Patrick Guillaudat est docteur en anthropologie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Amérique Latine. Avec Pierre Mouterde, il a publié un livre de référence sur le Chili des années de la dictature, Les mouvements sociaux au Chili (1973-19931). Plus récemment, il a co-écrit, toujours avec Pierre Mouterde, un livre publié aux éditions Syllepse et intitulé Les couleurs de la révolution2. Ce dernier travail nous emporte dans « le feu du brasier des mobilisations de la gauche et des mouvements populaires des Amériques latines et de la Caraïbe3». Nous avons souhaité l’interroger sur les moments marquants de l’histoire récente des gauches en Amérique latine.
L’Anticapitaliste : Les couleurs de la révolution est un ouvrage important pour toutE militantE qui s’intéresse aux résistances latino-américaines des dernières décennies et qui souhaite en tirer des enseignements stratégiques. On peut notamment s’interroger sur les tensions entre les dynamiques de résistance des mouvements sociaux (encore très puissants au cours de la dernière période) et les gouvernements dits progressistes, incarnés, au début des années 2000, par des personnalités charismatiques comme Hugo Chávez au Venezuela, Evo Morales en Bolivie, Rafael Correa en Équateur ou encore par le premier gouvernement de Cristina Kirchner en Argentine. Pourrais-tu revenir sur certaines de ces expériences, sur leurs spécificités et leurs relations avec les mouvements sociaux de chaque pays ? Quel est le bilan global que vous présentez dans le livre ? Quelles sont les potentialités et les limites des gauches anti-néolibérales en Amérique latine ?
Patrick Guillaudat : Dans la période qui a ouvert le nouveau millénaire, on se retrouve devant une « nouvelle » gauche qui, dans la plupart des pays, ne s’identifie à aucun des courants « historiques », que ce soit le communisme ou la social-démocratie. Elle puise ses références dans l’histoire continentale et même dans l’histoire de chaque pays. C’est une des raisons à notre long premier chapitre sur l’histoire « des gauches » en Amérique latine. On a montré, dans ce chapitre, qu’il y a deux causes principales à cette rupture.
La première est en partie spécifique au continent. La montée des luttes dans les années 1960 et 1970 a été stoppée par les dictatures de sécurité nationale qui ont plongé la plupart des pays, Chili, Argentine, Uruguay, Bolivie, Brésil, etc… dans les années noires de la répression. Pendant cette période, nous avons assisté à une répression d’une rare violence qui a décimé physiquement les militantEs de gauche et des mouvements sociaux. En même temps, au Chili en particulier, ont été expérimentées les recettes économiques du néolibéralisme avec sa vague de destruction systématique des droits sociaux. Ces deux points majeurs ont laissé une gauche exsangue.
Paradoxalement, les dégâts sociaux des politiques néolibérales ont été tels que la lutte pour la survie a donné naissance à de nouvelles solidarités, en particulier dans les quartiers populaires et les populations les plus pauvres. De nouveaux mouvements sociaux ont émergé à la fin du XXe siècle. C’est le cas du mouvement des pobladores au Chili sous Pinochet, des mobilisations indigènes en Équateur et en Bolivie, des mouvements de piqueteros et d’entreprises autogérées en Argentine. On pourrait multiplier les exemples. Ces mouvements sociaux combattaient à leur échelle les conséquences des politiques néolibérales, et leurs expressions sur le terrain des luttes ont souvent précédé la création de nouvelles forces politiques.
La deuxième raison de cette rupture est l’effondrement du Mur de Berlin. Les survivants des partis communistes, mais pas qu’eux, se retrouvaient orphelins entraînant dans leur sillage de nouvelles questions. Dès lors, les groupes politiques qui se sont créés dans cette période nouvelle se sont construits aussi bien en prenant appui sur les mouvements sociaux de chaque pays qu’en recherchant dans leur propre histoire nationale et continentale des points permettant d’élaborer une identité politique qui leur serait propre, détachée des « idéologies de la gauche européenne ».
En simplifiant, on peut dire que le chavisme est né du caracazo de 1989. Le MAS bolivien s’est principalement construit à partir des mouvements des cocaleros, de la « guerre de l’eau » et des mouvements indigènes. Le corréisme a profité des révoltes indigènes pour se construire autour du Buen Vivir, notion portée par les peuples indigènes.
Grâce à cette jonction entre luttes sociales et projet politique, les victoires électorales qui ont suivi ont apporté de réels changements dans la vie quotidienne des peuples concernés. L’augmentation du prix des hydrocarbures et des matières premières a facilité la mise en place des programmes sociaux, grâce à la forte croissance des rentrées de devises. La reconnaissance des droits des peuples indigènes, l’obtention de droits démocratiques nouveaux, de nouvelles Constitutions, sont de réelles avancées qui expliquent le soutien populaire qu’ont connu ces gouvernements, avec des présidents élus jusqu’à trois fois de suite.
