Publié le Dimanche 22 novembre 2015 à 21h23.

Roumanie : Sur l’incendie qui a déclenché la révolte

Par Florin Poenaru.  Le 31 octobre, pendant un concert de rock dans le club underground Colectiv à Bucarest, un incendie s’est déclaré, tuant 27 personnes et en blessant 200 autres. Après environ quinze jours, le nombre total de victimes atteint 541, tandis que plus encore sont toujours à l’hôpital dans un état critique.

C’est la plus grande tragédie de l’histoire récente de Bucarest, et ses effets sociaux se feront encore sentir dans un futur proche. À court terme, cet accident dramatique a déclenché une série de développements qui sont toujours en cours, et dont la portée est encore incertaine. Dans ce texte, j’essaierai de mettre l’accent sur certaines des forces sociales et des processus que cette tragédie à simultanément mis en lumière et qu’elle a ensuite dissimulés, et en particulier par la manière dont elle a été intégrée à un certain univers symbolique et rhétorique.

Alors que les dimensions réelles de la tragédie n’étaient pas encore complètement connues, le Président roumain l’a rendue publique et a proposé ce qui est depuis devenu le cadre principal pour expliquer ce drame : la corruption tue. Étant donné que le lieu dans lequel le concert s’est tenu manquait d’infrastructures et d’autorisations pour de tels événements et que les autorités regardaient ailleurs, la corruption de l’administration locale et de la classe politique en général a commodément été tenue pour responsable de tous ces morts. Une explication aussi immédiate faisait écho à ce qui est déjà le cadre le plus populaire en Romanie : les choses vont mal à cause de la corruption, et en particulier de la corruption de la classe politique dans son ensemble. Cette tragédie en était juste l’exemple ultime.

Après un jour de deuil et des marches silencieuses dans tout le pays en mémoire des victimes, les gens sont descendus dans la rue le lundi 2 novembre en grand nombre pour demander la démission du Premier Ministre, Victor Ponta. Bien évidemment, il n’y avait aucun lien direct entre lui et la tragédie, mais Ponta est depuis longtemps la personnification de tout ce qui va mal dans la classe politique, et de sa corruption en particulier. Accusé aussi de plagiat, Ponta a récemment été inculpé et il attend son procès pour corruption et abus de pouvoir. En fait, ses jours étaient déjà comptés depuis qu’il avait perdu les élections présidentielles il y a environ un an. Il a alors été mis en échec précisément grâce au discours anti-corruption et par un candidat qui semblait venir de l’extérieur, ou tout au moins des marges, de l’establishement politique actuel. Cette tragédie s’est alors avérée être le moment parfait pour se débarrasser définitivement du Premier Ministre, un fait calculé par le Président qui a proposé la corruption comme cause immédiate de la tragédie.

Par conséquent, ce qui semble être une soudaine et authentique explosion de colère consécutive à la tragédie était depuis le début conduit vers des buts politique très concrets et en lien avec la lutte prolongée qui s’est déroulée en Roumanie ces douze derniers mois. Avant cette tragédie, le Vice Premier Ministre Gabriel Oprea s’était déjà trouvé sous la lourde pression de la rue qui lui avait réclamé sa démission après qu’un policier de son escorte se soit tué dans un accident de la route provoqué alors qu’il avait enfreint la loi2. Oprea et sa fraction parlementaire étaient les seules raisons pour lesquelles le Premier Ministre Ponta était encore au pouvoir. Le cauchemar du Colectiv les a renvoyés côte à côte et a ouvert la voie à la nomination d’un nouveau Premier Ministre par le Président. 

Alors que la mise en scène de cette tragédie comme étant la conséquence de la corruption était en effet très puissant et qu’elle a continué à façonner la plupart des revendications mises en avant lors des protestations dans les jours qui ont suivis, la révélation des détails exacts de l’accident ont par la suite permis de proposer des interprétations alternatives et ont amené un nouveau lot de questions. Et de tels détails ne peuvent pas être simplement englobés dans un discours anti-corruption.

Par exemple, il est apparu qu’il n’y avait pas assez d’inspecteurs de la sécurité incendie en raison des coupes budgétaires dans l’administration publique résultant des mesures d’austérité imposées après la crise financière. En plus de cela, les dispositions légales avaient été considérablement assouplies dans les dernières années en faveur des propriétaires de commerces. La politique officielle de l’administration locale pour transformer le centre de Bucarest en un lieu de consommation et de loisir a permis aux entrepreneurs d’ouvrir des lieux avec très peu de vérifications officielles, et un investissement minimal dans les infrastructures. 

En outre, les détails révélés sur les personnes qui ont péri dans l’accident ont compliqué le tableau encore plus. L’une des victimes était la femme de ménage du club. Maria Ion était une femme sans-domicile fixe, mère célibataire de cinq enfants, qui avait attendu en vain pendant des années pour obtenir un logement social par la Mairie. Sa famille l’a obtenu après sa mort lors d’une émission de télévision pendant lequel ce qui était censé être un droit social s’est transformé un acte de charité. Le club l’employait illégalement, sans les documents appropriés, sans paye régulière ni assurance sociale. Et c’était la même chose pour le barman et le garde du corps qui travaillait là, tous les deux âgés d’une vingtaine d’années, et tous les deux morts dans l’accident. 

