Publié le Mercredi 27 février 2019 à 13h36.

« Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »

Film roumain de Radu Jude, 2 h, sorti le 20 février.

Il est difficile d’imaginer un titre de film moins commercial. Mais cette phrase a été prononcée par Mihai Antonescu, homme politique clef du gouvernement roumain durant les années 1941-1944, et l’un des principaux responsables de l’assassinat par l’armée roumaine de 15 à 20 000 Juifs à Odessa en 1941 et d’approximativement au total 300 000 Juifs et 30 000 Roms.

Contre une vision enjolivée de l’histoire

Dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale (et notamment en Roumanie), règne une vision de l’histoire qui peut schématiquement se résumer ainsi : avant la Seconde Guerre mondiale, le pays était en route vers la démocratie et la prospérité mais en 1945 sont arrivés les communistes qui ont imposé leur dictature. C’est à cette vision enjolivée de la Roumanie des années 1930 et 1940 que s’attaque ici Radu Jude, après avoir évoqué dans Aferim (2015) l’esclavage des Roms au 19e siècle. Mihai Antonescu était en effet ministre dans le gouvernement du maréchal Ion Antonescu, « Conducator » (autrement dit Führer) de la Roumanie entre 1940 et 1944. Contrairement à Pétain ou à Horthy en Hongrie, celui-ci n’a pas livré les Juifs des territoires sous l’autorité roumaine aux nazis, non pour les protéger mais pour accomplir sa propre extermination. L’armée roumaine (accompagnée de milices) a donc joué un rôle majeur dans les tueries. Les Juifs apatrides étaient anéantis en priorité, tandis que ceux restés roumains avaient plus de chances d’être épargnés.

Rappeler le massacre d’Odessa

Mariana, jeune femme metteure en scène, a obtenu un contrat d’une municipalité pour organiser avec de grands moyens (nombreux figurants, matériel…) un spectacle militaire. En fait, elle n’a pas du tout l’intention de représenter les soldats roumains en combattants de la liberté mais de rappeler le massacre d’Odessa. Le représentant de la municipalité, Movilà, s’en rend compte et lui signifie qu’elle aurait carte blanche pour représenter les atrocités communistes mais que là, ça ne va pas… 

Le film tourne largement autour de la confrontation entre Mariana, qui ne veut pas céder et Movilà qui menace et lui explique que, de toute manière, son spectacle ne sert à rien : des génocides, il y en a eu et il y en aura. Les figurantEs eux-mêmes ne sont pas dépourvus de préjugés antisémites et anti-roms. Pour la plupart des interlocuteurs de Mariana, il est inutile de remuer le passé et de diviser les Roumains. De plus, on ressort à Mariana le fait qu’une partie des Juifs a été épargnée (argument habituel de partisans de la réhabilitation d’Antonescu), ce qui suscite chez elle cette magnifique réplique : « Si un assassin entre dans une pièce où il y a 10 personnes et en tue 5, doit-on retenir qu’il a sauvé 5 personnes de la mort » ?

Un film excellemment joué et mis en scène

Mariana monte finalement son spectacle représenté sur une grande place. C’est grandiose et, croit-elle efficace, mais la majorité des spectateurEs vont applaudir frénétiquement les soldats roumains et ne pas réagir devant le meurtre des Juifs.

Le film est excellemment joué et mis en scène ; sa faiblesse est sans doute un trop grand intellectualisme et une certaine tendance au bavardage : Mariana n’est pas avare de citations de divers auteurs. Mais tout en tentant de dégonfler les baudruches historiques, Radu Jude ne se paye pas d’illusions : il faudra autre chose que des spectacles pour venir à bout des racismes.

Henri Wilno