Ces expériences montrent aussi la puissance d’un mouvement politique qui réussit à se construire grâce à l’apport des militants des mouvements sociaux et qui apparaît comme le débouché politique naturel des luttes sociales. Le MAS bolivien a été créé en 1997 et a accédé au pouvoir en 2005. Le MVR, ancêtre du PSUV au Venezuela, est fondé en 1997, un an avant la victoire de Chávez ! Quant à Alianza País, en Équateur, il naît quelques mois avant que son président, Correa, soit élu président de la République en 2006.
Ceci dit, ce renouveau a vite trouvé ses limites.
La première se situe dans le rapport entretenu entre les partis progressistes, une fois arrivés au pouvoir, avec les mouvements sociaux. Il oscille entre mise au pas clientéliste, comme au Venezuela et dans une moindre mesure en Bolivie, et répression voire criminalisation comme en Équateur.
La deuxième limite réside dans l’anti-néolibéralisme. Remettre en cause le néolibéralisme débouche le plus souvent sur une reprise en main partielle de l’économie par l’État, en particulier par la nationalisation de secteurs clefs, et en redonnant ses lettres de noblesse à l’État providence. Mais dans aucun des régimes progressistes, la domination de la bourgeoisie n’a été remise en cause. Elle l’a été à la marge, dans le cadre de la lutte anti-corruption par exemple, ou pour renationaliser des secteurs essentiels de l’économie. Jamais le rapport de soumission du salariat dans l’entreprise n’a été sérieusement questionné. Au mieux, des patrons « traditionnels » ont été remplacés par les directeurs nommés par le pouvoir politique. En bref, ces gouvernements progressistes n’ont jamais été anticapitalistes.
La troisième limite est celle du rapport à l’État. Trop souvent cette question est négligée à gauche. Or, une des leçons essentielles de Marx, surtout après la Commune de Paris, tient au fait que le pouvoir de la bourgeoisie, s’il est économique au cœur de la production, se prolonge aussi et en même temps dans un État et des institutions construits à sa mesure. Or, même dans l’expérience la plus avancée sur cette question, à savoir le Venezuela avec son État Communal, la réalité du pouvoir est restée concentrée aux mains du petit groupe dirigeant l’État central, dont l’autoritarisme de Maduro marque bien les limites.
Beaucoup de choses ont évolué depuis « l’âge d’or » des gouvernements dits progressistes, des expériences national-populaires et de gauche de la première décennie des années 2000 et puis de la puissante vague rose qu’a connue l’Amérique latine. La situation semble être beaucoup plus contrastée aujourd’hui : des gouvernements de centre-gauche ont certes gagné du terrain notamment en Colombie et au Brésil où le retour de Lula a permis d’éviter le désastre d’un deuxième mandat de Bolsonaro, mais le danger des forces néo-conservatrices reste aux portes et les gouvernements de gauche, mis sous tension par la crise économique, pourraient se révéler incapables de constituer un véritable contrepoids. Comment vois-tu les choses aujourd’hui ?
Avant d’en venir au danger néo-conservateur, il faut revenir au retournement de tendance qui a secoué l’Amérique latine. Le premier point c’est la chute rapide et prolongée des cours des hydrocarbures à partir de 2014. Dans les pays « progressistes », surtout de rente, cela a eu un effet catastrophique dans le financement des programmes sociaux. Le deuxième c’est le Covid-19 qui a fragilisé encore plus les économies latino-américaines et accéléré le processus enclenché par la crise ouverte en 2014 avec le retour d’un endettement massif. Le troisième c’est la multiplication des drames causés par le réchauffement climatique. Cette situation sociale dégradée a créé une vague de mécontentement et de défiance dans les populations, y compris au sein de l’électorat traditionnel des partis progressistes au pouvoir.
Grâce à cette conjoncture, les forces néo-conservatrices ont pu se développer dans de nombreux pays dirigés par des gouvernements progressistes, comme au Brésil et plus récemment au Chili. Mais cette croissance est aussi le résultat de la crise de direction au sein de la bourgeoisie, incapable qu’elle est de rétablir la totalité de sa domination. Les forces néoconservatrices deviennent ainsi des exutoires d’une colère sociale mais aussi et surtout une solution de rechange pour une fraction de la bourgeoisie. C’est en partie ce qui explique le poids électoral d’un Bolsonaro qui dépasse largement les quartiers chics. De plus, en Amérique latine, ce néoconservatisme s’appuie sur une forte tradition caudilliste et remodèle le discours populiste de droite.
