Publié le Vendredi 19 février 2021 à 14h53.

L’État français et la Kanaky

Après le 2ème referendum sur l’indépendance de la Kanaky (octobre 2020), une nouvelle lutte importante est menée par les indépendantistes depuis décembre autour de la vente de l’usine Vale. Mais quels sont les intérêts (géo)politiques et économiques pour lesquels l’État et l’impérialisme français tiennent tant à conserver la mainmise sur la Kanaky ?

La France doit en partie son statut de « grande puissance mondiale » à ses dernières possessions coloniales : les Outremer. « Notre priorité partagée c'est de construire un axe indo-pacifique fort pour garantir à la fois nos intérêts économiques et de sécurité », affirmait E. Macron lors de sa venue à Nouméa en 2018. Et d’ajouter : « La France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie », ce qui résume bien cet attachement, fait d’intérêts économiques, militaires, stratégiques qui contribuent à la « grandeur » de la France. Il faut donc s’attendre à ce que l’État consacre un maximum d’énergie pour ne pas perdre cet atout, « quitte à lâcher un peu pour ne pas tout perdre ».

Ancrage militaire et influence diplomatique

L’Asie du Sud est devenue un axe géo-stratégique très important, les enjeux économiques se déplaçant de plus en plus vers le Pacifique. Toutes les grandes puissances y sont présentes pour sécuriser leurs voies d’approvisionnement. Les États cherchent à accroître leur influence économique, politique et militaire, et les dépenses militaires de la région Pacifique explosent. Or la Kanaky bénéficie d’infrastructures et de ressources importantes lui permettant de jouer un rôle majeur dans cette région.

La France y possède une base militaire importante (1 450 militaires). Ces implantations militaires sont le lien physique qui rattache le territoire à la métropole, située à 17000 km. En collaboration avec les États de la zone, ces bases permettent à la France de mener très loin de son territoire national des opérations de surveillance et de sécurité maritime, de secours aux populations, et potentiellement de guerre. Cela permet de renforcer des alliances, de tester ses matériels et de promouvoir l’armement français : l’Australie a ainsi commandé 12 sous-marins à la France en 2019.

Par ailleurs, la Kanaky et la Polynésie permettent à la France de participer à de nombreuses instances politiques du Pacifique, comme le Forum des îles du Pacifique, ou la Communauté du Pacifique Sud. La CPS a été créée par les puissances occidentales présentes dans le Pacifique, dans un but d’assistance scientifique et technique : elle est basée à Nouméa, et la France y siège, en plus de ses 3 territoires du Pacifique : Kanaky, Polynésie, Wallis et Futuna, et bénéficie ainsi de 4 votes.

La Kanaky sert aussi de base arrière pour un certain nombre d’instituts et d’agences françaises qui contribuent au rayonnement scientifique, technique et culturel de la métropole : AFD, IFREMER, IRD, CNRS, BRGM, Météo France, Forum francophone du Pacifique.

Intérêts économiques

La France possède une Zone économique exclusive (périmètre d’exploration et d’exploitation exclusive) de près de 11 millions de km2, le 2ème domaine maritime mondial après les États-Unis. Elle peut tout explorer et exploiter : sol, sous-sol, eaux et toutes les ressources qui s’y trouvent. Alors que la France métropolitaine ne représente que 3 % de cette surface, la Kanaky apporte à la zone maritime Française, 1,4 millions de km2.

Importations

Un tiers des importations de la Kanaky vient de France (produits alimentaires, appareils électriques…). La France donne des fonds publics et récupère en fonds privés (consommation des ménages dans les grandes entreprises françaises). Les Outremer, où la vie est chère, permettent à la France d’écouler les produits de ses multinationales. Enfermer la Kanaky dans une économie de comptoir permet de développer les monopoles. On inonde le marché de produits issus d’une production de masse et importée souvent moins cher que les produits locaux.

Par ailleurs, l’indexation des salaires élevée d’une partie de la population fait monter les prix : la cour des comptes elle-même a posé le problème des fonctionnaires d’État surpayés par rapport au coût de la vie sur le territoire.

