Intellectuel militant originaire du Liban, Gilbert Achcar est enseignant à la School of Oriental and African Studies de Londres. Il présentera son dernier livre, dont le sous-titre est « Une exploration radicale du soulèvement arabe » à la librairie La Brèche à Paris, mardi 9 avril à partir de 18 heures. Pourquoi as-tu titré ton livre « Le peuple veut » – tout court ?
Cette formule « le peuple veut » a été utilisée dans les mouvements récents pour exprimer toutes sortes de revendications, des plus élémentaires jusqu'au fameux « le peuple veut renverser le régime », slogan le plus connu du soulèvement général. À l'origine, ce sont deux vers très célèbres d'un poète tunisien, qui sont au conditionnel, tandis que là l’affirmation est au présent. Ce que révèle le slogan, c'est l’irruption du peuple en tant que volonté collective sur la scène publique, le peuple en tant que sujet politique. Une grande masse d'individus qui depuis des décennies vivait dans des conditions de despotisme bascule aujourd'hui dans une ère révolutionnaire qui – comme je n'arrête pas de le souligner – n'en est qu'à ses débuts. Il s’agit d’un processus révolutionnaire à long terme.
Tu traites longuement des « modalités particulières du capitalisme dans la région arabe ».
On est face à une onde de choc révolutionnaire qui couvre une région particulière. Cela indique des facteurs communs spécifiques à la région concernée, qu'il s'agit d'analyser. Dans une démarche marxiste, on ne va pas se contenter des explications qui se réfèrent à des facteurs culturels ou au fait qu'il s'agit de soulèvements contre des régimes despotiques. Ces facteurs existent, certes, mais ils n'expliquent pas pourquoi cette explosion s'est généralisée de cette façon à ce moment précis de l'histoire. Dans une démarche marxiste, tu vas explorer les racines matérielles de l’explosion, les facteurs socio-économiques qui sous-tendent ce qu’il se passe. C'est la démarche que j'ai adoptée et je montre effectivement qu’il y a en commun à la région une situation socio-économique lamentable, avec le record mondial des taux de chômage détenu pendant plusieurs décennies. Ce n'est pas la crise conjoncturelle qu'on a en Europe, due en particulier à la politique économique allemande. Cela perdure depuis longtemps et témoigne d'un blocage du développement qui est particulier à la région, même quand on la compare aux autres régions de l'ensemble afro-asiatique, comme je le fais dans l'ouvrage. La question qui se pose, c'est : quelles sont les raisons de ce blocage ? Elles ne résident pas dans le capitalisme en général : en expliquant tout, cela n'explique rien. Les raisons du blocage résident dans les modalités particulières du capitalisme, du mode de production, du rapport entre l'économique et le politique dans cette partie du monde. C'est en tout cas ce que j'essaye de montrer.
Tu parles de régimes rentiers et clientélistes qui ont étouffé ces sociétés…
Il s’agit d’États rentiers et patrimoniaux et d'un capitalisme de compères, politiquement déterminé, où la part qui domine ne relève pas des « lois du marché » comme le voudrait le modèle idéal du capitalisme, mais plutôt des connivences et des connexions avec le pouvoir. Tout cela produit un blocage qui n'a cessé de s'aggraver depuis des décennies. Cela fait déjà pas mal de temps que l'on sent venir l'explosion et que l'on voit un bouillonnement social se manifester là où c'était possible, là où la répression ne rendait pas la chose impossible. On a vu une montée des luttes sociales, en particulier dans les deux pays où tout a démarré : la Tunisie et l'Égypte sont des pays qui ont connu dans les décennies qui ont précédé l'explosion actuelle une montée évidente des luttes sociales, et en particulier des luttes ouvrières qui témoignaient de ce potentiel explosif, qui a fini par exploser. L'immolation par le feu du jeune Bouazizi a été l'étincelle qui a fait exploser une situation, qui très évidemment était hautement explosive dans l'ensemble de la région.