Dès lors, pour assécher la vague néoconservatrice, c’est sur le terrain de classe qu’il faut se situer. Un gouvernement de gauche qui trahira les espérances populaires qui lui auront permis d’être élu favorisera l’émergence de forces néoconservatrices. Et ce qui est inquiétant dans la seconde vague de gauche, c’est la faiblesse du discours social et la prudence qui est mise pour éviter à tout prix toute confrontation avec la bourgeoisie.
Gustavo Petro, récemment élu président en Colombie, a clairement exprimé sa volonté d’union nationale et refuse toute caractérisation de gauche à propos de son gouvernement. Gabriel Boric, élu président du Chili, est en perte de vitesse en partie parce qu’il a voulu déporter des luttes sociales extrêmement massives sur le seul terrain institutionnel, dominé par la droite.
Jean-Luc Mélenchon en France a souvent revendiqué une proximité avec les expériences de certains gouvernements progressistes en Amérique latine comme celui de Hugo Chávez ou de Rafael Correa auquel il semble emprunter l’idée de « révolution citoyenne ». Y-a-t-il à ton avis de réelles affinités entre ces projets stratégiques ?
Il est très compliqué de déterminer ce qui relève de l’affinité réelle, stratégique, et ce qui relève de la posture « d’homme d’État ». Par exemple, Rafael Correa a lutté contre le mouvement syndical en Équateur, a dissous le principal syndicat de l’éducation, criminalisé les luttes sociales, faisant même entrer certaines formes de lutte dans le code pénal, sous la dénomination d’actes terroristes. J.-L Mélenchon n’en a pas dit un mot. On ne peut qu’espérer qu’il n’y a aucune affinité stratégique.
Mais l’affichage de JLM relève principalement de la géopolitique. Il apporte son soutien à des adversaires des USA, à des pays qui ont osé défier cet impérialisme, ce qui l’amène à être désespérément silencieux sur des politiques extrêmement critiquables menées par des gouvernements qu’il soutient.
Enfin, on ne peut ignorer que JLM s’appuie sur les théories du « populisme de gauche », élaborées par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, pour construire son courant politique. Or, une des particularités de ce courant est l’affirmation de la nécessité d’une incarnation du peuple derrière un chef charismatique, comme condition nécessaire pour arriver au pouvoir. On ne peut nier certaines correspondances entre JLM d’un côté et Correa, Morales ou Chávez de l’autre…
La question écologique, bien que présente dans les gauches latino-américaines, ne semble pas avoir produit des véritables changements politiques dans des pays où la pression venant de l’impérialisme nord-américain rend difficile une restructuration de l’économie. S’agit-il d’un angle mort des gauches latino-américaines ? Peux-tu nous en dire plus sur l’implantation des perspectives écosocialistes en Amérique latine ?
Si les conséquences des pressions étas-uniennes de toute sorte sont évidemment catastrophiques, il y a aussi ce qui relève des choix politiques. Desserrer l’étau signifie développer une économie qui produit pour la population et non pour le marché mondial qui, lui, accroît la dépendance du pays aux sanctions et à la spéculation.
Or les pays qui bénéficient de ressources dans leur sous-sol ont fait le choix de bâtir leur économie autour d’une production toujours plus élargie destinée au marché mondial. Alors quand la crise des cours des hydrocarbures a débuté vers 2014, ces économies ont été plongées dans la crise. Le Venezuela en est le cas extrême. La production de pétrole a servi à financer les programmes sociaux et la corruption. Mais jamais la rente pétrolière n’a été utilisée pour construire une économie de « subsistance » tournée vers le marché intérieur, aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. Dès lors, dès la crise de 2014 et encore plus avec les sanctions internationales, le Venezuela s’est retrouvé en pénurie alimentaire avec en plus un effondrement industriel.
Cette course effrénée à l’extractivisme pose aussi la question du modèle de développement que l’on souhaite. La pollution des sols, la déforestation, l’expulsion de populations, la corruption, la militarisation des zones de production etc. sont des constantes dans toutes ces zones d’exploitation, à des degrés divers en fonction des gouvernements en présence.