Un autre type de flux financiers important du territoire vers la métropole est le rapatriement des profits des entreprises françaises et l’épargne des personnels d’État en Kanaky. Elle figure au 5ème rang des régions françaises productrices de richesses, loin devant les autres territoires d’Outremer.

Le recours à l’État entretient la dépendance

La droite calédonienne, ne voulant pas initier des réformes économiques et fiscales qui remettraient en cause les intérêts du patronat et des grandes familles (Ballande, Lafleur, Pentecost…) qui ont bâti leurs fortunes au début de la colonisation, a fréquemment recours à l’État français, par le biais de prêts. Cela entretient la dépendance vis-à-vis de la mère patrie.

Le Franc CFP

Le Franc Pacifique qui a cours actuellement en Kanaky, en Polynésie Française et à Wallis et Futuna fonctionne exactement comme le franc CFA. Il est émis par l’institut d’émission d’Outremer (IEOM, un établissement public français basé à Paris). Il est arrimé à l’euro ; l’État français en garantit la convertibilité sur la base d’une parité fixe et les calédoniens n’ont pour le moment pas leur mot à dire sur cette politique monétaire.

Favoriser l’immigration française

Déjà en 1972 la circulaire Messmer invitait ouvertement les français à venir en nombre en Kanaky, pour noyer le peuple Kanak en le mettant en minorité et éviter l’indépendance. Depuis le peuple Kanak est devenu minoritaire sur sa propre terre. Aussi lors des deux derniers référendums d’autodétermination, malgré le gel électoral qui empêche les votes des européens arrivés récemment sur le territoire, le non à l’indépendance l’a emporté par deux fois, même si le oui progresse de façon significative.

Le nickel

La Kanaky possède 8 % des réserves mondiales de nickel, et est le 6e producteur mondial. C’est est un minerai indispensable dans nos sociétés, et est utilisé dans de nombreux alliages tant dans l’électronique, la bijouterie, l’industrie lourde, les monnaies. C’est la principale ressource minière de la France, et l’un de ses atouts dans le Pacifique, la Chine étant son premier acheteur. L’un des grands exploitant, la SLN (Société le Nickel), est une filiale du groupe français ERAMET dont l’État détient 26 % des parts.

La vente de l’usine du Sud : intérêts des multinationales contre aspirations des populations locales

En décembre 2019, la société Vale Nouvelle-Calédonie qui exploite l’un des plus grands gisements de nickel du pays et une usine de transformation du minerai, dans la province Sud, (au total cela concerne près de 3 000 emplois, dont 1 500 emplois indirects) a annoncé vouloir quitter le pays et revendre ses parts. L’occasion pour les indépendantistes de faire revenir une partie des ressources minières dans le giron public, afin de garder le contrôle sur la politique de l’entreprise, à l’image du massif de Koniambo dont la province Nord (indépendantiste) est actionnaire à 51 %.

Depuis le début, l’État joue un jeu trouble, resté sourd à toute demande de discussion des indépendantistes. Alors que la sonnette d’alarme avait été tiré depuis des mois, S. Lecornu avait refusé de recevoir le collectif « Usine du sud = Usine pays » et de traiter le dossier lors de sa venue en octobre, puis une fois les actions lancées et la tension au maximum, il a tendu la main, bien trop tard, au FLNKS.

Aujourd’hui, les indépendantistes ont décidé de couper toute discussion avec l’État sur l’avenir de la Kanaky, tant que le dossier usine du Sud n’aura pas trouvé une issue sincère, transparente et qui s’inscrive dans le cadre de la sortie de l’accord de Nouméa. Les actions vont se multiplier jusqu’au 12 février, date de réponse de l’État sur la vente de l’usine.

