L’État du Chiapas est l’un des plus enclavés et pauvres du Mexique. Aussi, lorsque, le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN, fondée en 1983) y prend par les armes le contrôle de plusieurs villes, il est impossible d’imaginer le retentissement de cette insurrection. Elle va pourtant marquer toute la seconde moitié des années 1990 et participer largement à la redéfinition de la gauche radicale à l’échelle mondiale.
Celle-ci est alors à un moment critique en termes de programme et de stratégie. La chute du mur de Berlin en 1989 avait définitivement clos la période du modèle dit du « communisme réel » issu de l’ancien bloc soviétique. Le néo-libéralisme semble triomphant et, malgré son absurdité, la théorie de la « fin de l’histoire » prédisant un modèle capitaliste moderne omniprésent sous la bannière étatsunienne envahit l’espace intellectuel. La date choisie par les zapatistes est directement liée à cette offensive néolibérale, puisque c’est celle de l’entrée en vigueur de l’ALENA, le grand marché commun de l’Amérique du Nord voulu par Georges Bush, avec l’arrimage du Mexique à l’expansionnisme étasunien. Comme en Colombie, les dernières guérillas mexicaines n’apparaissaient plus que comme des outils d’autodéfense désespérée de populations rurales surexploitées face à des États autoritaires et aux milices paramilitaires qui lui sont liées. Le Mexique, dirigé depuis 65 ans par le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) et longtemps considéré comme une « dictature parfaite », n’avait pourtant plus, depuis le tremblement de terre de 1985, la stabilité qui le caractérisait auparavant. Traumatisée par l’inaction étatique lors de cette catastrophe, la société civile mexicaine y avait progressé en auto-organisation et en confiance en elle-même, tandis que des alternatives politiques (le PRD, social-démocrate, et le PAN, ultra-libéral) semblaient possibles.
L’ouverture d’un nouvel espace politique
C’est ce cadre, apparaissant fermé aux alternatives révolutionnaires, que l’EZLN va faire exploser. Militairement, ce ne sont pourtant que quelques milliers de combattant·es mal armé·es qui vont « déclarer la guerre » au chef de l’État mexicain et tenir tête pendant quelques jours à son armée, avant de se retirer dans les forêts chiapanèques. L’objectif n’était pas une prise du pouvoir par les armes, considérée par les zapatistes comme à la fois impossible et politiquement néfaste (« Nous pensons que celui qui conquiert le pouvoir par les armes ne devrait jamais gouverner, car il risque de gouverner par les armes et par la force » écrivit le sous-commandant Marcos), mais l’appel à la société mexicaine. Pari gagné : face à la contre-offensive de l’État, ce sont la mobilisation massive du mouvement social mexicain et la solidarité internationale qui vont faire pencher la balance et transformer l’insurrection en un mouvement national aux répercussions mondiales. Un million de personnes manifestent à Mexico, imposant un cessez-le feu le 12 janvier et obligeant l’État à renoncer à tout écrasement immédiat de la rébellion.
Celle-ci, à travers ses « déclarations de la forêt Lacandone », propose des formes et mots d’ordre de lutte dépassant le Chiapas, autour des exigences essentielles de « travail, terre, toit, alimentation, santé, éducation, indépendance, liberté, démocratie, justice et paix ». L’EZLN annonce très vite renoncer à l’usage des armes et construire un mouvement d’autonomie vis-à-vis de l’État. Celui-ci va être réduit à mettre en place une guerre de « basse intensité » avec des périodes de négociations politiques (Accords de San Andrès de 1996, non respectés par l’État mexicain). L’EZLN en profitera pour entrer dans un dialogue riche avec le reste de la société mexicaine, expérimentant diverses tactiques en s’appuyant en permanence sur les communautés rurales zapatistes toujours mobilisées et extrêmement politisées.
En 1996, une tentative de front politique national (le FZLN) est faite, sans grand succès. Plusieurs « caravanes » zapatistes sillonnent le pays, s’appuyant sur la société civile et le mouvement indigène mexicain puissamment revivifié par les accords de San Andrès dont la reconnaissance des droits indigènes était un point clé. En mars 2001, pour défendre ces droits, 23 commandant·es zapatistes traversent le pays en une « marche de la couleur de la terre » pour se rendre à Mexico, accueilli·es par un soutien populaire massif. La comandante Esther pu prendre la parole au Congrès mexicain, image puissante d’une femme indigène s’adressant à tout le pays, avant que le gouvernement ne cesse tout dialogue et reprenne l’offensive militaire.
« Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain », au cœur des débats politiques
Parallèlement, les zapatistes renforcent l’autonomie de communautés vivant déjà partiellement en autarcie, sur une superficie correspondant à la Belgique, et regroupant autour de 200 000 habitant·es des « bases d’appui » zapatistes. Les institutions étatiques, colonialistes, corrompues et de piètre qualité, sont rejetées. Éducation (émancipatrice), santé (dans le respect des traditions de la population), électrification : c’est de façon autonome et avec l’aide de la solidarité internationale que les populations indiennes zapatistes vont désormais gérer leur quotidien tout en luttant contre les milices paramilitaires, la présence oppressante de l’armée, et de « grands projets » d’aménagement écocides comme le Plan Puebla Panama visant à un « développement » économique de l’Amérique centrale via notamment l’accaparement capitaliste de terres paysannes.
