Le sinistre anniversaire du 7 octobre a été l’occasion de subir ce discours dominant sur ce qui est alors qualifié de « conflit entre Israël et la Palestine ». Simplifiés à l’extrême mais rendus complexes dès qu’on les réfute, les arguments servent surtout à légitimer un immense massacre - et certaines postures politiques en France.
Selon Salah Hamouri, dès que « la Palestine explose, le monde explose » et la guerre génocidaire renforcée depuis les attaques du 7 octobre a largement dépassé les frontières de Gaza en conséquences politiques, idéologiques et morales. Les débats autour du 7 octobre — son origine, son déroulé et ses conséquences — sont une bataille politique face à un narratif classique et efficace de la classe dirigeante pour légitimer une logique coloniale. Cette propagande arrive à obtenir l’inversion de culpabilité et transformer les bourreaux en victimes.
Origine : La théorie du ciel serein
Tous les commentaires sur la dynamique du conflit en situent le point de départ à l’attaque coordonnée de la branche armée du Hamas et d’autres groupes affiliés le 7 octobre 2023. Israël serait en paix et brutalement attaqué par un groupe terroriste qui n’aurait qu’une envie de tuer un maximum de juif·ves. Cette décontextualisation permet à l’État d’Israël d’être l’agressé et donc en « droit de se défendre » face à une menace mortelle.
Bien évidemment séparer les attaques du 7 octobre du contexte colonial est une manœuvre grossière pour dédouaner Israël de son écrasante responsabilité. La bande de Gaza a été « conquise » en 1967 (alors sous mandat égyptien) et est devenue un territoire occupé par Israël sous régime militaire. Gaza est historiquement une zone palestinienne qui a accueilli les réfugiés lors de la Nakba en 1948, celles et ceux qui ont fui les terres alentour. Sderot, Ashkelon et les villages autour sont construits sur des villages palestiniens vidés lors de la création de l’État d’Israël. Donc Gaza contient plusieurs camps de réfugiés depuis cette période. Gaza abritait jusqu’en 2005 des colonies israéliennes ; 35 000 colons sous surveillance permanente avec un accès privilégié à l’eau et aux ressources. Le coût militaire pour maintenir cette colonie s’est révélé prohibitif et en 2005 les colonies sont démantelées (et les colons indemnisés). De loin Gaza donne l’impression d’être une entité autonome mais ce n’est pas le cas. Suite à la victoire électorale du Hamas en 2006, Israël a organisé un blocus terrestre, aérien (mais l’aéroport avait été détruit en 2000) et maritime1. Ce blocus a transformé Gaza en une prison à ciel ouvert géante. La veille du 7 octobre ce sont près de 2 millions de personnes dont la moitié de moins de 18 ans qui vivent dans l’enclave. Le nombre limité de visas et les permis de travail limités à quelques milliers fait que près de la moitié de la population n’est jamais sortie des limites de la zone. Depuis le blocus il y eu plusieurs actions militaires meurtrières de la part d’Israël, 2006, 2009, 2014, 2021, 2022 chacune créant des centaines, voire des milliers de victimes et de blessés. En 2018 les habitants de Gaza organisèrent des marches du retour. Des manifestations pacifiques pour s’approcher et protester contre la barrière qui entoure leur vie. Les snipers israéliens firent plusieurs centaines de victimes alors qu’elles ne représentaient aucun danger.
Mais même par rapport à la « routine » coloniale, 2023 fait partie des années les pires. En début d’année, une coalition d’extrême droite raciste et violemment anti-palestinienne dirige Israël. Des pogroms ont lieu dans des villages de Cisjordanie et les colonies s’étendent. On dénombre 798 attaques de colons en Cisjordanie2 (contre 849 en 2022 et 496 en 2021). On a compté le nombre le plus élevé de destructions de structures (1 175) depuis au moins 2009 (chiffres OCHA) ainsi que l’augmentation record de l’expansion des colonies, 24 300 nouveaux logements dont 9 670 à Jérusalem Est. Le gouvernement avait également légalisé des avant-postes illégaux (9 en Cisjordanie début février 2023) il s’agit du « chiffre le plus élevé jamais enregistré depuis le début de la surveillance en 2017 » selon le Haut Commissariat de l’ONU. Et pendant tout le mois de septembre 2023, des personnes de tous âges ont été abattues en Cisjordanie et il y a eu plusieurs attaques militaires israéliennes à Gaza contre des manifestants.