Mais Vale NC (dirigée par le Français Antonin Beurrier), l’État et les partis anti-indépendantistes en ont décidé autrement. L’offre de reprise déposée par la Sofinor (société de financement de la Province Nord) et par un partenaire industriel sud-coréen, avec un projet d’actionnariat public calédonien à 56 %, a été écartée, au profit de l’offre du consortium « Prony Resources », mis sur pied par A. Beurrier lui-même, soutenu par l’État, et financé en grande partie par le négociant international Trafigura (tristement célèbre pour avoir déversé des déchets toxiques en Côte d’Ivoire, empoisonnant des dizaines de milliers de personnes1 et par des investisseurs calédoniens privés (probablement issus des grandes fortunes coloniales). Cette offre ne correspond pas du tout au modèle économique envisagé par les indépendantistes, et ne respecte pas les garanties environnementales. 

La mobilisation en opposition à cette reprise a pris une ampleur sans précédent depuis le mois de septembre. « Trafigura dehors », « Non au bradage de notre patrimoine foncier » font partie des mots d’ordre du collectif USUP qui rassemble les institutions coutumières, le FLNKS, le MNSK (mouvement nationaliste pour la souveraineté de Kanaky), l’USTKE (syndicat indépendantiste), et plusieurs associations environnementales.

Tous convaincus que la maîtrise des ressources, qu’elles soient minières ou autres, est bien un élément indispensable à la souveraineté d’un pays. Ces dernières semaines, suite à l’annonce de la signature d’un accord ferme entre Vale et Trafigura, les grèves générales, blocages, barrages, manifestations, se sont multipliés. Cette reprise est devenue emblématique de la domination coloniale de l’État et des investisseurs étrangers.

Désormais, J. Castex et le ministre de l’Outre-mer S. Lecornu cherchent à faire peser la responsabilité des « violences » sur les militants indépendantistes, niant le fait que c’est l’État qui nourrit ces mobilisations, par son soutien à la stratégie de Vale et de la province Sud, et son refus de négocier une reprise locale et publique de l’usine. Depuis ces actions, la répression est forte ; arrestations, peines de prison. Plus de 20 licenciements de militants ont été prononcés par Vale, dont l’USTKE a dénoncé l’irrégularité.

L’affaire de la reprise de Vale est en réalité une énième tentative de l’État et des anti-indépendantistes de faire obstruction au processus de décolonisation. Ils ont jusqu’ici affronté toutes les mobilisations en restant campés sur une seule position : finaliser la vente, et donner blanc-seing à Vale Monde; tout est fait pour que l’usine du Sud revienne sous contrôle de l’État et des intérêts européens.

Depuis deux mois, le bras de fer est engagé et la tension est forte

Ils revendiquent avant tout que l’État et la province Sud compétente en matière environnementale, exigent de la société Vale Monde une garantie sur les risques environnementaux, et le traitement des résidus de l’usine (30 à 45 millions de m3) ; et ils demandent une expertise indépendante et une enquête épidémiologique sur les travailleurs et les populations riveraines.

L’ICAN (l’instance coutumière autochtone de négociations) se demande « comment relancer un processus consensuel durable, avec une droite coloniale arcboutée sur un modèle libéral exacerbé, qui fait que les Kanak et les populations calédoniennes sont toujours après 130 ans spoliés du fruit de leur sous-sol. »

La tension est montée d’un cran le 2 février 2021 avec la démission des chefs des deux groupes nationalistes (UNI et UC-FLNKS) au congrès de la Nouvelle Calédonie, démission qui a entraîné la chute du gouvernement collégial (les indépendantistes disposant de 5 sièges sur 11 au niveau de l’exécutif), un nouveau gouvernement devant être réélu le 17 février. Il s’agit pour les indépendantistes d’une « initiative politique » liée à la crise de confiance qui s'est installée au sein de l'exécutif mettant à mal la collégialité, autour de la vente de l'usine du Sud, du budget primitif 2021 non voté et de l'absence de dialogue constructif avec l'État sur la prochaine consultation.

 

Sources : « Vers l’indépendance de Kanaky – Nouvelle Calédonie » de l’association SURVIE ; La voix de Kanaky (janvier-février 2021) ; Bulletin d’information de l’ICAN (décembre-janvier 2021).