Le nombre de blessés a vite mis à rude épreuve les hôpitaux de la ville. Ils ont rencontré des difficultés à s’en sortir avec l’afflux de blessés graves, et les médecins et les infirmières ont dû être réquisitionnés et effectuer plusieurs gardes d’affilées pour venir à bout de la situation. Il est apparu très clairement que les hôpitaux de Bucarest sont en sous-effectif et absolument pas préparés à gérer les catastrophes d’une telle ampleur. Le service spécial pour les grands brûlés n’était pas encore en fonction au moment de la tragédie. Tout cela bien sûr n’est pas une surprise étant donné le nombre de médecins qui ont quitté le pays et les salaires ridicules offerts à ceux qui restent. Le système est sous-financé depuis 25 ans et la seule réforme proposée est la privatisation. Comme beaucoup de personne l’ont remarqué, il vaut mieux ne pas penser à ce qui se serait produit si cette tragédie s’était déroulée dans une petite ville de province du pays. 

Dans ce contexte, les familles des patients ont demandé à ce qu’ils soient soignés à l’étranger. Il peut s’agir d’une réaction sous le coup de l’émotion dans certains cas, et une demande impossible à satisfaire étant donné l’état des patients, mais il reflète néanmoins l’opinion publique qui pense qu’on ne peut pas avoir confiance dans le système médical local. Par la passé, le Président, le Premier Ministre et beaucoup d’autres personnalités officielles ont choisi de suivre des traitements médicaux à l’étranger révélant ainsi leur méfiance du système national.

Il est également apparu que beaucoup des personnes blessées, dont la grande majorité sont des étudiants ou gens qui travaillaient dans le club, n’avaient même pas d’assurance médicale de base, mettant en lumière une tendance largement répandue chez les jeunes sans-emplois et les travailleurs précaires roumains, qui vivent dans des conditions de précarité basique et de vulnérabilité qui habituellement restent cachées.

À la suite de la tragédie, et à la suite de réactions instinctives typiques de ce genre de cas, une série de contrôles et de déclarations officielles a dépeint une situation encore plus sombre. Il a été révélé par exemple que plus de 90% des écoles en Roumanie ne sont pas conformes à la réglementation anti-incendie. Même au regard la législation actuelle, pourtant très souple, ces écoles devraient être fermées. De la même manière environ 200 bâtiments de Bucarest, regroupant des cinémas, des clubs, des restaurants et des boutiques populaires, sont dans un tel état de délabrement qu’ils devraient être fermés sans attendre. Ils sont toujours en fonction. De plus, des dizaines de blocs d’appartements à Bucarest et des douzaines d’autres édifices menacent de s’effondrer en cas de tremblement de terre. Leur nombre exact n’en est même pas connu.

Alors que c’est politiquement productif et intellectuellement commode de faire peser la mort des gens du Colectiv sur la corruption, la pure vérité est que ces personnes ont été victimes du profond sous-développement de la société roumaine actuelle. La corruption ne peut être exclue tout court3, mais elle n’en n’est pas la cause. Il s’agit au contraire d’une conséquence des mêmes mécanismes qui ont contribué à la situation actuelle. La déréglementation, les politiques néo-libérales visant à réduire l’état au strict minimum et à privatiser les biens publics, la flexibilisation (sic) du code du travail et le démantèlement de tous les droits gagnés par la négociation collective, l’assaut contre les services sociaux et la diabolisation des « profiteurs d’allocations », le fondamentalisme de marché et le fétichisme de l’individualisme, du profit et de la réussite – pour faire court le consensus des années de transition – ont rendu inévitable la tragédie du Colectiv.

Dans ce genre de cas l’émotion est forte et les comparaisons fusent. Mais l’ampleur de la tragédie du Colectiv ne doit pas nous aveugler sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé, même si le nombre de victimes est sidérant. Quelques jours à peine après la tragédie de Bucarest une boulangerie à pris feu à Brasov. Un ouvrier a été tué et les autres ont été gravement blessés. Il s’est avéré que la plupart des ouvriers étaient piégés à l’intérieur car ils n’ont pas pu ouvrir les portes avec leur carte magnétique une fois l’électricité coupée. Pour la majorité des gens, les conditions de travail et les conditions de vie en Roumanie les rendent non seulement vulnérables et précaires, mais aussi presque entièrement jetable par le processus d’accumulation et de profit.

Dans ce contexte, il y a un profond et ironique paradoxe dans le choix des manifestants de demander la démission du gouvernement. En tant que politicien, Ponta se montrait réticent et incapable de rompre avec le consensus néo-libéral et ses politiques principales (le code fiscal, etc) étaient destinées à favoriser les patrons et le capital mondial. De nos jours, et c’est le cas dans toute l’Europe, un tel comportement n’est pas surprenant pour un social démocrate. Mais Ponta était capable de rompre avec les mesures d’austérité du gouvernement conservateur précédent et d’offrir un minimum de répit aux travailleurs et aux fonctionnaires. Il s’est aussi tourné vers des mesures keynesiennes plus libérales comme plus de réglementation de la part de l’état.

En poussant pour sa démission les manifestants qui dénonçaient les événements du Colectiv ont seulement ouvert la voie aux partisans du néolibéralisme et de l’austérité – les principales causes de la tragédie – et à leur retour au pouvoir lors des prochaines élections.

Traduit par Agatha, de la traduction anglaise de l'original croate.

  • 1. Le 22 novembre 2015, le bilan s'est alourdit à 60 morts.
  • 2. Ndt : Oprea utilisait des motards qui ouvraient la voie à sa voiture lors de ses déplacements, ce qui est contraire à la loi en Roumanie. Il a démissionné le 9 novembre 2015.
  • 3. Ndt : en français dans le texte.