C’est cela le « ciel serein »
Celui de la paix coloniale qui aurait été perturbée par l’attaque du 7 octobre. Il s’agit d’un contexte colonial brutal et violent avec une longue traînée d’attaques sanglantes et mortelles de la part de la puissance occupante. Tout cela sur une population prisonnière sans perspective politique que la mort à petit feu. Le ciel serein de la veille du 7 est celui de l’oubli des revendications légitimes du peuple palestinien sous la botte d’un occupant raciste3 et de plus en plus agressif.
Le 7 octobre : Pogrom antisémite ou lutte de résistance ?
Avoir ce contexte en tête permet de mieux comprendre les objectifs et les intentions initiales de l’attaque du 7 octobre. Le Hamas est un groupe politique créé en réaction à l’occupation coloniale en 1987. Il a une branche politique, une branche armée et défend un programme nationaliste palestinien. Ce groupe dirige de facto la bande de Gaza depuis 2007 (où il a été régulièrement élu en 2006) et une partie de ses cadres sont donc dans les rouages de l’organisation sociale à Gaza. C’est une organisation islamiste mais avec une agentivité qui lui est propre. Une organisation qui a mené des actions strictement dans le cadre de la lutte de libération nationale sur le territoire palestinien. L’ONU considère d’ailleurs que c’est une organisation de libération nationale. Les motivations du Hamas pour l’action du 7 ont été explicitées après coup : remettre les Palestiniens au centre de la discussion. L’action armée avait aussi pour objectif de faire des otages. En plus de ces objectifs, il y eut des assassinats de civils désarmés. Ces assassinats furent le fait de combattants armés mais aussi de personnes sortant des brèches ouvertes de la bande de Gaza. Plusieurs centaines de civils Israéliens, a priori non combattants, ont été tués ce jour-là. Un nombre inconnu de ces civils le sera par l’armée israélienne voulant empêcher leur capture par les Gazaouis. Au total 1 154 du côté Israélien seront tués ce jour-là dont 784 personnes civiles.
Ces attaques ont fait l’objet d’une couverture de la presse mondiale : « attaque terroriste, pogrom antisémite, pire massacre de juifs depuis la seconde guerre mondiale ». Il s’agit de faire le parallèle entre les attaques du 11 septembre 2001 ou encore celle du Bataclan. Mais pour cela il faut bien entendu ignorer le contexte colonial et mettre en avant la supposée barbarie des arabes, de l’islam et évidemment l’antisémitisme profond des masses arabes. Les parallèles entre le Hamas et d’autres organisations comme Daech sont là encore déployés. Les mensonges les plus délirants ont été mis en avant : viols de masse et systématique, bébés décapités ou mis au four pour ces exemples. En fait, comme nous venons de le voir, malgré le côté spectaculaire et inédit dans l’intensité de l’action du 7 octobre, elle reste très distincte des attaques comme celles du Bataclan. La situation de Gaza comme prison pour la première fois ouverte, les sentiments de colère face aux massacres précédents ont développé un esprit de vengeance tout à fait explicable dans le contexte de Gaza. Il est très rare que dans les situations coloniales comme celle-ci les populations civiles colonisatrices ne soient pas impactées. En ayant en tête la situation de Gaza, la proximité des villages prospères derrière la grille de sécurité ont clairement suscité des réactions de colère, de ressentiment, etc. très similaires par exemple à la révolte de Nate Turner ou aux conséquences de la révolution haïtienne.