Alors, il est toujours étonnant que certains à gauche défendent un « extractivisme propre » au nom du progrès, oubliant que cette accélération de la production dans ce secteur renforce la primarisation des économies et leur dépendance externe. Qui plus est, cette exploitation accélérée du sous-sol se cumule systématiquement avec une production agricole de plus en plus tournée vers l’exportation, au détriment des cultures traditionnelles. Même en Bolivie, pays présenté comme le nec plus ultra de l’extractivisme propre, cette dérive existe, comme autour du lac Poopó, largement asséché par une irrigation excessive pour des cultures d’exportation et par l’accumulation de sédiments issus de l’extraction des minerais comme le cuivre, le nickel, etc. Ces résidus polluent et bloquent l’écoulement des eaux. La conséquence immédiate c’est que les populations locales, notamment les pêcheurs, ont perdu leurs sources de revenus.
Un projet écosocialiste est incompatible avec ces pratiques. Ce qui oblige à repenser la fonction de l’économie, à poser la question de la propriété et de l’utilité sociale de la production. Or, ces perspectives sont absentes dans les pratiques réelles des gouvernements « progressistes ». Une chose est de discuter du Buen Vivir, une autre est d’en tirer les conséquences politiques.
Une question sur la Bolivie nous semble incontournable car il s’agit d’un pays qui a nourri beaucoup d’espoirs pour les militantEs latino-américains et d’ailleurs. Quel est à ton avis le lien entre le gouvernement du MAS (Mouvement vers le socialisme) aujourd’hui et le premier gouvernement d’Evo Morales ? Le MAS a-t-il la capacité de résister aux pressions de la bourgeoisie néolibérale dans l’actuel contexte économique ?
Le deuxième mandat d’Evo Morales a été marqué par un point de bascule à partir de 2012 : l’affaire de l’autorisation de construire la route à travers la réserve de Tipnis. Alors que la Constitution prévoit une consultation des populations impactées avant tout projet d’exploitation ou de construction d’infrastructure, le gouvernement a fait le choix inverse ce qui a amené une première rupture entre le MAS et sa base sociale, en particulier au sein du mouvement des peuples indigènes. En même temps, il y a eu l’élargissement des possibilités d’exploitation des ressources forestières et des cultures d’exportation octroyées à l’agrobusiness. La conséquence la plus visible a été la dévastation d’une partie du pays par des mégafeux de forêts identiques à ceux de l’Amazonie brésilienne.
Enfin, il y a eu la tentative de Morales de déroger à la Constitution pour se présenter une fois de plus aux élections présidentielles. Après avoir perdu le référendum sur ce point, il a trouvé une argutie juridique pour pouvoir malgré tout être candidat.
Tout ceci ne pouvait que susciter mécontentement et démobilisation. Ceci explique la facilité avec laquelle la droite et l’extrême droite ont pu réaliser le coup d’État de novembre 2019 en contestant l’élection de Morales. La mobilisation ultérieure du peuple bolivien contre ce nouveau régime se comprend avant tout comme un refus populaire de revenir à des politiques néolibérales et racistes, marques du nouveau régime.
Porté par ces luttes, Luis Arce, candidat du MAS, est élu le 18 octobre 2020 dès le premier tour à la présidence de la République. Mais le MAS est en crise. De forts courants internes critiquent l’autoritarisme de Morales, devenu président du parti, crise aggravée par le conflit entre « ceux qui sont restés et ont résisté » et « ceux qui sont partis s’exiler » Au-delà, plusieurs projets politiques coexistent, entre un courant « modernisateur », un courant plus « indigéniste », et un courant plus radical. Dans une telle situation, rien d’étonnant à ce que le MAS soit secoué par des scissions dont la plus significative se déroule dans le Département de La Paz, où la majorité quitte le MAS suite à un refus de la direction de valider des candidatures à des élections locales. Situation délétère qui ne se limite pas à La Paz.
Malgré tout, le MAS apparaît toujours comme l’unique rempart face à une droite désormais dominée par l’extrême droite, dont le candidat a remporté aux dernières élections locales le département le plus riche, celui de Santa-Cruz.
L’Amérique latine est un continent très riche d’expériences très diverses de lutte et de résistance. Beaucoup de choses ont été tentées, de nombreuses expériences ont échoué tout en permettant de creuser des sillons vers l’émancipation. Quels sont les voix de l’Amérique latine que nous devrions écouter pour transformer la société ? Qu’as-tu envie de dire aux nouveaux militantEs qui nous rejoignent aujourd’hui et qui souhaitent se pencher sur l’histoire des gauches en Amérique latine ?
