A chaque anniversaire, le regard scrute l’horizon: toujours rien. Toujours pas d’enquête officielle sur l’implication de l’Etat français dans la catastrophe rwandaise. Rien, pas tout à fait. Car, depuis longtemps, «la tuerie [s’est] transform[ée] en guerre des discours»1). Contemporaine du crime, la propagande négationniste lui survit. Poursuivant «l’anéantissement des victimes»1 par d’autres moyens, ses adeptes ne désarment pas.
Chaque année voit ainsi paraître son lot de protestations scandalisées par les allégations de «blancs menteurs». Quand ce ne sont pas les tueurs eux-mêmes qui s’y collent2, c’est un journaliste, infatigable adepte de la «logique du chaudron»3, un écrivain, une universitaire (évaluant gravement l’impact de la pression démographique sur la terre dans le déclenchement du génocide)…
Mais, depuis 2010, les militaires eux-mêmes prennent la plume. Après le responsable de Turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade4, c’est au tour de l’un de ses subordonnés, le colonel Didier Tauzin5, commandant du 1er RPIMA (régiment d’infanterie de marine), promu général depuis lors, de défendre l’honneur de l’armée. Ce dernier terme laissera sans voix ceux qui croient savoir ce que les mots veulent dire.
Cela a dû paraître insuffisant néanmoins, car, impavides, neuf officiers ont, le 11 février, porté plainte en diffamation contre l’éditeur Michel Sitbon, directeur de la revue la Nuit rwandaise et de son site, et contre Bruno Goûteux, administrateur du site. Figurant sur la liste des vingt responsables militaires mis en cause dans le rapport Mucyo, leurs noms avaient été également repris, le 5 août 2008, dans le communiqué du gouvernement rwandais où ils côtoyaient celui de treize responsables politiques français. C’est pour avoir à leur tour diffusé le dit communiqué que M.Sitbon et B.Goûteux sont poursuivis.
Ce barouf indécent, s’il se nourrit de l’effet de suffocation et d’hébètement produit par le crime lui-même, ne prospère que sur notre ignorance et notre paresse à comprendre. Il serait impossible sans l’amnésie générale des crimes coloniaux et l’impunité assurée depuis toujours à leurs auteurs.
Mais –telle est la logique paradoxale du secret d’Etat– tant d’agitation finit par éveiller le soupçon. Cet incessant bavardage finit par faire entendre le murmure, tenace d’être ténu, d’une vérité qui croît.
Joëlle Gomez
1. Coquio Catherine, Commémorer, lutter contre le négationnisme et la banalisation du génocide des Tutsis, 7 avril 2009, http://aircrigeweb.free…
2. Ferdinand Nahimana, fondateur de la RTLM (radio télévision des Mille Collines) et Edouard Karemera, ministre du gouvernement intérimaire sont auteurs, respectivement, de Rwanda. Les virages ratés et du Drame rwandais l’un et l’autre édités aux mystérieuses «Sources du Nil».
3. Contée par Freud pour illustrer le mot d’esprit, l’histoire oppose deux voisins dont l’un a emprunté un chaudron à l’autre avant de le lui rendre… troué. Devant les protestations du second, le premier fait valoir que le chaudron était déjà troué (1); qu’il n’a jamais emprunté de chaudron (2); qu’il n’y a pas de trou (3).
4. Opération Turquoise. Rwanda 1994, Perrin, 2010
5. Je demande justice pour la France et ses soldats, Eds Jacob-Duvernet, 2011