Il reste que ce contexte n’est jamais mobilisé et l’empathie sélective se situe dans un élan correspondant à l’axe colonial : les mort·es Israélien·nes sont identifié·es à des personnes occidentales et les corps palestiniens massacrés, affamés et humiliés les jours, mois, années et décennies précédentes n’ont aucun poids.
Le dernier point de propagande concernant le déroulé du 7 octobre, c’est la caractérisation de pogrom antisémite. Ce point a été employé par une partie de la gauche française notamment. Comme on vient de le voir, si on met en contexte la situation à Gaza, le caractère de soumission coloniale saute aux yeux.
Comme l’antisémitisme est international, il est probable que les Palestiniens partagent une partie de ces préjugés sur les juif·ves. Mais Israël est un « État-nation du peuple juif » (comme il se définit formellement depuis 2018), les non-juif·ves sont des subalternes. S’attaquer à l’ordre colonial implique inévitablement de s’attaquer à cet État, ses structures et les personnes qui le défendent. Comparer cela avec l’antisémitisme européen notamment à l’époque des pogroms — des attaques sur les juif·ves effectués par les populations avec la bénédiction sinon le soutien de l’État et de sa police — relève de la déformation profonde. Comme indiqué précédemment, les actions des colons sur les villages palestiniens de Cisjordanie — dont le nombre a explosé — méritent le qualificatif de pogrom bien plus que les attaques du 7 octobre.
La mise en silence du contexte, les fabrications mensongères successives d’atrocités affroyables qui n’ont jamais eu lieu et la caractérisation des attaques du 7 octobre comme une attaque antisémite perpétrée par des islamistes antisémites, permettent donc de justifier idéologiquement ce qui s’est passé après. C’est-à-dire la guerre génocidaire.
Conséquence : l’effacement d’un génocide
À l’heure où nous écrivons, la « riposte » israélienne a causé la mort probable directe ou indirecte de plusieurs centaines de milliers de personnes, la destruction totale ou partielle des infrastructures de santé, des universités. Le parlement, les archives, des mosquées et églises historiques ont été détruites. « Plus de bombes ont été larguées et plus de décombres ont été créées à Gaza que dans n’importe quel autre conflit ayant fait l’objet d’études. »4 Plus de 70 % des habitations sont impactése. Les populations sont soumises à des déplacements forcés, la famine, les conditions climatiques et également la réapparition de maladies comme la polio. Les journalistes internationaux sont interdits dans la bande de Gaza et plusieurs centaines de journalistes palestiniens ont été tués (un grand nombre d’entre eux tués par les soldats israéliens alors qu’ils étaient facilement identifiables). Cela n’empêche pas d’avoir des témoignages, des vidéos des massacres commis par ces mêmes soldats. Certains sont même mis en avant par ceux qui les commettent : les réseaux sociaux pullulent de post de soldats israéliens se vantant de telle ou telle exaction — bien souvent des crimes de guerre. Le niveau de destruction est tel qu’il est estimé qu’il faudra plus de 60 ans pour revenir au niveau d’avant octobre 2023.
Il est pourtant toujours question du « droit à la défense d’Israël » dans la bouche des dirigeants occidentaux. Il est évidemment pertinent à ce stade de se demander : la défense contre quoi ? Et tout aussi clairement la vraie réponse ne sera ni le Hamas ni la résistance palestienienne mais l’existence même du peuple palestinien. En effet l’asymétrie militaire est telle, le fait qu’il est impossible qu’une organisation comme le Hamas puisse en l’état menacer militairement un État nucléaire comme Israël. Et concernant la menace « terroriste », bombarder et massacrer continuellement des civils est plutôt le meilleur moyen pour créer plus de menace terroriste, de soutien aux organisations armées, etc.
D’ailleurs on voit que le Hamas lui-même n’est pas la seule cible puisque la violence n’est pas restreinte à Gaza mais se répand également en Cisjordanie où les combats ont atteint une intensité inégalée depuis 2002 et où par ailleurs le nombre d’implantations a explosé au cours de l’année passée. Ce problème n’est pas cantonné aux territoires occupés, les villages de Bédouins sont régulièrement détruits dans le désert de Naqab alors que ce sont des citoyens israéliens. Beaucoup de Palestinien·nes de 1948 sont également sous pression et peuvent faire l’objet d’arrestation seulement pour avoir sur leur téléphone des vidéos de soutien à Gaza.
