, organisée parfois en collectifs, qui pourrait dégager le personnel politique bureaucratique et vieilli dont le profil corrompu et prédateur est rejeté. Il a aussi poussé à l’engagement dans le hirak d’une frange de l’intelligentsia universitaire qui apporte ses réflexions et initiatives à travers la CNUAC (coordination des universitaires pour le changement) ou le comité contre la torture. Il redonne aussi du courage et de la volonté de lutte aux forces sociales qui représentent le moteur de la transformation sociale.
Le hirak, sur la défensive depuis le covid, revient ! C’est un mouvement d’action et de conscientisation dans la durée. Il reste travaillé par les divisions idéologiques souvent exprimées plus par l’émotionnel et le religieux que par un vrai échange d’idées et de perspectives. Les réseaux sociaux restent l’indicateur premier de ce que traverse le hirak comme divergences, expressions contradictoires ou manipulations, rendant ce champ d’échanges souvent toxique et peu fécond. Le pouvoir actionne la menace islamiste en ciblant le mouvement « Rachad » qui cherche à dé-FIS-ser sa marque politique. Les démocrates sont indirectement appelés à se rapprocher du pouvoir pour contourner la menace islamiste. Ce scénario, c’est du déjà vu, même si certains tombent dans le piège et parasitent le courant démocratique. Le hirak reste un mouvement dont la radicalité et la « subversion » politique ouvre un champ des possibilités n’excluant pas une véritable révolution sociale et politique qui dessinerait une nouvelle Algérie, celle que les Algériens attendent depuis l’indépendance de 1962.