Ces espaces autonomes en échanges permanents avec les militant·es indigènes du pays, les actvistes urbain·es et le mouvement révolutionnaire international vont ainsi devenir des lieux de politisation et d’expérimentation démocratique enrichissant par la pratique les bases idéologiques de l’EZLN. Celles-ci, métissage de pensées marxiste, libertaire et amérindienne anticolonialiste vont à leur tour irriguer la gauche mondiale. Au-delà du poids médiatique du sous-commandant Marcos et de ses textes politico-poétiques, les zapatistes vont populariser des questionnements croisant anticapitalisme, antiracisme politique, anticolonialisme, écologie, internationalisme, féminisme. L’affirmation du respect des droits des homosexuel·les est un exemple frappant de la capacité de cette société en lutte, pourtant très influencée par le catholicisme, à se placer à la pointe des pensées émancipatrices. Accusé d’homosexualité par le gouvernement en 1996, Marcos répondra ainsi par un texte cinglant : « Oui, Marcos est gay. Marcos est un gay à San Francisco, un Noir en Afrique du Sud […] une femme seule dans le métro à 10h du soir […] Marcos est toutes les minorités non tolérées, opprimées, qui résistent, explosent et disent : “Ça suffit !” »
L’expérience zapatiste se plaça ainsi précocement au cœur de la redéfinition d’un projet alternatif et unificateur dans la gauche mondiale, intégrant concrètement des expérimentations progressistes : loi révolutionnaire des femmes (voir encadré), justice réparatrice et non-carcérale, système d’éducation émancipatrice…
L’acte de naissance de l’altermondialisme
Le soutien international à la lutte zapatiste sera pour celle-ci vitale dans son affrontement avec l’État mexicain. Mais il va de façon réciproque encourager un nouvel internationalisme concret qui nourrira largement les luttes suivantes. Dès 1994, des « observateur·rices » pour la paix se succèdent dans les communautés zapatistes pour empêcher les interventions militaires et paramilitaires. Encouragé·es par les appels des zapatistes, accueilli·es par un réseau associatif local et partageant concrètement le quotidien des populations indigènes en lutte, ce sont ainsi des dizaines de milliers de militant·es, souvent jeunes, qui découvrent concrètement la solidarité internationale, la violence du racisme et du colonialisme, les difficultés et la richesse de la construction d’un pouvoir politique démocratique et autonome de l’État. En 1996, l’EZLN organise en pleine zone autonome les Rencontres Intergalactiques pour l’humanité et contre le néo-libéralisme, où se retrouvent 5 000 militant·es issu·es de 42 pays. Ce « forum social mondial » avant l’heure sera suivi d’autres rencontres à l’échelle du mouvement social mexicain, indigène, ou international (Rencontres des peuples zapatistes avec les peuples du monde en 2006 et 2007). Si l’appel zapatiste à une nouvelle Internationale (la “Sexta”) n’aura pas de résultat probant, le Chiapas devint cependant un lieu de convergence et d’élaboration pour toute une génération militante : celle-là même qui va ensuite se retrouver autour de la vague internationaliste « altermondialiste » en s’opposant aux sommets des puissances capitalistes, parfois avec succès comme lors du G7 à Seattle en 1999, et proposer ses propres contre-sommets, le premier à Porto Alegre en 2001.
Une expérience toujours vivante mais affrontant de nouveaux défis
L’État mexicain n’a, trente ans après l’insurrection, pas réussi à mettre fin à l’autonomie des communautés zapatistes, malgré de nombreuses remontées de tensions et attaques parfois mortelles, souvent confiées aux paramilitaires, comme lors de l’assassinat du comandante Galeano en 2014. Pour nourrir l’internationalisme, lutter contre tout isolement et renforcer la formation de ses cadres et leur capacité d’élaboration, les Zapatistes ont organisé en 2023 les « voyages pour la vie ». N’hésitant pas à prendre position en faveur des peuples en lutte (récemment en soutien à Gaza), l’EZLN martèle cependant auprès de ceux et celles qui souhaitaient les soutenir un message simple : pour soutenir au mieux notre lutte, mobilisez-vous pour construire les mouvements révolutionnaires dans votre propre pays.
Mais dans un Mexique de plus en plus gangréné par la violence et les cartels de la drogue, de nouveaux défis se sont imposés aux communautés en résistance au Chiapas soumises à des attaques de plus en plus fréquentes. Après la mise en suspens de leurs activités publiques en novembre dernier, les zapatistes s’apprêtent à s’adresser à leurs soutiens à l’occasion du trentième anniversaire de leur insurrection. À l’image de notre planète en crise, le zapatisme a besoin du nouvel élan en lien avec les dynamiques internationales que nos luttes doivent construire d’urgence.