Une pensée commune s’affirme selon laquelle les révolutions tunisienne et égyptienne ont été étouffées par les forces islamiques réactionnaires…
C'est une perception qui a prévalu après que les élections en Tunisie, puis en Égypte, ont abouti à l'arrivée au pouvoir de forces intégristes, de forces ayant fait de la religion leur fonds de commerce. Mais je crois qu'aujourd'hui beaucoup de ceux et celles qui ont pu être séduits par le discours religieux sont déçus. En témoigne l'ampleur de la résistance aux nouveaux gouvernements issus de la mouvance intégriste, et même la continuation, voire la montée, du mouvement social dans les deux pays concernés : la Tunisie et l'Égypte. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue la Libye, où les élections ont été proportionnellement bien plus massives, et ont abouti à une défaite des intégristes. En Égypte et en Tunisie, où on a eu des victoires des intégristes qu'il faut évidemment relativiser, surtout dans le cas tunisien, les populations s'aperçoivent très vite de l’incapacité de ces derniers à gérer la situation, à apporter ne serait-ce qu'un début de solution à la crise sociale qui est le problème fondamental. Les gens n'ont pas renversé des régimes uniquement parce qu'ils voulaient la démocratie et la liberté comme on l’a prétendu : le mouvement est parti, aussi bien en Tunisie qu'en Égypte, sur des bases sociales, avec des revendications sociales très claires, sur l'emploi, sur la justice sociale, sur la cherté de la vie. Les revendications étaient très claires, et c'est à ce niveau, qui constitue le moteur fondamental de l'explosion dans la région, que les intégristes n'ont aucune solution, aucune réponse à apporter. Ils ne font que continuer les politiques économiques, et perpétuer les structures socio-économiques qui existaient auparavant. Ils continuent les mêmes rapports avec les institutions financières internationales. Ils acceptent les conditions du FMI, avec autant de zèle que les régimes déchus. Cela produit ce que l'on voit : après cette première étape du processus révolutionnaire régional, on voit déjà se dessiner les contours de leur échec. La question cruciale qui se pose dès lors, c'est quel type d'alternative peut émerger.
Sur la Libye et la Syrie, beaucoup disent que ces soulèvements ont été récupérés par l'impérialisme et ne débouchent que sur le chaos et sur le désespoir.
Parlons d'abord de la Libye. On a beaucoup entendu dire, après l’intervention de l'OTAN, que le soulèvement avait changé de nature. D'aucuns en ont même tiré la conclusion qu'il fallait soutenir Kadhafi. Toutefois, le soulèvement libyen a fait la preuve de la conscience aiguë de sa souveraineté en refusant, dès le début, toute intervention au sol de troupes internationales. Ce qui a renversé le régime Kadhafi, c'est la guerre civile dans le pays, c'est l'insurrection de Tripoli. L'OTAN a certes contribué à la victoire militaire de l’insurrection, mais c'est celle-ci qui a remporté la victoire. Quand il y a renversement d'une dictature de type totalitaire en place depuis plus de quarante ans, d'une autocratie avec un côté ubuesque prononcé, quand un tel régime s'écroule sous les coups d’un soulèvement de masse, il y a toujours une situation anarchique et chaotique qui se crée. Chaque révolution passe par là. On peut en sortir s'il y a une direction centralisée du soulèvement révolutionnaire, ou si le régime est mis à bas par une armée révolutionnaire disciplinée. Ce n'était évidemment pas le cas en Libye. À défaut de directions qui correspondent à ce qu'on peut souhaiter d’un point de vue progressiste, c'est tant mieux dans les conditions actuelles de sous-développement politique de la société libyenne à cause de ce qu'elle a vécu depuis quarante ans. Aujourd'hui, il y a un bouillonnement formidable dans ce pays, auquel les médias ne s'intéressent absolument pas. Au-delà de la situation chaotique créée par les milices armées, mais on a connu cela dans beaucoup de situations, notamment au Liban en 1976, quand l'armée s'est écroulée dans la première phase de la guerre civile – la situation sécuritaire est remarquablement modérée par rapport à ce qu'on aurait pu craindre. On disait « Ça va être la Somalie », et c'est loin d'être le cas. Il y a un mouvement social qui émerge, des revendications politiques, des protestations politiques en permanence, y compris contre les groupes armés, une véritable explosion de journaux, de moyens d'expression, de prises de parole. Il y a même un mouvement de femmes, et une fédération de syndicats indépendants qui s'est créée en lien avec celle de l'Égypte. Le bilan est tout à fait intéressant. Cela dit, il est difficile de dire comment vont évoluer les choses. Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu un déblocage majeur de la situation en Libye.
Et pour la Syrie ?