De manière générale, la société israélienne juive est peu opposée au génocide. « Que vos villages brûlent » est le refrain d’une chanson populaire. En effet, même s’il y a des mouvements contre le Premier ministre et pour la libération des otages, les attaques sur Gaza rencontrent peu d’opposition dans l’opinion. Le racisme anti-palestinien reste à des niveaux très élevés.
On arrive à donc à nier et effacer le génocide d’une population alors que celui-ci est filmé non seulement par les victimes mais aussi par les bourreaux. En plus de la déshumanisation et une absence totale des médias occidentaux, censurer le terme génocide est un outil de propagande central. « Accuser l’État juif de génocide, c’est franchir un seuil moral » avait déclaré en janvier Stéphane Séjourné alors ministre des Affaires étrangères. L’exceptionnalité du génocide juif est utilisée pour hiérarchiser et amoindrir le caractère génocidaire des autres génocides et donc nier celui en cours5.
Mais aussi cette bataille sur le terme s’articule sur des points techniques qui sont dérisoires compte tenu de l’ampleur et la nature du désastre. Il n’y a aucun doute sur la volonté des dirigeants israéliens de se débarrasser d’une manière ou d’une autre des populations de Gaza et surtout de Cisjordanie, et de fragmenter et faire disparaître la notion de peuple palestinien. La déshumanisation — le racisme anti-Palestinien — participe à la possibilité de nier le génocide dans les pays occidentaux6. Les dirigeants israéliens ne se sont pas privés d’utiliser ces termes et font écho au racisme anti-arabe et à l’islamophobie occidentale. Il s’agit d’une stratégie constante et continue de l’État israélien de se présenter comme un rempart occidental contre la « barbarie arabe »7. En fragmentant la société palestinienne, en l’appelant « arabe » et non palestinienne, les Israéliens donnent au racisme colonial un visage d’une homogénéité arabe essentielle qui permet de mobiliser à la fois le racisme occidental mais également le fait de justifier de les expulser vers d’autres pays « arabes ».
La base de la propagande entourant le 7 octobre est la négation du fait colonial pour rendre les attaques sans support autre que l’antisémitisme et la violence irrationnelle (« orientalisée »). Ce fait colonial ignoré permet à Israël de se présenter en victime. En outre, associé à ce fait colonial, lsraël mobilise le racisme anti-arabe et l’islamophobie pour perpétrer son génocide et continuer sa colonisation. Cette déshumanisation raciste a pour but de faire accepter l’horreur des massacres8.
- 1. T. Labica, Treillis Verbal. Revue L’anticapitaliste n°151, décembre 2023.
- 2. « Israeli military attacks Gaza Strip amid protests at border ». Site Aljazeera, 22 septembre 2023.
- 3. T. Labica Quelle histoire n’a pas commencé le 7 octobre ? Retour sur seize années d’enfermement de Gaza. Contretemps, decembre 2023.
- 4. Z Kovacs et G Lenoir Urbicide à Gaza : « Ils veulent faire oublier que nous vivions là ». Médiapart, 27 août 2024.
- 5. D Fassin Comment on fabrique le consentement au génocide à Gaza. Contretemps, septembre 2024.
- 6. H Hasal Il est temps de parler de racisme anti-palestinien en France. Contretemps, septembre 2024. L Mounzer Guerre d’Israël contre le Liban : racisme et indécence dans le traitement médiatique occidental. Contretemps, 25 septembre 2024. Mostapha Barghouti, Le droit d’être un peuple comme un autre, Orient XXI, 2 octobre 2024.
- 7. N Perelman, Democratic washing : le cas israélien. Yanni, 3 juillet 2024
- 8. M. Belmecheri-Rozental Gaza, stratégie d’invisibilisation d’un génocide. Yanni, 29 septembre 2024.