Tout d’abord, sur ton dernier point, et c’est ce que nous avons tenté de faire dans la première partie de notre livre, il ne faut surtout pas lire l’histoire de la gauche à l’aune des seuls régimes progressistes du XXIe siècle. Il faut revenir en arrière, comprendre les soubresauts de cette histoire des gauches en Amérique latine, à partir de l’évolution sociale, politique et économique de ce continent. Et cette histoire est extrêmement riche. Elle permet de tirer les fils qui nous amènent à la période actuelle. Elle permet aussi de comprendre que certaines catégories absentes ou peu présentes dans le discours européen resurgissent avec force là-bas, comme la question des peuples indigènes et donc de la « plurinationalité » ou de la dépendance à l’impérialisme notamment américain. Ce retour historique permet de situer aussi le degré de rupture entre la gauche des XIXe et XXe siècles d’un côté et celle du XXIe de l’autre, mais aussi le pourquoi de telles mutations. Cette démarche facilite aussi la mise au jour de certaines similitudes. Se souvenir par exemple du péronisme, courant national-populiste par excellence, et de sa lente mais permanente évolution vers la droite et l’autoritarisme pour aboutir à la dictature militaire de 1976. Car comprendre le présent grâce au passé, c’est nous préparer à affronter l’avenir.
Pour en venir aux voix de l’Amérique latine à écouter, il y a clairement le mouvement féministe qui, dans le cours de ses propres mobilisations, pose ouvertement la question du monde que nous voulons, en remettant en cause le pouvoir patriarcal, mais aussi le pouvoir en tant que tel, comme instrument de domination. Un exemple : les manifestations féministes monstres au Chili ont été déterminantes pour virer Piñera.
Il y a aussi le mouvement indigène. Bien que très divers dans ses objectifs politiques et ses formes d’organisation, il met à l’ordre du jour la survie de la planète et tire l’écologie politique vers une critique du capitalisme. Il le fait de plusieurs manières. D’abord en mettant au centre de son fonctionnement la démocratie à la base. Ensuite en contestant les politiques extractivistes qui ne sont malheureusement pas l’apanage des gouvernements de droite. Enfin en proposant à l’humanité de se réinsérer dans la nature à travers le concept de Buen Vivir.
Tu remarqueras que je ne cite pas le mouvement syndical ouvrier. Malheureusement, à part en Argentine avec le mouvement des entreprises autogérées et le Brésil avec les grèves de la métallurgie qui ont permis la création du PT (Parti des Travailleurs), ce mouvement a été décimé pendant les années noires 70/80. La montée du travail informel qui représente dans certains pays plus de 50% des travailleurs, la violente répression antisyndicale, la privatisation/liquidation des entreprises publiques, le chômage de masse, sont autant d’éléments qui ont brisé la radicalité du syndicalisme latino-américain. À cela s’ajoutent le repli corporatiste, comme celui de la COB (Centrale ouvrière bolivienne) en Bolivie, ou l’institutionnalisation, comme avec la CUT (Centrale unique des travailleurs) au Brésil ou la CBST (Centrale bolivarienne socialiste des travailleuses et des travailleurs) au Venezuela. Même si la voix du mouvement ouvrier latino-américain est peu audible en raison de sa faiblesse actuelle, de multiples expériences de luttes ouvrières se développent sur tout le continent. On doit les entendre et les populariser car elles participent à sa reconstruction.
Pour des Européens, analyser ces expériences du XXIe siècle à la lumière de l’histoire de la gauche latino-américaine, permet non seulement de mieux les comprendre mais surtout de trouver des invariants qui, à mon avis, sont planétaires.
Le premier, c’est que tout programme économique et social qui propose la justice sociale et une meilleure répartition des richesses devra se poser la question du renversement du capitalisme, sous peine d’être balayé par une bourgeoisie qui cherchera par tous les moyens à retrouver ses « dividendes perdus ».
Le deuxième, c’est la nécessité d’œuvrer à la construction d’une hégémonie politique qui renverse celle imposée par l’ordre bourgeois. Cela passe par un programme qui prenne en compte l’exploitation capitaliste, mais qui intègre aussi dans ses combats toutes les formes d’oppression, qu’elles soient sexuelles, raciales, etc.
Le troisième réside dans la concrétisation à l’échelle nationale des aspirations démocratiques que soulèvent tous les mouvements sociaux. Comment passer de la démocratie « à la base » à une démocratie nouvelle, à l’échelle d’un pays. Ceci pose automatiquement la question du renversement de l’État qui, par essence, est antidémocratique.
Autant de questions qui rejoignent celles qui se posent aussi dans les pays du Nord.
- 1. P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili (1973-1993), L’Harmattan, 1995.
- 2. P. Guillaudat et P. Mouterde, Les couleurs de la révolution, La gauche à l’épreuve du pouvoir. Venezuela, Équateur, Bolivie : un bilan à travers l’histoire, Sylepse, 2022.
- 3. F. Gaudichaud, « Penser stratégiquement les résistances latino-américaines », Contretemps, novembre 2022. https://www.contretemps…