L'attitude des puissances occidentales dans le cas syrien est très différente. Il n’y a qu’à comparer les gesticulations de Sarkozy sur la Libye, en toute hypocrisie, et l'absence de gesticulations de la part de Hollande sur la Syrie. Et ce n'est pas une question de différence fondamentale entre les politiques des uns et des autres. Les enjeux ne sont pas les mêmes, les risques et les coûts non plus. Il y a dans les deux cas une volonté des puissances occidentales de parvenir à un accord avec le régime en place. Ils l'ont tenté jusqu'aux derniers jours en Libye, en négociant avec le fils de Kadhafi. C'est ce qu'ils essaient depuis deux ans en Syrie. C'est pourquoi ils refusent de livrer des armes. Washington a refusé jusqu'ici toute livraison d'armes. Tout récemment, il y a semble-t-il un début de feu vert américain pour que les alliés de Washington dans la région puissent envoyer des armes, en réponse à l'obstination de Bachar al Assad qui continue à refuser une solution négociée qui aurait pour condition première sa propre démission. Le résultat est là. Cette attitude des puissances occidentales, face à la Russie et à l'Iran qui soutiennent pleinement le régime en place, a permis au régime de massacrer tranquillement depuis deux ans. On parle de 70 000 morts. Beaucoup disent qu'il y en a beaucoup plus. Le nombre des réfugiés est extraordinaire. La situation est absolument terrible. Quand on dit 70 000 morts, cela veut dire que le nombre de blessés est bien plus important. C'est une situation absolument tragique et il y a une complicité criminelle des puissances occidentales dictée par leurs propres intérêts, leurs propres considérations stratégiques. La même défiance qu'ils ont eue envers le soulèvement libyen, ils l'ont envers le soulèvement syrien, et même bien plus vu la situation géographique du pays. C'est cette attitude criminelle de l’impérialisme qu'il faut dénoncer si l'on veut être anti-impérialiste, et non pas l'insurrection comme d’aucuns le font.
Alors quels espoirs pour ce processus sur le long terme ?
À partir de l'analyse que je fais du soulèvement, la conclusion logique c'est que la seule issue positive serait l'émergence de directions s'appuyant sur le mouvement ouvrier et populaire et porteuses d'un programme de nature progressiste, axé sur la satisfaction des besoins sociaux et capable d’engager les pays de la région sur la voie d’un développement tenant compte des multiples dimensions que ce terme a acquis, un développement dans lequel l'État joue un rôle central, en contradiction absolue avec les dogmes néolibéraux qui dominent mondialement. La situation est inégale d'un pays à l'autre. La Tunisie est sans doute le pays où ce type d'alternative est le plus probable, potentiellement du moins, si l'on tient compte du rôle du l'UGTT et de sa combinaison avec le Front populaire, la coalition de la gauche en Tunisie qui est aujourd’hui à la tête de l'UGTT. Cette combinaison a le potentiel d'être la force dominante dans ce qui se passe dans le pays. Il faut que la gauche travaille à impliquer le mouvement ouvrier dans la bataille politique et comprenne la nécessité de l'affirmation d'un pôle de gauche indépendant, sur son programme social, sans mélanger les drapeaux avec des oppositions, qu’elles soient libérales ou, bien pire, composées de membres des régimes renversés. Avec de tels alliés, on ne saurait définir un programme de rupture avec les politiques néolibérales. Le même problème se pose en Égypte où il y a un potentiel représenté par le Courant populaire que dirige Sabbahi, le candidat nassérien qui est arrivé en troisième position au premier tour de la présidentielle, et le nouveau mouvement ouvrier, la Fédération des syndicats indépendants. Le même problème se pose, celui de l'affirmation d'une alternative de gauche, qui se batte sur le terrain social, sans que cela soit contradictoire avec des alliances plus larges pour la défense des conquêtes démocratiques. Il est important de mettre en avant une identité socio-économique différente des oppositions libérales ou d’ancien régime qui toutes ont en commun avec les intégristes au gouvernement de n’avoir pas d'alternatives aux politiques socio-économiques qui existaient auparavant. Faute de l’émergence d’alternatives progressistes, on court le risque de voir la crise provoquer des régressions réactionnaires.
En Europe, on a des responsabilités par rapport à cela ?
Effectivement, le mouvement ouvrier, la gauche radicale en tout cas, celle qui défend une alternative au système, doit tisser des liens avec les forces correspondantes dans le soulèvement régional. Ce n'est pas seulement un devoir internationaliste et altruiste, c'est dans le meilleur intérêt de la gauche européenne elle-même que ce qu’il se passe de l'autre côté de la Méditerranée débouche sur une radicalisation sociale. Des synergies peuvent s'établir aujourd'hui avec la crise qui secoue l'Europe, et la radicalisation en cours dans des pays comme la Grèce et l'Espagne.
Propos recueillis par Jacques Babel